2.2.2.4. Renvois

Outre les renvois graphiques [208] et dérivationnels, [209] il y a un troisième type de renvois que l'on peut qualifier de sémantiques. L'article destinataire peut contenir tout le traitement du mot-adresse de l'article destinateur. C'est le cas, par exemple, de BARONIE, sous-vedette de BARON (ND 1573). Dans la nomenclature, le lecteur est renvoyé à BARON ("voyez Baron"), où, dans un article dense de 88 lignes, baronie (en fait Baronnie) se rencontre deux fois: une première fois (ligne 11) comme unité de traitement ("Baronnie, pour toute la noblesse & assemblee des vassaulx, & gendarmerie d'un Prince") et une seconde fois (ligne 39), dans un sens territorial, comme élément du traitement de BARON ("la marque plus commune dudict Baron est auoir trois Chastellenies ... dedans sa Baronnie"). L'article destinateur, traitant le mot-adresse, peut renvoyer ailleurs pour un complément d'information. Ainsi, s.v. Escu: "A cause dequoy, & Escu, pour Blason, Blason pour Escu se trouuent maintesfois vsurpez, voyez Blason" (ND 1573). Ce genre de renvois est souvent réciproque: AGUILLE et ESGUILLON se renvoient l'un à l'autre (E 1549), ainsi que HEUR et HEUREUX (N 1606), INTRODUIRE et INTRODUCTION (N 1606). L'article destinataire peut ne contenir aucune information sur le mot qui est l'objet du renvoi: BADAUT (N 1606) renvoie à ABBAIER; pourtant, s.v. Abbayer, on ne trouve rien de pertinent.

Les composés sont souvent l'objet d'un renvoi, ceux en re- de façon assez systématique. Le préfixe RE ayant droit à un article analytique (E 1549), les composés qui le suivent dans la nomenclature sont traités tantôt dans leurs propres articles, tantôt dans celui du radical, du moins en intention. Ainsi, REBAISER, REBANNIR et REBANQUETER renvoient respectivement à BAISER, BANIR/BANNIR et BANQUETER, qui ne donnent pas les formes des composés. REBAISER (etc.) est donc traité par la confrontation des articles RE et BAISER (etc.). [210]

2.2.2.5. Interprétation diachronique

En l'absence d'une analyse sémique, le sens d'un item de nomenclature est souvent confus pour le consulteur moderne, quand il ne l'était pas pour l'usager du seizième siècle. Lors de l'élaboration de son Thesaurus, Estienne fit montre d'une préférence marquée pour les exemples d'emploi comme procédé de délimitation sémantique du latin classique, plutôt que de se servir d'interprétations. [211] Il faisait ainsi preuve d'une sage prudence, ayant bien conscience des dangers de l'interprétation diachronique. Par une ironie du sort, la premiere édition du Dictionaire françois-latin, présentant de fait une nomenclature sans presque aucune interprétation mais illustrée par une abondance de contextes phraséologiques largement trompeurs, [212] incite le consulteur moderne à une interprétation subjective et suspecte. Après les erreurs de consultation déjà notées, [213] mentionnons encore un ou deux cas informateurs.

L'article TABLE dans E 1539, mal connu des historiens de la langue et déjà commenté ailleurs, [214] nous fournit un cas type. Le FEW donne pour table ronde la définition "pétrin", qui serait attestée pour la première fois dans Estienne 1549. [215] Or, l'entrée textuelle, qui remonte en fait à E 1539, et, au-delà, au dictionnaire latin-français, est la suivante: "Table ronde, ou ung rondeau de patissier, Magis". S.v. Rondeau, on lit: "Vng rondeau de patissier, Magis", ce qui ne nous éclaire pas davantage. L'article MAGIS dans DLG 1538 est plus utile: "Vng may a pestrir pain. C'est aussi une table ronde, ou ung rondeau de patissier ... Vng plat de patissier". Donc, TABLE RONDE semblerait être un synonyme au moins partiel de "rondeau de patissier", comme on pouvait déjà le penser dans E 1539, mais ne signifie pas "may a pestrir pain", ne veut donc pas dire "pétrin". De retour dans le Dictionaire francoislatin, UNG PLAT DE PATISSIER (s.v. Plat) donne simplement "Magis". Cotgrave 1611 pour TABLE RONDE dit: "a little round boord wheron the Pastissiers carrie their Pies, and Tarts from place to place" sens qui diffère de celui de RONDEAU DE PASTISSIER: "A round and flat boord whereon Pastissiers doe raise their Past and Pies", les deux différant encore de l'acception donnée pour PLAT DE PATISSIER: "A round, and flat footlesse Panne of tinne, wherin pies are kept warme at the ouens mouth, after they be fully baked" . Sainliens 1593 n'avait sur ces trois entrées que la deuxième, à laquelle il trouvait pourtant un sens bien différent: RONDEAU DE PATISSIER "Cookes rolling-pinne". Monet 1635 ne répertorie pas table ronde mais il fait figurer magis parmi les équivalents latins traduisant les entrées suivantes: "Table ... à seruir patisserie" (s.v. Table), "Rondeau, ais rond, tablete, ecofraie ronde de patissier, à tenir, & porter la patisserie" (s.v. Rondeau), "Mai ... à faire la pâte" (s.v. Mai). Comme le fait remarquer R.-L. Wagner, "chaque lexicographe (sauf lorsqu'il plagie un devancier) découpe la réalité d'une manière qui lui est propre". [216] Le lecteur moderne, à la merci du lexicographe qu'il choisit de consulter, a l'embarras du choix des interprétations lorsqu'il confronte les différentes opinions exprimées. Dans le cas présent, le choix du sens "petrin" pour TABLE RONDE semble exclu, compte tenu des articles de DLG 1538 et de Cotgrave (celui-ci étant le seul à en faire une analyse detaillée).

Brandon, dans son étude sur le Dictionaire françois-latin, a l'occasion de dire, à propos de LAISSER: "Cet article /./ illustre dix usages différents du verbe. La division en paragraphes n'indique pas toujours les nuances de signification dont il est donné exemple. Ainsi pour laisser, tandis que les locutions représentent dix nuances, il n'y a que quatre paragraphes". [217] L'affirmation de Brandon reste sans valeur puisqu'il ne dit pas quelles sont les dix nuances représentées par les 49 locutions de l'article LAISSER. Nicot n'y touche pas; Cotgrave ne retient aucune des locutions d'Estienne et, pour LAISSER, donne douze équivalents: "To leaue, relinquish, lay apart, set aside, put off, let alone, forgoe, let goe, forsake, abandon, giue ouer, omit". Ch. Muller met en garde l'analyste quand il dit: "on voit les difficultés croître quand on quitte le domaine relativement clair des substantifs pour pénétrer dans la forêt des verbes courants, riches en associations variées: prendre, faire, rendre, donner, etc.". [218]

Mentionnons, enfin, les modifications qui peuvent se produire dans le traitement d'une adresse, d'une édition à l'autre du dictionnaire. Par exemple, LAICTAGES chez Estienne:

Ou encore s.v. Fan; E 1539 donne: ce qui devient dans N 1606: Outre une évolution sémantique du mot fan/faon, faisons la part également du rôle métalinguistique des items d'Estienne et de la tendance généralisante de leur premier terme nucléaire (ici fan/faon). [220]

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