La dérivation et la composition
Les unités lexicales, ou lexèmes, peuvent être simples, comme table, de ou bon, et coïncident alors avec des morphèmes. Elles peuvent aussi être des unités complexes composées, a) soit d'une racine, ou morphème lexical, et d'un ou plusieurs affixes, ou morphèmes grammaticaux (ex. dénationaliser), b) soit de plusieurs morphèmes lexicaux, éventuellement reliés par des morphèmes grammaticaux, dépendants ou indépendants (ex. portefeuille, pomme de terre). Ce sont les lexèmes complexes qui vont fournir la matière de la discussion suivante.
La dérivation
Les lexèmes de type A (racine + affixe(s)) s'appellent des dérivés. Le procédé de formation de ce type de lexèmes s'appelle la dérivation. L'affixe se place, soit avant la racine et s'appelle alors un préfixe, soit après la racine et s'appelle alors un suffixe. Les procédés s'appellent respectivement la préfixation et la suffixation. La dérivation ne concerne que les classes ouvertes (nom, adjectif, verbe, adverbe en -ment).
La préfixation
Le préfixe a pour rôle de modifier le sens de la racine sans en changer la catégorie grammaticale. Le sens du préfixe est très général: négation (ou privation), réitération ou retour, intensité ou atténuation, point relatif dans le temps, lieu relatif dans l'espace, quantité, opposition ou approbation, etc. Les trois préfixes principaux (produisant le plus de mots et ayant un usage fréquent) sont dé-, in- et re-.
Préfixe | Sens | Formes | Exemples de dérivation |
---|---|---|---|
dé- | privation (négation) | dé- dés- des- | nationaliser => dénationaliser habiller => déshabiller saler => dessaler |
in- | privation (négation) | in- il- im- ir- | dépendant => indépendant lisible => illisible possible => impossible respect => irrespect |
re- | réitération ou retour (à un état antérieur) | re- ré- r- | dire => redire (= réit.) écrire => réécrire / récrire (= réit.) habiller => rhabiller (= retour - cf. déshabiller) |
Remarques : a) le préfixe est nommé (dé-, in-, re-) d'après sa forme la plus fréquente ; b) la plupart des dérivations concernent des adjectifs ou des verbes un nom comme dénationalisation est dérivé par suffixation du verbe dénationaliser et non par préfixation du nom nationalisation, un adverbe comme inévitablement est dérivé par suffixation de l'adjectif inévitable et non d'un hypothétique *évitablement.
Sens | Préfixe | Exemples de dérivation |
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intensité | extra- hyper- super- sur- ultra- | fin => extrafin (ex. petits-pois extrafins) actif => hyperactif marché => supermarché doué => surdoué sensible => ultrasensible |
atténuation | sous- | développé => sous-développé |
moment dans le temps | avant- après- pré- post- | hier => avant-hier midi => après-midi classique => préclassique moderne => postmoderne |
dimension dans l'espace | entre- inter- trans- intra- | couper => entrecouper national => international canadien => transcanadien utérin => intra-utérin |
quantité | bi- tri- semi- demi- | mensuel => bimensuel centenaire => tricentenaire remorque => semi-remorque heure => demi-heure |
approbation | pro- | communiste => pro-communiste * |
opposition | anti- | raciste => antiraciste * |
Remarque * : Si pro- et anti- indiquent des regroupements humains qui sont pour ou contre quelque chose ou quelqu'un, ce ne sont pas nécessairement des termes opposés au sens strict : les antiracistes ne s'opposent pas aux *pro-racistes mais aux racistes, alors que les anticommunistes s'opposent à l'intérieur d'un régime communiste aux communistes et à l'extérieur aux pro-communistes.
Autre remarque : La présence ou l'absence du trait d'union dépend en partie de la fréquence du mot (plus le mot est fréquent plus le trait d'union tend à s'omettre), en partie de l'orthographe du mot (le trait d'union sépare deux voyelles dans ultra-utérin), en partie de la nature de morphème dépendant ou indépendant du préfixe (avant- et après- fonctionnent aussi comme prépositions ou adverbes (avant , après), alors que re- et in- sont des morphèmes dépendants), en partie d'accidents de l'histoire (figement causé par l'autorité de l'imprimerie et du dictionnaire). En tout cas, on consulte le dictionnaire quand on n'est pas sûr!
La suffixation
Les préfixes ont un sens purement lexical (ou sémantique) de degré intensif, temporel, spatial, quantitatif, positif ou négatif ; on emprunte au latin et au grec pour former de nouveaux superlatifs pour vendre X, qui est "forcément" meilleur que Y ou Z (nous n'avons pas inclus méga- ou maxi- dans la liste ci-dessus). En revanche, les suffixes ont à la fois un rôle sémantique ("action de...", "de manière...") et un rôle grammatical (ils changent la catégorie grammaticale du mot). C'est une des raisons pour lesquelles on ne se sert pas du trait d'union pour relier le suffixe à la racine.
On classe les suffixes généralement (cf. L&B, pp. 156-159) d'après la catégorie grammaticale du mot dérivé et secondairement d'après la catégorie grammaticale du mot dérivant. Le classement suivant suit celui du manuel avec un certain nombre de modifications :
Suffixes nominaux : verbe => nom | |||
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Sens | Suffixe | Genre | Exemples |
action ou résultat de (faire qch) | -age * | m. | dresser => dressage alunir => alunissage |
-ment * | m. | frotter => frottement vieillir => vieillissement | |
-tion -ation ** | f. | transformer => transformation définir => définition paraître => parution | |
-aison *** | f. | comparer => comparaison | |
-ade *** | f. | fusiller => fusillade | |
-ure *** | f. | souder => soudure |
Remarques :
* On ajoute -age et -ment à la racine de la forme de la première personne du pluriel du présent de l'indicatif : nous dress-ons / aluniss-ons => dress-age, aluniss-age ; nous frottons / vieillissons => frottement, vieillissement.
** Pour les verbes en -er (forme verbale la plus fréquente et la plus productive en français moderne), on ajoute -ation à la racine du verbe : transform-er => transform-ation ; pour les autres verbes on ajoute généralement -tion à la forme du participe passé : défini => défini-tion, paru => paru-tion. Une forme comme perdition (cf. le verbe perdre), comme d'ailleurs beaucoup d'autres mots français en -tion comme finition (cf. finir) ou résolution (cf. résoudre) viennent en fait directement du latin (perditio, finitio, resolutio) ; la dérivation s'est donc produite en premier lieu en latin et non en français.
*** Les suffixes -aison, -ade et -ure sont bien plus rares, ou moins productifs, que -age, -ment et -(a)tion.
Suffixes nominaux : adjectif => nom | |||
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Sens | Suffixe | Genre | Exemples |
qualité | -eur | f. | lent => lenteur |
-té -ité | f. | beau => beauté efficace => efficacité | |
-ie | f. | courtois => courtoisie | |
-esse | f. | juste => justesse | |
-ance -ence | f. | arrogant => arrogance concurrent => concurrence | |
-isme | m. | radical => radicalisme | |
-ude -itude | f. | inquiét => inquiétude exact => exactitude | |
-ise | f. | bête => bêtise |
Pour les autres types de suffixations (dérivations adjectivales, verbales, adverbiales), nous renvoyons aux tableaux du manuel (L&B, pp. 157-159), en notant seulement que les dérivés dentiste, machinerie, soirée et jugement ne sont nullement diminutifs ou péjoratifs (cf. L&B, p. 158) il s'agit d'une faute de classement. On trouvera en appendice du Petit Robert un "Petit dictionnaire des suffixes du français".
Alors que les dérivés préfixaux n'ont qu'un seul préfixe en début de mot, les dérivés suffixaux peuvent se construire en chaîne, un dérivé suffixal donnant lieu à un autre dérivé suffixal par accumulation de suffixes. Ainsi, nation => nation-al => nation-al-iser => nation-al-is-ation (traits d'union ajoutés). Une étape peut n'être que virtuelle ; par exemple l'adjectif français people (du nom anglais people), attesté dans la presse people (= "celebrity press"), a donné lieu directement à pipolisation (au début peopleisation) alors que l'étape intermédiaire du verbe pipoliser s'emploie à peine (chiffres Google du 20 nov. 2006 : pipolisation x 20 700, pipoliser x 48, pipolisé x 136, pipolisée x 72).
La composition
Alors que la dérivation consiste à ajouter un morphème grammatical (préfixe ou suffixe) à un morphème lexical (racine), la composition consiste à ajouter deux morphèmes lexicaux l'un à l'autre. Par exemple, on ajoute la forme verbale porte au nom feuille pour former le mot composé portefeuille ; quand on l'ajoute au nom bagages le mot composé résultant s'écrit porte-bagages, avec trait d'union il faut avoir recours au dictionnaire pour savoir comment orthographier ce genre de mots composés. D'autres mots composés comprennent des espaces ou/et des mots outils (ou morphèmes grammaticaux : par exemple, le verbe faire beau (en parlant du temps) ou le nom pomme de terre. On appelle aussi les mots composés à espaces des locutions : faire beau est une locution verbale, pomme de terre est une locution nominale, au fur et à mesure est une locution adverbiale, etc.
Parmi les types de noms composés, on trouve (cf. L&B, p. 160) :
Construction grammaticale | Exemples |
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nom + nom | porc-épic, prix plafond |
adjectif + nom | grand-père, belle-soeur |
nom + adjectif | arc-boutant, Terreneuve |
adjectif + adjectif | sourd-muet, nouveau-né |
nom + préposition + nom | pomme de terre, arc-en-ciel |
verbe + nom | croque-madame, portefeuille |
verbe + préposition + nom | tire-au-flanc |
adjectif + préposition + verbe | prêt-à-porter |
verbe + verbe | laisser-aller, savoir-faire |
etc. |
On peut tester le degré de figement ou la cohésion des mots composés (cf. L&B, p. 161) de différentes façons. Un mot composé n'est pas la somme de ses parties : une grand-mère n'est pas une mère qui est grande et elle ne s'oppose pas à une *petite-mère (tentative de substitution). Si on en a deux, ce ne sont pas des *grands-mères mais des grand-mères (mise au pluriel). Si savoir compter et savoir écrire c'est savoir compter et écrire, le laisser-aller et le laisser-faire ne sont pas des *laisser-aller-et-faire (tentative d'ellipse). Ma belle-soeur n'est pas ma *très belle-soeur (tentative d'ajout) et le croque-monsieur que je mange avec appétit à la brasserie n'est pas un *croque-cher-monsieur (tentative d'insertion).
Il y a une classe de composés les composés savants (non traités par L&B) courants dans la langue cultivée (celle des médias "sérieux" et des discussions entre personnes d'un certain niveau de culture) mais qui n'obéissent pas aux règles de formation gouvernant les mots ou morphèmes indigènes. Ces composés sont "internationaux" dans le sens qu'ile se retrouvent, avec les modifications de formes écrite et orale nécessaires, dans plusieurs langues, le français et l'anglais, par exemple. En français on trouve, par exemple, misanthrope à côté de l'anglais misanthropic, compositions faites à partir des éléments grecs mis- (gr. miséin "haïr") et -anthrop (gr. anthrôpos "être humain"). La place de beaucoup de ces éléments, le plus souvent grecs, quelquefois latins, est variable :
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Comme nous l'avons déjà vu, le cours FRE 272 utilise un grand nombre de composés d'origine grecque : diachronie, synchronie, phonologie, archiphonème, morphologie, lexicologie... Vous allez rencontrer synonyme, antonyme, homonyme, homographe, homophone...
La siglaison (cf. L&B, p. 160)
La siglaison, forme d'abrégement, est un phénomène moderne, née de la diffusion croissante de la presse. Le terme Organisation des Nations Unies (langue officielle) est remplacé presque toujours dans l'usage par le sigle ONU (langue courante) ; en France, la Société nationale des chemins de fer (terme officiel) s'abrège en SNCF dans la langue courante. Les points d'abrégement sont devenus rares (O.N.U. (vieux) => ONU (usage actuel)). La prononciation des sigles est soit synthétique (on prononce le sigle comme un mot normal : l'ONU = /lny/), soit analytique (on prononce les lettres : la SNCF = /lasnsef/). Sauf pour les noms d'organismes, on a tendance en français à écrire les sigles synthétiques fréquents en lettres minuscules : ex. sida pour syndrome d'immunodéficience acquise. Parfois le terme original disparaît entièrement de l'usage : ex. radar (anglais et français) a complètement fait oublier le terme original radio detection and ranging. En fait, plus le terme original est complexe et technique, plus facilement il se fait remplacer par un sigle. Les sigles peuvent produire des formes dérivées : ce qui relève de l'ONU est onusien ; l'étude des ovni (objets volants non identifiés) s'appelle l'ufologie (pour des raisons d'euphonie, on a préféré construire le dérivé sur le sigle anglais).
Troncation (cf. L&B, pp. 160-161) et ellipse
Les mots polysyllabiques et les mots composés ont tendance à s'abréger (économie linguistique) plus ils sont fréquents et plus le registre est familier. L'abrégement se fait de plusieurs façons : soit on ne garde que la lettre initiale de chaque mot et cela s'appelle la siglaison (voir ci-dessus), soit on tronque un mot polysyllabique en en supprimant une partie (soit le début, soit la fin), ou bien on fait une ellipse en supprimant dans une unité composée tous les mots sauf le plus sémantiquement spécifique (souvent un adjectif qui devient ainsi un nom). Exemples de troncation : professeur(e) (langue neutre) => prof (langue familière), gynécologue (neutre) => gynéco (familier), hyperactif (neutre) => hyper (familier : une gamine hyper) ; autobus (langue soignée ou technique) => bus (langue courante). Exemples d'ellipse : pommes de terre frites => pommes frites => frites, téléphone portable => portable (il y a quinze ans, portable signifiait ordinateur portable ainsi va la mode). L'abrègement peut se faire par une combinaison de troncation et d'ellipse : ex. chemin de fer métropolitain => métro. En règle générale, plus l'abrègement est ancien, moins la forme complète s'emploie, quel que soit le registre ; ainsi plus personne ne dit chemin de fer métropolitain ni même métropolitain pour parler du chemin de fer urbain ; cinématographe est une forme désuète remplacée par les formes tronquées cinéma (neutre), ciné (familier) ou cinoche (très familier ; troncation + suffixation argotique). En revanche, les professeurs sont toujours Monsieur le Professeur ou Madame la Professeure (en France on continue à dire généralement Madame le Professeur).
[Nota : les parties sur fond blanc n'ont pas été présentées en classe.]
Exercices basés sur les textes "Mariage civil au Burkina Faso" et "Trois couleurs: listes de mots". (Nous en discuterons la semaine prochaine en guise de révision de la dérivation et de la composition.)
1. Analysez les dérivés sécurisation, officiellement, dizaines, revécu, jeunesse, inhabituelle, villageois, simplifiées, allégées.
2. Le mot monogamie (cf. polygamie) est-ce un dérivé ou un composé? Quel est le sens de chaque élément?
3. Trouvez dans le texte des termes, comme mariage civil (voir le titre), qui seraient des mots composés (ou groupes figés) dans le contexte de la société civile.
4. Dans le document "Trois couleurs: listes de mots", quelle sorte de liste est la liste A, quelle sorte de liste est la liste B?
5. Trouvez dans les listes des mots préfixés et des mots suffixés regroupés.