3. Synthèse, mise en contexte, postérité

3.1. Apport quantitatif

La règle générale des rééditions du Dictionaire françois-latin (DFL d'Estienne-Thierry-Dupuys-Nicot, Thresor de Nicot, GDFL) est de tout garder de l'édition précédente et d'y faire des ajouts [1]. Les chiffres suivants donnent une idée approximative de l'apport quantitatif du GDFL en lignes de texte et mots français ajoutés par rapport à son point de départ, le DFL de 1573 [2].

Selon ces calculs, le GDFL ajoute donc au DFL un peu moins de 25% de lignes de texte [3], un peu plus de 25% mots français, dont plus de la moitié dans la seule édition de Marquis. À titre de comparaison, le Thresor a un total estimé de 112056 lignes de texte (DFL + 1,36%) et un total mesuré de 650973 mots français (DFL + 33,72%) [4].

3.2. Apport lexical

Dans son ensemble, le GDFL apporte une contribution importante dans plusieurs domaines. Vocabulaires : droit (S 1606, M), religion (S, M), botanique (B), zoologie (B, M, P), vénerie et fauconnerie (M, P), bâtiment (M, P), marine (M, P) [4a], guerre (M), musique (M, P) ; et chez Marquis encore : monnaie, orfèvrerie, alchimie, peinture, poésie, écriture, imprimerie, médecine, chirurgie, cuisine, jardinage, ménagerie rustique. Langue et sources littéraires (M, P). Mots régionaux ou dialectaux (S, M). Archaïsmes et néologismes (M) ; marques d'usage vieilli (S 1599). Variantes (S, M, P) et synonymes (S, M, P, V), en grande partie de formes et de mots vieillissants. Prononciation (S, P) et orthographe (P). Exemples d'usage (M, P). Emplois métaphoriques et proverbiaux (M). Fonctionnement syntaxique (P). Étymologie (S, M). Au niveau de la métalangue, une assez riche terminologie est employée par Stoer, Marquis, Poille et de Brosses.

Bien que chaque édition ne traite qu'une fraction plus ou moins grande du corps commun – le texte du Dictionaire françois-latin, plus les additions des éditions sources [5] –, un certain nombre d'articles retiennent l'attention de plusieurs éditions, dont les dires peuvent converger. Le macro-article FESTE (d'une maison) est augmenté par Stoer, Marquis et Poille ; celui de FESTE (lat. festum) par les mêmes plus Voultier. Les deux articles globaux, DFL 1573 (items marqués « [D] ») + GDFL (« [S]/[M]/[P]/[V] »), seraient comme suit :

Dans le premier, Stoer 1599 propose une graphie autre pour feste, Marquis ajoute trois situations d'emploi (dont une avec le mot écrit fest), Poille en donne une quatrième. Dans le second, Stoer 1603 corrige l'étymologie de feste, Voultier renvoie au parasynonyme feries (dérivé du latin feria donné dans le commentaire de Stoer), Marquis énumère des épithètes de feste relevées chez Ronsard et ajoute le nom d'une fête (sous deux dénominations et en utilisant le mot regalia plutôt que feste) à la liste des fêtes du calendrier ; Marquis ajoute les mots festable (et son équivalent auvergnat colable) et festiage ; Poille ajoute festoyement ; Marquis et Poille ajoutent indépendamment l'un de l'autre feston (M le cite chez Ronsard, P chez Ronsard et « Triomphe de Henry ») ; Poille signale la forme verbale festier chez Ronsard ; Marquis cite festin chez Ronsard.

Dans un deuxième exemple, nous allons étudier les ramifications des propos du GDFL dans l'ensemble des dictionnaires d'Estienne et de Nicot. À la fin du premier alinéa de l'article PARAGON, Stoer 1606 ajoute : « Toutesfois on vse plus communement du mot Parangon, & du verbe Parangonner. » Indépendamment de Stoer et l'un de l'autre, Marquis ajoute le néologisme parangonne (« Parangonne, noue dixit, Vig. chif. ne les femmes pareillement, &c. Vrayes parangonnes les peut on dire de toute honesteté, courtoisie, bon exemple, & pudicité. ») et le verbe parangonner (« [Parangon, voyez Paragon.] Parangonner. ») et Poille un item sur parangon (« Parangon, pour égal, semblable pareil. Rons. ») et deux sur parangonner (« Parangonner la gloire de quelqu'un, pour s'esgaler à sa gloire. Rons. // Parangonner, mot Italien desia commun en François, qui signifie esgaler, acomparer. Muret sur Rons. ») ; ce dernier, en donnant aussi « Paragonner, pour parangonner. Rons. », confirme l'opinion de Stoer 1606. Dans la partie du premier alinéa de PARAGON qui remonte à DFL 1573, on lit : « il se trouue quelques fois escript parangon, (comme aussi l'Italien l'escript & prononce) » ; DFL 1549 s'était contenté de dire « Alii enim proferunt Parangon ». Là où en 1549 et 1573 on avait dit « alii, quelquefois », en 1606 et 1609 on déclare « communément, commun ». Le renvoi « Parangon, voyez Paragon » remonte à DFL 1549. En dehors de la nomenclature, on trouve quelques autres occurrences de la nouvelle forme parangon/parangonner : DLG 1546 s.v. Aspiro : « Se parangonner a ung autre en matiere de guerre », DFL 1573 parangon s.v. Oultrepasse et parangonner s.v. Comparager (Poille 1628 parengonner), Stoer 1593 parangon s.v. Perle – toutes en parag- dans les éditions précédentes ; et dans des items ajoutés : Thresor 1606 parangon s.v. Achilles et parangonner s.v. Tarascon, Marquis parangon s.v. Exemple. Les cinq occurrences de paragon de l'article PARAGON de 1573 changent progressivement en parangon, ce qui a pour résultat de dénaturer l'article. Celui-ci contenait en 1573 les séquences suivantes [6] :

Stoer change la quatrième occurrence en parangon, Poille 1628 la deuxième, de Brosses et Poille 1614 la cinquième ; pour ce qui est de la troisième, Stoer 1603 remplace « disans que paragon est » par « chose qui n'a sa pareille ». Même la première, celle de la vedette, n'est pas protégée par l'ordre alphabétique (PARAGON se trouve entre PARAGE et PARAGRAPHE) : Poille 1609 la change aussi en parangon ; Poille 1628 rétablit la graphie paragon. En revanche, les quatre occurrences de paragonner s.v. Paragonner (quatre alinéas-items bilingues depuis DFL 1539) ne sont pas touchées, sauf une que Marquis change et que de Brosses rétablit. Une dernière occurrence : paragonner introduit par Thresor 1606 s.v. Maistre : « Maistre de la chambre aux deniers [...] ainsi s'appeloyent iadis [...] les gens tenans l'Eschiquier, pour paragonner le titre des cours de Parlement ». En conclusion, on peut dire que dans le premier quart du XVIIe siècle l'assertion de Stoer qu'on use plus communément du mot parangon et du verbe parangonner se trouve confirmée. Cotgrave 1611 n'est pas, du moins dans le cas présent, un bon témoin de l'usage de son temps ; il suit Nicot (dont la documentation ne va guère plus loin que les années 1560) en subordonnant parangon à paragon et en ne donnant pour le verbe que la forme paragonner.

Le GDFL est une source très riche pour les datations. Le Dictionarie de Cotgrave (1611) est souvent donné par les dictionnaires historiques [7] comme source de première ou unique attestation d'une unité lexicale. Le FEW le cite ainsi pour les éléments suivants, tous déjà dans le GDFL (cette liste n'est donnée qu'à titre d'exemple) : ceinture de la reine (FEW 10,212a), chauguette "petite tour d'observation pour le guet" (17,103a), vedette "tourelle sur un rempart servant de guérite aux sentinelles" (14,223b), déménager "e loco in alium transferre" (7,192a), moitié figue, moitié raisin "partie sérieusement, partie en plaisantant" (10,12b) [8], entre la haie et le blé (16,113), herbiste (4,408a), rareté "qualité de ce qui n'est pas dense" (10,76a), rattièrement (10,123b), remue-mésnage [sic] "celui qui met du désordre partout" (6.3,289a), repartie (7,688b), rosée du soleil (10,474a), tourneployer (13.2,71a), trancher du grand (13.2,278b), tympan d'imprimerie (13.2,455a), urinier "uretère" (14,62b), zest de noix (14,657b). Ajoutons brifeur, attesté chez Cotgrave par Gdf et GLLF. Les occurrences du GDFL sont les suivantes :

Une autre catégorie de mots, mal étudiée dans les dictionnaires historiques, est celle des termes de linguistique. Le GDFL contient, entre autres, les vocables suivants :

Mentionnons, pour conclure, les unités lexicales – absentes des dictionnaires historiques ou attestées à des dates bien postérieures – que nous commentons plus loin dans la discussion de l'exploitation du GDFL faite par Cotgrave [10].

3.3. Apport méthodologique

Deux éditions se distinguent des autres par le sérieux de leur approche : celles de Stoer et de Marquis. Jacob Stoer est le seul héritier « légitime » du Dictionaire françois-latin, Jacques Dupuys, imprimeur-éditeur de la quatrième édition de 1573, lui ayant demandé d'imprimer la cinquième édition [11]. Stoer prend soin dans ses préfaces d'expliquer la genèse de son édition et en partie la nature de ses révisions. Pierre Marquis, serviteur dévoué de son père et du libraire Jean Pillehotte, se fait aussi un devoir de détailler la provenance de ses matériaux et son propre rôle. Jean Baudoin, Jaques Voultier, Guillaume Poille et Pierre de Brosses sont simplement nommés comme auteurs-pourvoyeurs de révisions [12].

La méthode de Stoer se caractérise par l'utilisation de différents symboles pour indiquer les archaïsmes et les ajouts de mots français et d'équivalents latins ; l'addition, dans le corps d'un alinéa existant, de remarques de prononciation largement codifiées et d'informations linguistiques diverses (orthographe, usage, variantes, synonymes, étymologie) ; l'ajout de plusieurs longs alinéas (empruntés à François Ragueau). Stoer peut être considéré comme un vrai réviseur : le rapport des alinéas augmentés aux alinéas nouveaux est de 7 à 1 [13]. Dans les autres éditions le rapport est inversé. La méthode de base de celles-ci consiste à faire des annotations dans les marges d'un exemplaire d'une précédente édition du dictionnaire [14] ; les annotations sont par la suite généralement imprimés en alinéas indépendants placés dans le texte à des endroits plus ou moins appropriés. La méthode des annotations marginales se prête surtout à des alinéas courts ; l'édition de Poille en est le modèle par excellence. Des alinéas construits se trouvent chez Marquis et Voultier. Dans le cas de Marquis, il s'agit de listes d'épithètes ronsardiennes élaborées vraisemblablement par son père [15]. Dans celui de Voultier, il y en a de trois sortes : des emprunts au Thresor de Nicot ; la réunion en un de plusieurs alinéas existants ; quelques développements de polysémie [16]. Typiques aussi de la méthode de Voultier sont l'emploi à l'intérieur d'un alinéa du pied-de-mouche pour distinguer les différents sens d'un mot et le grand usage de la copule Voyez (parfois codifiée en V.) pour signaler des synonymes [17]. Le trait distinctif de l'édition de Poille est la copule passe-partout pour dans la formule « X pour Y » [18]. [18a]

3.4. Public du dictionnaire et langues visées

Aux dires d'Alexandre Pernet, premier imprimeur de la dernière édition du GDFL, celle de de Brosses, « Ce Dictionaire François-Latin a esté imprimé plusieurs fois en diuers lieux depuis le trespas de Iaques Dupuys. Et iamais ne s'en est faicte nouuelle Edition qui n'ait esté amplifiee par les hommes doctes qui l'ont enrichie, selon qu'ils ont iugé conuenable pour le soulagement & contentement des Estrangers desireux d'apprendre la langue Françoise, & des François estudians en Latin. » [19]. L'épître dédicatoire (survivance du DFL de Jacques Dupuys) ajoute une troisième dimension, unilingue, le dictionnaire s'étant montré « [d'] vne vtilité grande à tous desirants entendre la proprieté de la langue Françoise. » [20]. En fait, l'édition de de Brosses est la seule à donner une importance égale aux deux langues. Dans la même épître, retenue aussi par les éditions de Stoer et de Poille, il n'est question que du français, étudié à l'étranger et expliqué dans le DFL jusque dans son vocabulaire le plus rare et le plus technique ; Dupuys ajoute : « [...] tous liures de telle parure sont en premier lieu escrits pour le soulagement de tout estranger, desirant de bien & parfaictement entendre nostre langue [...] ». Le dédicataire étant allemand, Stoer, dans sa préface (gardée par l'édition de Poille), fait de la nation allemande le principal destinataire du dictionnaire. L'abrégé de grammaire française qu'il y met, et que reproduisent toutes les éditions ultérieures, s'adresse expressément à la jeunesse allemande [21]. En effet, le dictionnaire français-latin visait surtout les écoliers et les étudiants. L'épître de Dupuys parle des dictionnaires bilingues d'Estienne comme étant conçus « pour soulager la Ieunesse » ; Morillon emploie le même mot en 1607 dans son « Imprimeur au lecteur philologien » qu'il met en tête du recueil de proverbes, et dans la préface de l'édition de Voultier il nous apprend que les accents sont mis sur les mots latins « pour l'vtilité des ieunes escoliers ». Jean Pillehotte se serait résolu de rééditer le GDFL, étant « affectionné à l'aduancement de la ieunesse » [22].

Sauf dans les éditions de de Brosses et de Voultier, le GDFL fut considéré comme un dictionnaire français. Morillon parle, en 1607, de « ce recueil de Dictions Françoises » et de « ce grand Dictionnaire François » [23] ; Marquis parle lui aussi du « grand Dictionaire François » [24] ; à partir de 1603, Stoer fait accompagner son édition d'un recueil de proverbes « qui vous fera voir beaucoup de richesses de nostre langue Françoise » (cette remarque préliminaire est aussi gardée en tête du recueil dans l'édition de Poille). Pour l'édition de Voultier, en revanche, Morillon, bien que promettant l'étymologie et la dérivation de tous les mots français, affirme aussi que l'ouvrage qu'il publie est muni des équivalents grecs et des accents latins [25].

3.5. Concurrence

Le nom de Jean Nicot (sur la page de titre de toutes les éditions du GDFL) et, dans un degré moindre, celui de Robert Estienne (dans l'épître dédicatoire de Dupuys gardée dans les éditions de Stoer, Poille et de Brosses) eurent une valeur publicitaire ; l'épître de Dupuys, en reproduisant l'historique du dictionnaire, en constituait le pedigree. Le contraste entre les déclarations souvent exagérées des titres et préfaces et la réalité du contenu du dictionnaire – Stoer et Marquis y font exception – s'explique en grande partie par la concurrence. Les ouvrages pédagogiques offrant aux imprimeurs et aux libraires un marché de choix, ceux-ci, se copiant à qui mieux mieux, se disputent la clientèle en se plaignant des indélicatesses commises par leurs rivaux.

Ce fut une concurrence à trois niveaux. D'abord, à celui des éditions, Morillon s'indigne en 1612 de « quelque pedanterie glissee » dans l'édition de Marquis [26], après s'être attaqué en 1607 à l'édition de Stoer, traitant celui-ci d' « andabate » [27]. Chez Morillon encore on trouve une mention du deuxième type de concurrence, celle qui existait entre Lyon et Genève. Morillon fait dresser pour l'édition de Baudoin un long privilège, dont nous citons l'extrait suivant : « Laquelle copie ou liure l'exposant desireroit faire imprimer & mettre en lumiere : mais il craint qu'apres auoir employé vne grande fortune de deniers à faire imprimer ledit liure, qu'autres personnes abusans du labeur d'autruy le voulussent semblablement imprimer auec noms supposez, & des lieux où ils ont esté imprimez, soit en petite lettre ou grandeur de volume, pour le reduire à moitié de grosseur & de prix, & le ainsi faire imprimer aux villes estrangeres, & iceluy liure debiter & trafiquer secrettement en nostredit Royaume [...] ou [...] pour desguiser ledit liure y faire adiouster quelque augmentation. » On fera remarquer que les livres genevois, prohibés en France, portaient souvent le nom de Cologny ou paraissaient sans indication de lieu ; les formats, papiers et prix genevois étaient tous inférieurs à leurs équivalents lyonnais [28]. C'est le privilège le plus explicite à ce sujet, quoique la plupart des formules fussent universelles. Dans l'épître dédicatoire que Claude Larjot substitue à celle de Dupuys pour l'impression qu'il fait en 1625 de l'édition de de Brosses, il vante la supériorité de sa propre production par rapport aux précédentes impressions de la même édition faites en 1620 et 1621 respectivement « à Geneue, & Yuerdun, où l'on sçait le peu de soin qui s'apporte d'ordinaire à la correction ». Il ne s'agit pas pourtant de la simple hyperbole publicitaire. Dans la même année de 1625 eut lieu à Lyon le procès d'un imprimeur genevois, Paul Marceau. Les livres genevois étant meilleur marché et moins bien faits que ceux de Lyon, « on comprend donc que les imprimeurs lyonnais, voisins et de tout temps rivaux de ceux de Genève, cherchaient à prévenir et à écraser cette redoutable concurrence » [29]. Lors du procès de Marceau, on fit dresser par les imprimeurs genevois et lyonnais deux listes contenant les noms des ouvrages que chaque ville prétendait avoir le droit exclusif d'imprimer. Il est intéressant de noter que le « Dictionnaire de Nicod » ne figure que sur une des listes, celle de Genève [30].

Enfin, nous trouvons une mention de l'existence d'une rivalité entre le GDFL et le Thresor de Nicot, et c'est encore un Lyonnais, Larjot, qui l'exprime. Dans sa postface à l'édition de Marquis, Larjot, écrivant en 1608, parle de « ce beau & grand Dictionaire, qu'on pourroit bien beaucoup plus iustement appeller le Thresor de la langue Françoise, que cet autre qu'on t'a faict voir il y a deux ans ». En fait, les deux ouvrages étaient de conception foncièrement différente ; le Thresor, ayant revêtu le dictionnaire d'une perspective historique, était destiné aux érudits, alors que le GDFL, adoptant dans l'ensemble une perspective synchronique, s'adressait aux jeunes étudiants.

Il n'est pas sans intérêt d'observer que ce sont les petits – éditeurs ou imprimeurs de Baudoin, Voultier, de Brosses (rééditions mineures du GDFL) par rapport à Stoer et à Marquis, Marquis par rapport au Thresor – qui éprouvent le besoin de se défendre. Seule l'édition de Poille, perdue dans la « province » que représente Paris dans l'histoire du GDFL, reste en dehors des querelles.

3.6. Calvinistes et catholiques

Une autre lecture du dictionnaire peut se faire sous l'angle de la querelle de religion opposant les calvinistes genevois aux catholiques de Lyon. Le fondateur du dictionnaire français-latin, Robert Estienne, s'était réfugié en 1550, lors des premières persécutions, à Genève, d'où une bonne partie de sa production partait, comme pour le reste de l'édition genevoise, se vendre dans les foires allemandes [31]. Aussi n'est-il pas surprenant que Jacques Dupuys, beau-frère d'Estienne, ait dédié les troisième et quatrième éditions du Dictionaire françois-latin à un Allemand et que Jacob Stoer, héritier du DFL et originaire d'Allemagne, ait gardé la dédicace de Dupuys [32]. Cette même dédicace paraît encore dans l'édition parisienne, et non partisane [33], de Poille et refait surface dans celle de de Brosses (v. ci-dessous). Le dictionnaire de Stoer connaît un autre sort dans les éditions lyonnaises publiées par Claude Morillon et Jean Pillehotte, ce dernier imprimeur de la Ligue [34]. L'ancienne dédicace, dans laquelle il est question du réformé Estienne, y disparaît au profit d'autres, adressées à des catholiques : l'édition de Baudoin est dédiée au Duc de Montpensier, celle de Voultier à un duc de Guise, celle de Marquis à l'ancien archévêque de Vienne. Le dictionnaire de Marquis repart dans la région genevoise, où il est revu par un Gessien, Pierre de Brosses, reparé de l'ancienne dédicace de Dupuys utilisée par Stoer, imprimé par un Genevois, Alexandre Pernet [35], et publié à Cologny, Lyon et Genève (ces deux dernières parutions pour le compte de Jacob Stoer II) [36]. L'édit de Nantes n'avait rien fait pour faciliter la vente en France de l'édition genevoise et il était encore souvent nécessaire de recourir à l'utilisation du nom de Cologny comme désignation du lieu de publication. Le privilège du roi obtenu moyennant finance par Pernet en 1614 faisait partie également du même type d'astuces [37]. En 1609 l'imprimeur genevois Pyrame (ou Pyramus) de Candolle, qui en 1621 allait publier l'édition de de Brosses à Yverdon, fut chargé par le gouvernement de Genève d'une mission auprès de Henri IV pour essayer d'obtenir le droit de circulation en France des livres genevois ; tout fut remis en question l'année suivante, lors de la mort du roi [38]. L'édition de de Brosses finit par être « récupérée » par Lyon catholique : l'imprimeur de Marquis, Claude Larjot, la dédie en 1625 à Ferdinand de Neufville, abbé de Saint-Wandrille.

Comment ce va-et-vient entre Genève calviniste et Lyon catholique se traduit-il dans le texte des éditions du GDFL ? On a vu les remontrances que Stoer adresse à son lecteur pour le maintenir dans la bonne voie [39]. Si le salut, la prédestination et la trinité n'ont pourtant rien de spécifiquement calviniste – ces items de Stoer sont gardés dans toutes les éditions postérieures –, les citations de Ronsard sur l'église réformée de Genève que Marquis met dans son édition sont résolument anti-calvinistes [40]. Elles sont toutes enlevées par la suite à l'édition de de Brosses, laquelle omet aussi la référence à la messe que Marquis avait ajoutée à la définition donnée par Stoer de prone [41].

Les choses ne sont pourtant pas aussi simples ; le texte que révise de Brosses est moins le GDFL augmenté par Marquis que les additions faites par Marquis au GDFL, additions en majorité faciles à repérer puisque marquées d'un astérisque. Prenons l'exemple de l'article MESSE : chez Marquis il comprend un premier alinéa contenant des équivalents latins et une étymologie, et huit items bilingues signés du nom de Budé, descendus tous les neuf du DFL de 1549 ; plus trois items ajoutés par Marquis et marqués d'un astérisque, dont deux bilingues. Parmi les neuf premiers, on trouve messe solennelle, celebrer messe, dire une haute messe ; les trois ajouts sont « Messe haute, Messe basse, Messe matiniere. », « Messel, Missale, ritus faciendi sacri. Missal. » et « Dire vne messe du Sainct Esprit, rem diuinam facere Paracleto Spiritui. » De Brosses garde tous les anciens items stéphaniens (dont haute messe), supprime le premier ajout de Marquis (messe haute...) – notons qu'il n'est pas bilingue –, garde le deuxième et change le troisième en : « Dire vne messe de S. Pierre, de S. Paul, du S. Esprit, Rem diuinam facere, Diuo Petro, Paulo, Paracleto Spiritui. » C'est le dernier qui surprend. Il remonte en fait au DFL (depuis 1549) ; Stoer 1593 le garde, S 1599 le supprime ; Marquis le remarque sans doute sur l'exemplaire annoté par Guichard [42] et le récupère en le modifiant ; de Brosses connaît aussi le DFL ou S 1593 et le rétablit. Si l'on veut chercher des motifs religieux dans tout cela, on dira pour le cas présent qu'en bon calviniste Stoer ôte la référence à l'intervention des saints, mais que Pierre Marquis et de Brosses sont plus préoccupés par des considérations lexicographiques et pédagogiques que par un désir de faire de la propagande.

3.7. Postérité

Le « Dictionnaire de Nicot », Thresor de la langue françoyse ou Grand Dictionaire françois-latin, est exploité par d'autres lexicographes.

3.7.1. Cotgrave

V. Smalley a clairement démontré l'utilisation du Thresor faite par Cotgrave [43] ; elle pense que Cotgrave a pu aussi mettre à contribution le GDFL, qu'elle connaît mal [44]. D'après les exemples suivants, ou bien Cotgrave prend (une partie de) ses informations dans le GDFL, ou bien les deux les prennent dans une source commune antérieure.

1. GDFL, Cotgrave et source commune nommée

a) Stoer 1599, Cotgrave et Vigenere [45] :

b) Marquis, Cotgrave et Amyot ou Vigenere [46] :

c) Poille, Cotgrave et Ronsard :

2. GDFL, Cotgrave et source commune non nommée probable

a) Stoer 1603

b) Stoer 1606

c) Baudoin et les naturalistes

d) Marquis

e) Poille

3. GDFL, Cotgrave et source commune non nommée possible

a) Stoer

b) Marquis

c) Poille

4. Items pour lesquels GDFL est la première source connue [49]

a) Stoer

b) Marquis

c) Poille

Sans aller chercher d'autres cas de concordance qui doivent exister entre les deux dictionnaires, nous pensons avoir réuni assez d'éléments pour pouvoir affirmer que Cotgrave a dû connaître au moins une, sinon plusieurs, éditions du GDFL. On ne peut rejeter de l'hypothèse ni Baudoin 1607 (voir repartie, rosee au soleil, trencher du grand, zest à 3.2), ni Marquis 1609, ni Poille 1609. Tous les items de Stoer que nous avons cités – à part ceux de Stoer 1606, dont la source et pour Stoer et pour Cotgrave fut Ragueau – se retrouvent dans ces trois éditions-là.

3.7.2. Furetière et Trévoux

Entre Cotgrave et Furetière 1690, nous ne trouvons qu'aient utilisé le GDFL, ni Monet 1636, ni Oudin 1640, ni Ménage Origines et Observations, ni Borel 1655, ni Richelet 1680. Pour Ménage, qui cite souvent Nicot, le « Dictionnaire de Nicod » et le « Dictionnaire François de Nicod » sont synonymes du « Trésor de la Langue Françoise de Nicot ». De même, le « Dictionnaire de Nicot » dont parle Borel est bien le Thresor de 1606.

Dans ses Factums, Furetière confronte les travaux de l'Académie française avec les dictionnaires de Nicot, Monet, Oudin et Richelet pour montrer la dette des académiciens envers leurs prédecesseurs. Il explique que l'édition de Nicot qu'il utilise pour sa démonstration est « l'édition de Lyon, in-quarto, chez Claude Morillon en 1613 » [50] – c'est-à-dire Voultier 1613. Pourtant, quand il nous dit aussi que « Charpentier jetta à la tête de Tallemant un dictionnaire de Nicot » [51], il ne précise pas lequel...

Dans son propre Dictionnaire universel, Furetière utilise de « Nicod » et le Thresor et Voultier 1613, mais surtout ce dernier. Sous les lettres Ca- à Cl-, il cite le nom de « Nicod » 42 fois ; les informations qu'il donne viennent indifféremment du Thresor ou du Voultier dans 41 cas ; s.v. Charivari, l'information « Nicod derive ce mot du Grec karibari, qui signifie pesanteur de teste provenant de trop boire, ou d'entendre trop de bruit, ou d'autre chose » viendrait plutôt de Voultier (« Chariuari, Tradúctio, catamidiátio. . ebrietas, grauédo cápitis ex ebrietáte, vel tumúltu, aut vertígine. Le mot Grec signifie proprement pesanteur de teste, soit de trop boire, d'entendre trop de bruit, ou autrement »), que du Thresor (« Chariuari, Traductio, Catamidiatio. . ebrietas, grauedo capitis ex ebrietate, vel tumultu, aut vertigine ») ou de Stoer 1606 (« Chariuari, Traductio, Catamidiatio. . ebrietas, grauedo capitis ex ebrietate, vel tumultu, aut vertigine. Ce mot se dit de gens à demi yures, qui en grand bruit font des insolences par les ruës »). L'item suivant viendrait d'un ajout fait par Voultier :

Les exemples suivants viennent à l'origine de Stoer et sont tous dans Voultier mais non dans le Thresor :

Comme preuve de l'utilisation du Thresor, nous nous contenterons d'un exemple absent du GDFL :

Furetière n'aurait utilisé ni Marquis, ni Poille. Une des raisons du succès de l'édition de Voultier réside probablement dans le fait qu'elle cherche à établir un équilibre entre le dictionnaire d'usage (proportions des articles et format du GDFL) et le dictionnaire d'érudition (les nombreux emprunts qu'elle fait au Thresor) [52].

Le Dictionnaire universel continue à être édité durant tout le XVIIIe siècle sous l'appellation familière de Dictionnaire de Trévoux. Une bonne partie des mentions de Nicot y sont maintenues (31 sur les 42 sous les lettres Ca- à Cl-).

3.7.3. Académie 1694

Nous savons que les Académiciens avaient à leur disposition un exemplaire de Stoer 1605 [53]. En revanche, il n'est pas certain que ils se soient servis de Voultier 1613 dans la composition de leur dictionnaire. Tous les items que Furetière cite dans les Factums comme venant de Nicot se trouvent indifféremment dans le Thresor, Stoer 1605 et Voultier 1613.

3.7.4. Wartburg

Le passage du temps a voulu que, du moins dans le domaine de la lexicographie, le nom de Nicot ne soit plus rattaché qu'au Thresor de la langue françoyse (et très secondairement au Dictionaire françois-latin de 1573). L'identité du GDFL, jamais clairement perçue, s'est complètement estompée [54]. Le Französisches Etymologisches Wörterbuch de Walther von Wartburg (depuis 1921) utilise cependant plusieurs éditions du GDFL en les confondant en partie avec le Thresor. Le premier Supplément bibliographique (1950) donne les titres suivants :

Dans les pages du FEW, de Brosses 1625 et Voultier 1613 (encore) sont souvent cités comme dates limites d'usages lexicaux attestés d'abord dans les premiers dictionnaires de la série des Estienne-Nicot dont le GDFL représente la fin.

3.7.5. Distribution des exemplaires connus

Sur l'ensemble de la production du GDFL il reste peu d'exemplaires [55]. En faisant la part de l'insuffisance des données dont nous disposons – exemplaires dont nous ignorons l'existence, manque d'informations sur le cheminement entre le libraire et la bibliothèque détentrice [56] –, nous pouvons néanmoins, à partir du tableau donné dans la deuxième partie de la Bibliographie [57], remarquer certaines tendances. Les parutions genevoises de l'édition de Stoer se trouvent dans des bibliothèques suisses, allemandes, écossaise, anglaise et en France au sud de Genève [58]. Les impressions « genevoises » – faites à Genève ou à Yverdon – de l'édition de de Brosses sont représenteés dans des bibliothèques suisses, allemande, écossaise, anglaise et en France au sud de Genève ou près de Genève. Les éditions lyonnaises – Baudoin, Voultier, Marquis, de Brosses chez Larjot – ont du mal à voyager vers le Nord de la France : Baudoin à Lyon, Bordeaux et Avignon ; Voultier à Grenoble et à Lyon, mais quand même à Troyes et à Verdun également ; Marquis à Bourg-en-Bresse, Bordeaux et Nîmes. Seul « Larjot 1625 » fait une percée à Paris. Le Nord – Abbeville, Amiens, Le Mans, Nantes, Rouen, (Verdun), surtout Paris – est dominé par les éditions parisiennes et rouennaises de Stoer et de Poille. D'après nos statistiques rudimentaires, l'édition genevoise de Stoer est la moins « francisée », l'édition de Poille la plus ; abstraction faite de Poille (et aussi de l'Amérique du Nord), nous connaissons autant d'exemplaires du GDFL hors de France qu'à l'intérieur de l'Hexagone. Toutes ces constatations, en fait peu surprenantes, contrastent avec les chiffres dont nous disposons pour le dictionnaire rival du GDFL, le Thresor de la langue françoyse : sur 59 exemplaires européens du Thresor répertoriés en 1977, 47 sont détenus par des bibliothèques françaises [59]. Elles viennent compléter le raisonnement que nous avons avancé dans l'Introduction pour expliquer la méconnaissance du GDFL.

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