1. Provenance du dictionnaire et filiation des éditions

1.1. Le Dictionaire françois-latin de Nicot et Dupuys

Jacques Dupuys imprima les troisième (1564) et quatrième (1573) éditions du Dictionaire françois-latin de son beau-frère, Robert Estienne. Dupuys avait l'intention de publier une cinquième édition, en mettant à contribution, comme pour la quatrième, les écrits de Jean Nicot : « [...] & dedans brief temps vous l'aurez en main : ce que le seigneur Nicot m'a octroyé, pour en retirer & recueillir ce & tant qu'il me plaira. » [1]. Dupuys mourut avant qu'une nouvelle édition ne parût, laissant un dictionnaire essentiellement bilingue, marqué par un certain nombre d'articles monolingues concernant avant tout des termes de marine provenant d'un traité de Nicot. Deux « cinquième édition » virent le jour. L'on connaît l'orientation monolingue érudite développée par Nicot dans son Thresor de la langue françoyse de 1606 [2]. Le titre « Dictionaire françois-latin » continua à prospérer dans une série de rééditions plus modestes commencée par Jacob Stoer à Genève.

1.2. Jacob Stoer

C'est l'édition la plus complexe. Réédition genevoise du DFL de 1573, elle est revue et augmentée à plusieurs reprises par, semble-t-il, l'imprimeur Jacob Stoer [3]. Elle passe en France où elle est corrigée pour le détail à Paris et est enfin réimprimée par deux fois à Rouen.

1.2.1. Stoer 1593

En 1593 parut « LE GRAND DICTIONAIRE François-Latin [...] DE L'IMPRIMERIE DE IACOB STOER ». Pour le reste, la page de titre reproduit fidèlement celle de 1573 qui annonçait l'addition de « mots de Marine, Venerie [et] Faulconnerie ou Volerie » (voir image de la page de titre originale). La préface de « L'imprimeur au lecteur » est plus informative :

Le reste de la préface reprend celle de 1573 pour signaler ce qui avait constitué l'originalité de l'édition de Dupuys.

1.2.2. Stoer 1599

La réédition de 1599 (voir titre) est vraisemblablement la première depuis 1593 [6]. La préface, reprise de la précédente, ajoute les éléments suivants :

1.2.3. Stoer 1603

Il y aurait eu une réédition entre 1599 et 1603 ; celle de 1603 (voir titre) dit dans la préface (dans l'ensemble conforme à la précédente) :

Or, cet abrégé anonyme de 24 pages (« COMPENDIVM GALLICAE GRAMMATICES ») manque à la réédition de 1599 [7]. La préface continue :

L'essai (« ESSAI DE PROVERBES & manieres de parler Prouerbiales en François, Auec l'interprétation Latine »), non-signé également, occupe 30 pages et suit « LES NOMS DES PEVPLES ». Ces deux additions sont aussi annoncées dans le titre : « AVGMENTÉ [...] de plusieurs [...] Prouerbes & sentences Prouerbiales : ITEM, d'vn abregé de la pronontiation & Grammaire Françoise ». La préface introduit un autre élément nouveau ; après la mention de l'emploi de différentes marques pour signaler les mots français ajoutés ou surannés, et les dictions latines défaillantes, Stoer ajoute : « Il y en est entré beaucoup d'autres non marquées, auec grand nombre de dictions & belles phrases omises es precedentes editions. »

C'est sur cette réédition que se fonde l'édition de Marquis de 1609.

1.2.4. Stoer 1606

Après 1603, il y a une bifurcation : en 1605, le dictionnaire est réimprimé à Paris, tandis que Stoer imprime en 1606 une dernière version genevoise. Regardons d'abord celle-ci. Le titre est légèrement modifié :

La préface (qui ne supprime rien de la version de 1603) ajoute après l'indication, introduite en 1603, des additions non marquées :

Une autre remarque ajoutée à la préface qualifie l'Essai de proverbes « augmenté en ceste Edition nouuelle ». Cette réédition resta sans suite et ses additions ne seront reprises par aucune autre impression ou édition.

1.2.5. Stoer 1605, 1609, 1610

L'imposture s'installe. Jean Du Carroy, imprimeur de la réédition parisienne de 1605, signe de son nom la préface qu'il prend telle quelle dans l'édition de 1603. Le titre garde toutes les formules du précédent et ajoute : « Reueu & corrigé de nouueau, en ceste derniere Edition. » [8]. C'est cette impression qui servit de base aux éditions de Baudoin (1607) et de Poille (1609) [9]. Elle fut rééditée deux fois à Rouen, en 1609 et 1610. Les impressions rouennaises sont strictement identiques à celle de 1605 [10]. En 1610, l'imprimeur, Robert de Rowes, sans doute pour favoriser la vente de cette édition supplantée par celles de Marquis et de Poille, remania entièrement la page de titre en empruntant divers éléments à différentes pièces de Nicot-Dupuys 1573, Stoer 1605 et Baudoin 1607 [11].

1.3. Claude Morillon

Claude Morillon, imprimeur lyonnais, donna deux éditions du GDFL : le « NOVVEAV DICTIONNAIRE FRANÇOIS-LATIN [...] Oeuure cueillie és escrits des plus Doctes, & entre autres de M. NICOD, & soigneusement reueuë par IEAN BAVDOIN » en 1607 et « LE GRAND DICTIONAIRE FRANÇOIS, LATIN, ET GREC [...] PAR IAQVES VOVLTIER I.C. » en 1612.

1.3.1. Baudoin 1607

Basée sur Stoer 1605, cette édition (voir titre) reprend le titre de celle-là en y ajoutant les éléments nouveaux suivants :

Il n'est nulle part ailleurs dans les pièces annexes mention de Baudoin. En 1608, l'édition de Baudoin se vend avec un titre rafraîchi.

1.3.2. Voultier 1612

Pour rajeunir son édition de 1607, Morillon emprunte en 1612 (voir titre) la page de titre rouennaise de Stoer 1610 en y ajoutant deux éléments nouveaux :

et

La préface au lecteur dit ceci :

Les chapitres annexes sont les mêmes que dans Baudoin 1607 (Compendium gallicae grammatices, Recueil des arts liberaux et mestiers, Traicté des paroemies proverbiales, et Abregé de proverbes). Morillon tire une nouvelle page de titre en 1613 et en 1614.

1.4. Poille 1609

En 1609, paraissent les deux éditions du GDFL les plus importantes sur le plan du lexique, celle de Marquis à Lyon et celle de Poille à Paris. Cette dernière est souvent confondue avec l'édition de Stoer [13]. La raison de ceci n'est pas difficile à trouver. L'imprimeur parisien, Jean Du Carroy, ayant en 1605 réédité le GDFL de Stoer [14], en aurait donné un exemplaire à revoir à Guillaume Poille ; en 1609, il imprime le texte ainsi augmenté. Dans l'extrait du privilège daté du 14 janvier 1609, nous lisons :

Le nom de Poille n'apparaît pas sur la page de titre, qui est essentiellement celle de 1605 ; la préface aussi. Comme les autres pièces annexes – la vieille épître dédicatoire de Dupuys, et les Compendium, Noms des peuples et Essai de proverbes donnés par Stoer – sont toutes fidèlement reproduites et que l'extrait du privilège est supprimé dans les réimpressions de 1618, 1625 et 1628, l'illusion superficielle d'identité est créée.

Il y a pourtant des différences liminaires. Dans sa préface, Du Carroy indique ses intentions :

et le voilà habilement relancé dans la préface de Stoer. Les augmentations sont annoncées sur le titre et dans la préface. À la place du « reueu & corrigé de nouueau » du titre de Stoer, nous lisons :

La préface remplace « vn nombre infini » par « vn million ».

L'édition de Poille est réimprimée sans presque aucun changement à Paris en 1614 et 1618, et à Rouen en 1618, 1625 et 1628 [16].

1.5. Marquis 1609

L'édition de Marquis, due à « vn petit & malostru escholier » [17], est la plus informative de toutes les éditions du GDFL. Pierre Marquis, « estudiant ez lettres humaines au College du Dauphin à Vienne » [18], se donne beaucoup de mal pour expliquer l'histoire de la copie du GDFL qu'il remet en 1608 à Jean Pillehotte, marchand libraire de Lyon. Le premier janvier de cette année-là, il écrit deux lettres explicatives, l'une à Pillehotte, l'autre à Messire Pierre de Villars, « CONSEILLER DV ROY EN SES CONSEILS PRIVÉ & d'estat, & n'agueres Archeuesque & Comte de Vienne » [19]. Les deux sont reproduites dans le dictionnaire qui paraît l'année suivante [20]. La seconde nous apprend que :

Pierre Marquis revoit donc le GDFL en notant à leur place sur un exemplaire de Stoer 1603 [24], des mots et expressions français tirés des notes de Jean Marquis, son père, et des annotations que Claude Guichard avait faites sur un exemplaire de Nicot-Dupuys 1573 ou de Stoer 1593 [25]. Le 9 juin 1608, Pillehotte obtient le privilège de faire imprimer le « GRAND DICTIONAIRE, François-Latin, faict Premierement par M. NICOT [...] & augmenté de plus de six mille dictions ou Phrases Françoises par M. GVICHARD [...] le tout mis en son ordre : Par M. PIERRE MARQVIS », et l'imprimeur, Claude Larjot, achève l'impression de « ce beau & grand Dictionaire » [26] le 15 décembre 1608. Le dictionnaire paraît chez Pillehotte l'année suivante.

Pour ce qui est des assertions faites en faveur de l'édition, nous lisons sur la page de titre, en plus des formules de Stoer 1603, qui sont toutes plus ou moins gardées telles quelles :

Cette dernière affirmation est répétée dans la postface de l'imprimeur, qui précise qu'il a « aduisé de marquer à la marge toutes les dictions, ou phrases qu'on y a adiousté de ceste estoille * », et encore, comme nous l'avons vu, dans le privilège, où les six mille éléments sont attribués à Guichard.

Quant à l'identification de la réédition de Stoer utilisée comme base de la révision de Marquis, en plus des indications temporelles fournies par les pièces liminaires et citées plus haut, nous remarquons que Marquis 1609 incorpore toutes les additions de Stoer 1603 mais, en revanche, aucune des modifications apportées par Stoer 1605. Rien n'est retenu de Baudoin 1607.

Les chapitres annexes de l'édition de Stoer se retrouvent tous chez Marquis. Le Compendium gallicae grammatices et l'Essai de proverbes sont annoncés sur le titre de la même façon qu'en 1603. L'en-tête du recueil de noms géographiques est porté sur la page de titre et s'en trouve amplifié (nous mettons en gras les éléments ajoutés) : « Plus vn recueil des noms modernes des Peuples, Regions, Villes, Montaignes, Riuieres, & autres lieux, disposez par ordre Alphabetique, auec leur interpretation en Latin, enrichis d'vne briefue obseruation de leur situation, plus ample des trois quarts qu'ez precedentes impressions. »

Marquis 1609 n'est pas rééditée ; elle sert de base pourtant à l'édition de de Brosses.

1.6. De Brosses 1614

Pour la dernière édition du GDFL, nous retournons à la frontière franco-genevoise. L'extrait du privilège donné le 21 mai 1614 dit ceci :

L'impression s'achève deux mois plus tard et le dictionnaire paraît à Cologny [27] et à Lyon. L'imprimeur, Alexandre Pernet [28], s'inspirant de l'édition de Stoer, lui emprunte l'épître dédicatoire (vieille de cinquante ans) et la page de titre, ajoutant à celle-ci la mention « [DICTIONAIRE] de nouueau reueu & augmenté par M. P. DE BROSSES » et un paragraphe tiré du titre de Marquis 1609 : « Plus vn recueil des noms modernes des Peuples [...] plus ample des trois quarts qu'és precedentes Impressions. » Est également retenu de l'édition lyonnaise le format in-octavo (et une partie des augmentations de Marquis [29]).

L'orientation de l'édition de de Brosses est précisée par l'imprimeur : dans sa préface au lecteur, il dit que son « labeur » est « publié pour vostre aduancement en la cognoissance du langage François & Latin ». Alors qu'en 1609 Pierre Marquis avait enrichi « le grand Dictionaire François » de « force beaux mots & phrases Françoises » [30], cinq ans plus tard on veut donner autant d'importance au latin qu'au français.

Les parties annexes – Compendium gallicae grammatices, Noms modernes des peuples et Essai de proverbes – sont celles de Marquis 1609.

En 1620, l'édition de de Brosses est réimprimée, pour le compte de Jacob Stoer, à Genève ; en 1621, c'est Pyrame de Candolle (qui avait exercé à Genève jusqu'en 1617 environ) qui le fait paraître à Yverdon [31], et en 1625 elle est encore réimprimée par deux fois, d'abord à Genève et ensuite à Lyon [32]. Les impressions genevoises gardent la préface et l'extrait de privilège de 1614. À Lyon, nous retrouvons Claude Larjot, imprimeur de l'édition de Marquis, qui adapte l'une et remplace l'autre. Ayant obtenu, le 8 janvier 1625, le Consentement du Procureur du Roi et la Permission d'imprimer « le Dictionnaire François Latin, reueu & corrigé par Maistre Pierre de Brosses », Larjot substitue à l'épître dédicatoire de Dupuys une autre adressée à Mgr Ferdinand de Neufville, mais qui continue à s'inspirer de l'ancienne, et adapte une phrase de la préface genevoise en gardant le reste de la préface intact : « [Apres toutes les autres, ie vous presente celle-cy reueuë & augmentee] & tres-bien corrigee, au prix des editions precedentes faictes à Geneve, & Yuerdun, où l'on sçait le peu de soin qui s'apporte d'ordinaire à la correction, & pour faire que l'impression aille bien, & on pourra bien le voir à l'oeil conferant ceste nostre edition, auec celle là. » [33].

1.7. Résumé

Jacob Stoer, héritant de Jacques Dupuys le Dictionaire françois-latin de 1573, le réédite – en lui donnant pour titre Grand Dictionaire françois-latin – à Genève par plusieurs fois entre 1593 et 1606, date à laquelle paraît le Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot. La publication de celui-ci n'est sûrement pas pour rien dans l'apparition peu après de trois nouvelles rééditions du GDFL : Baudoin 1607 (basée sur Stoer 1605) à Lyon, Marquis 1609 (basée sur Stoer 1603) à Lyon également, et Poille 1609 imprimée à Paris par Jean Du Carroy, qui quatre ans plus tôt avait réimprimé l'édition de Stoer. En 1612, l'imprimeur de Baudoin, Claude Morillon, en donne une révision due à Jaques Voultier, et en 1614 Pierre de Brosses fait paraître à Cologny (Genève) et à Lyon sa révision de Marquis 1609.

[Table des matières]

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