M. Bierbach, "Trois précurseurs de Ménage en France au XVIe siècle : Bovelles, Le Bon et Bourgoing"

2. Le Bon

L'étymologie en tant qu'argument joue un autre rôle dans la contribution à la discussion linguistique apportée par le médecin savant Jean Le Bon, originaire de la Champagne. Né au début du XVIe siècle, il devient le médecin particulier du Cardinal de Guise et du Roi Charles IX [34]. En 1571, son ouvrage paraît à Paris sous le titre Etymologicon Francois de l'Hetropolitain [35] ; Le Bon avait pris pour pseudonyme le nom grécisé de sa ville natale, Autreville. Son traité est au service du même but que celui de Du Bellay dans sa Deffense et illustration de la langue françoise de 1549, à savoir le développement et le perfectionnement de la langue française. Outre cela, il lui tenait à cœur d'établir une ars grammatica pour le français [36] à côté des autres disciplines traditionelles des études canoniques [37]. Le programme de Du Bellay d'enrichir et de développer le français trouve l'appui de Le Bon, mais seulement sur la base d'un système de règles sûres qu'une grammaire aurait à fournir. La réalisation de l'idée de richesse ne doit pas mener à la barbarie de la langue, mais doit être jalonnée de règles :

Comment Le Bon caractérise-t-il le français ? Tout comme Bovelles, il est d'avis que le français est de la même nature que le latin. Cela signifie que lui aussi reprend l'opinion explicitement formulée par le grammairien latin, Varron [39], selon laquelle tout changement linguistique est la corruption d'une forme linguistique parfaitement réglée à l'origine : « [...] tu noteras, que [...] nostre langue descend du Latin, & semble estre Latine. » [40]

Contrairement à Bovelles, Le Bon ne divise pas les raisons de cette mutation linguistique en celles dues à un dépérissement normal d'une forme initiale idéale et en celles attribuées aux influences étrangères à la suite d'une évolution historique et politique. Toutes deux ont conduit à la langue vulgaire ; Le Bon qualifie le résultat de cette évolution d'« obscurité » :

En raison du caractère national des Français que Le Bon qualifie de « précipité, [...] si cholere, si soudain, & hatif », ils ont pris de mauvaises habitudes lors d'emprunts lexicaux,

Du fait de cette particularité du locuteur français, dès le départ, les emprunts faits aux autres langues, lesquels sont souhaitables en vue de l'enrichissement du français, sont opérés d'une manière incorrecte. Si le français doit donc s'enrichir par des emprunts [43], ceux-ci doivent être soumis à des critères de correction. Quelle fonction les étymologies peuvent-elles remplir dans cette mission ? Quand Le Bon affirme que l'étymologie est la partie la plus importante de la grammaire, il se réfère au grammairien latin Varron [44] :

L'étymologie a deux missions : en premier lieu, elle est un outil de travail qui rend transparentes les formes lexicales erronnées nées au fil du temps à la suite d'un changement et d'un mélange linguistique pour révéler la forme véritable [46] :

En second lieu, l'étymologie a pour tâche d'élaborer des modèles d'emprunts réussis -- après en avoir décrit leur mutation -- pour permettre de nouveaux emprunts ou de nouvelles formations en français par analogie à ces formes [48] :

Si l'étymologie a révélé les principes de la déformation lexicale et montré de plus des formes d'emprunts dignes d'être imitées, une amplification et un enrichissement du vocabulaire sont possibles, à condition qu'ils soient assujettis à des règles :

Voici des exemples qui peuvent illustrer quelques caractéristiques du procédé de Le Bon :

S'efforçant de donner un cadre de la grammaire normative à la richesse luxuriante du français, laquelle avait été érigée en programme dans la seconde moitié du XVIe siècle, Le Bon reprend, en imitant la grammaire de l'Antiquité, l'étymologie et l'analogie comme critères de l'aménagement linguistique [52].

C'est justement comme médecin que Le Bon pouvait se sentir appelé à propager les critères et méthodes de la normalisation de la langue vulgaire, cela veut dire exercer une activité de grammairien [53]. La médecine et la grammaire entretenaient dans l'Antiquité une relation étroite. Varron avait explicitement comparé la profession de grammairien qui consiste à corriger un mauvais usage linguistique à celle de médecin, lequel rectifie les parties du corps déformées à l'aide d'attelles [54]. Par le choix des mots, Le Bon met l'accent sur l'aspect du rétablissement et de la guérison :

L'outil indispensable à la rectification des mots et des formes linguistiques altérés est, pour Le Bon, l'étymologie [56].

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Notes

34. Voir Archives 1988 : 367 (fiche 619). Le Bon vécut jusqu'en 1587.

35. Dans son avant-propos, Le Bon déclare avoir suivi pour élaborer son œuvre le modèle grec : « [...] i'ai fait, & dreßé cet abbregé à l'exemple & imitation du grand Etymologicon des Grecs » (f° 7v). Il finit son ouvrage (f° 52v) sur ces mots : « En la seconde edition tu verras le changement [...] d'vn ethymologicon Phauorinus. » On peut lire à un autre endroit (f° 7v) : « Toutesfois comme Plutarque Alexandrin, Phauorin, Gallien, & d'autres grands personnages Medecins, & Philosophes [...] ». Quel est le dénominateur commun entre Phavorinus et un Etymologicon ? Au début du XIIe siècle a paru une compilation connue sous le titre d'Etymologicum Magnum. Celle-ci servit de base au Lexicon Graecum : Magnum ac perutile Dictionarium quod [...] ex multis variisque auctoribus [...] collegit, édité à Rome en 1523 par le moine bénédictin humaniste Varinus Phavorinus Camers : « Das große Lexikon desselben Humanisten (Rom 1523) entnimmt seinen etymologischen Bestandteil aus der Ed. princeps des Etym. Magnum [...] » (RE VI.1, col. 817 s.v. ETYMOLOGIKA ; pour le titre donné à cet ouvrage, cf. Cosenza 1962 : V, 227, s.n. GUARINUS CAMERS). Il est possible que Le Bon ait confondu Favorinus, personnage de l'antiquité (« Favorinus, aus Arelate, Sophist und Halbphilosoph des 2.Jhdts. n.Chr. [...] » RE VI.2, col. 2078), auquel il fait probablement allusion plus haut dans la troisième citation, avec l'auteur du Etymologicum Magnum du XVIe siècle. Il y a déjà eu une mise en garde par rapport à cette confusion (Krumbacher 1897 : 577). Du reste, on trouve encore des répercussions de l'Etymologicum Magnum dans l'œuvre de Ménage (cf. Holtzmann 1978 : 92).

36. Il considère la grammaire comme base de toutes les disciplines, ceci dans la tradition de Varron et des stoïciens (cf. Collart 1954 : 53). Selon Le Bon, seule la grammaire rendrait possible la réglementation de la langue française de sorte qu'elle puisse servir de langue véhiculaire aux autres matières ; en d'autres termes, elle permettrait au français de devenir la langue des savants, indépendamment du latin (cf. Le Bon 1571 : f° 7r).

37. « Or comme il i a des Professeurs en l'Academie, & Vniuersité de Paris, pour le Grec, le Latin, & pour toute autre sorte de bonnes sciences, comme d'Astrologie, de Medicine, de Theologie, de Iurisprudence, & de toutes [sic] l'Enciclopedie : ie m'esbahi comme la seule grammaire Françoise demeure là : qui est neantmoins la premiere, & la plus necessaire de toutes les autres : sans l'aide, & connoissance de laquelle on ne peut presque s'aider si bien des autres, & encores moins les apprendre. [...] Que si tant est, que cy apres on y aduise, ie ne doute pas que la Rhetorique, la Dialectique, la Iurisprudence, & autres disciplines ne soient incontinent, & sans peine entendues au moien de cete Grammaire, & connoissance naiue de nostre langue Françoise : & que parainsi nous n'aions außi quelque prerogatiue, & préeminence sur nos voisins. » (Le Bon 1571 : f° 7r).

38. Le Bon 1571 : Préface, f° 8r.

39. Varron (1967 : I, 6-7 (V.5-6)) commence ses réflexions à ce sujet par la formulation impressionnante « Vetustas pauca non depravat, multa tollit. »

40. Le Bon 1571 : f° 9r, s.v. a. Un tel comportement ambivalent par rapport aux langues vulgaires caractérisées par leur nature double n'est pas nouveau chez Le Bon et on le trouve toujours lié aux considérations historico-grammaticales au XVIe siècle, en particulier quand il s'agit des langues vulgaires romanes. D'une part, celles-ci sont considérées d'un point de vue historique, voire génétique comme étant du latin, mais un latin corrompu. D'autre part, elles passent pour être en tant que formes de la communication fonctionnant dans les nations modernes des organismes autonomes qui peuvent être qualifiés dans leur forme actuelle de « belle, copieuse, & diserte » (Le Bon 1571 : f° 4v).

41. Le Bon 1571 : Préface, f° 4r.

42. Le Bon 1571 : Préface, f° 4v ; la citation continue : « [...] & pleonasmes, sine arte & ratione ». Le choix de ces mots laisse transparaître son but de former la langue vulgaire à l'aide d'une discipline méthodique dans le sens d'une grammatica. Les termes « nous procopons, syncopons, & apocopons » cités ci-dessus et utilisés par Le Bon sont énumérés dans l'Ars grammatica de Donat exactement dans cet ordre dans la catégorie des métaplasmes : « Metaplasmus [...] huius species sunt quatuordecim, [...] aphaeresis syncope apocope [...] » (Donatus 1864 : 395) ; le phénomène de l'aphérèse est formulé sous la plume de Le Bon par « nous procopons ». Ainsi, il spécifie trois formes de la detractio ; celle-ci est à son tour une des quatre catégories classiques de mutation linguistique qui ont été mises à contribution depuis l'antiquité notamment afin de porter un jugement sur les phénomènes linguistiques. Par métaplasmes, on entend les écarts de langue nécessaires à la métrique d'un vers dans le langage poétique. Ceux-ci passent pour être des virtutes ; cependant de semblables écarts sont considérés dans la prose quotidienne comme des vitia, sur ce chapitre et l'histoire des catégories de mutations linguistiques, cf. Ax (1986 : 197) pour les catégories en tant que vitia. Une fois de plus, il s'avère que Le Bon considère les changements observés dans les langues vulgaires comme des vitia auxquels il faudrait remédier. Le Bon parle de « certaines imperfections, que la veriloquence supplera [...] », cf. plus loin. Bovelles considère pareillement les changements dans les langues vulgaires par rapport au latin comme des vitia, rappelons que la première partie théorique de son ouvrage est intitulée « De vitiis vulgarium linguarum Liber » (Bovelles 1973 : 5).

43. Selon toute apparence, l'auteur entend par affranchir tout comme par affrancir « adopter et adapter en français, franciser » (Le Bon 1571 : f° 52r).

44. De toute évidence, vers la fin du XVIe siècle, Varron et son œuvre font de plus en plus autorité dans le domaine des réflexions sur la grammaire des langues vulgaires et latine (cf. Padley 1976 : 36). « [...] J.-C. Scaliger [...] Ramus [...] Sanctius [...]. Ces humanistes eux aussi se réfèrent aux grammairiens latins et leur grand homme, constamment cité sera Varron, dont de nombreuses rééditions seront publiées » (Chevalier 1968 : 18).

45. Le Bon 1571 : f° 4r-v. Ici il s'avère que Le Bon a transposé au niveau du lexique l'enseignement antique où l'analogie portait en priorité sur la déclinaison et la conjugaison.

46. L'étymologie comme l'instrument le plus important de la grammaire pour juger de la signification et de l'orthographe d'un mot concorde avec la conception qu'a Varron du rôle de l'étymologie, conception qui, chez lui, n'est pas orientée vers la philosophie de la connaissance (cf. Dahlmann 1964 : 11 sqq.). Le Bon comprend l'étymologie comme un instrument de l'ars grammatica lequel permet de prendre une décision quant aux questions de la grammaire normative : « [...] il faut reconnoistre, que sans cete partie de veriloquence & Etymologie on ne pourroit escrire, ni parler aßés correctement, ni d'assurance, & encore moins entendre quelque chose, qui s'y declaire. » (Le Bon 1571 : f° 7r).

47. Le Bon 1571 : Épître dédicatoire, f° 2v. Le terme de vériloquence renvoie à Quintilien et à Cicéron chez lesquels on trouve une explication du terme veriloquium, traduction du grec etymologia (cf. Quintilien 1975-80 : « Etymologia, quae uerborum originem inquirit, a Cicerone dicta est notatio, quia nomen eius apud Aristotelen invenitur sumbolon, quod est 'nota'. Nam uerbum ex uerbo ductum, id est veriloquium, ipse Cicero, qui finxit, reformidat. » I, 112 (I.6.28)). Citant presque littéralement cette définition donnée par Quintilien, Le Bon exprime sa réserve envers cette dénomination de vériloquence qu'il applique ici : « [...] parler François, est parler Latin [...] auec certaines imperfections, que la veriloquence supplera : Qui finxit, ipse reformidauit. » (Le Bon 1571 : Épître dédicatoire, f° 2v).

48. L'étymologie contribue à l'enrichissement contrôlé et réglé de la langue en montrant quelles évolutions ont parcouru les mots d'origine latine en français et en indiquant par là-même des modèles qui peuvent servir de norme pour permettre des transferts analogues : « Cela donq nous demeure vrai, que la base de l'opulence de nostre langue est la veriloquence [...] » (Le Bon 1571 : f° 8r).

49. Le Bon 1571 : f° 6v. Cette remarque de Le Bon, qui se réfère à la Precellence du langage françoys (1579) d'Henri Estienne, révèle de surcroît que la constatation que Christmann (1980 : 523) fait à propos d'Henri Estienne vaut déjà pour Le Bon.

50. Le Bon 1571 : f° 6v.

51. Le Bon 1571 : f° 29r. Dans le premier exemple, Le Bon donne, comme dans la plupart des cas, la forme de l'origine, grecque en l'occurrence, modèle et critère pour la forme correcte du français. Le deuxième exemple montre que Le Bon prend en considération également les expressions régionales dans la mesure où elles continuent une forme latine. La formulation « ut vidi saepe » dans le troisième exemple fait preuve du poids qu'apportent les observations personnelles en tant qu'arguments probants aux réflexions étymologiques.

52. Plus exactement la nouvelle école alexandrine du premier siècle avant J.C. à l'époque de Varron. De la discussion entre les partisans de l'analogie et de l'anomalie, il s'en est suivi un compromis établissant quatre critères pour l'aménagement linguistique (cf. RE VI.1, col. 810, s.v. ETYMOLOGIKA : etumologia, analogia, dialektos, historia). Comme nous l'avons déjà souligné, Le Bon a explicitement nommé deux de ces critères, l'étymologie et l'analogie, et les a érigés en règles pour l'aménagement linguistique. Notons qu'il prend également en considération les deux autres critères, dialektos et historia, c'est-à-dire la norme des auteurs des textes, même s'il ne le fait qu'implicitement. À plusieurs reprises, il évoque des formes dialectales pour l'aider à prendre une décision pour les points litigieux, p. ex. s.v. abre. Les expressions dialectales conservent fréquemment le vocabulaire d'origine latine qui n'a survécu que dans une région déterminée (cf. Le Bon 1571 : f° 5r). Certes, Le Bon aimerait employer le critère de historia, de la tradition littéraire comme norme de la forme actuelle de la langue parlée et écrite (cf. Siebenborn 1976 : 92 et passim), mais selon lui, il n'y a à son époque encore aucune œuvre en France qui pourrait servir de modèle linguistique et de critère-pilote dans les questions normatives (v. Le Bon 1571 : f° 2v-3r). Il ne reste donc plus que l'étymologie et l'analogie comme principes de la réglementation de l'orthographe et de l'enrichissement du lexique.

53. Le Bon se considère en tout premier lieu comme médecin (1571 : Épître dédicatoire, f° 2r). La grammaire, elle, fait partie des « arts inférieurs » que le destinataire cependant comme tout bon potentat a toujours promus (cf. ibid., Épître dédicatoire).

54. Varron, auquel Le Bon se réfère explicitement, souligne le lien de parenté entre la médecine et la grammaire dans De lingua latina IX, 10-11 (v. Siebenborn 1976 : 118). Varron y compare la tâche du grammairien à celle de l'orthopédiste qui cherche à corriger une fausse allure causée par une malformation constitutionnelle à l'aide d'attelles. Pour la comparaison entre la tâche corrective du médecin et celle du grammairien, v. également Varron (1967 : 446-9 (IX.5)). Le fait que Varron fasse appel à la comparaison entre la grammaire et la médecine s'explique par l'histoire de la grammaire de l'antiquité. En effet, dans l'antiquité régnait le sentiment que toutes les tekhnai, tous les artes avaient par essence un lien de parenté entre elles (cf. Siebenborn 1976 : 116 sqq.). La médecine possédait depuis longtemps des méthodes tandis que la grammaire était en train de devenir une tekhne. Dionysios Thrax appelle la grammaire la sœur de la médecine, adelphe (v. Siebenborn 1976 : 117). Tout comme la médecine s'efforce de luxer un membre démis pour le remettre à sa place initiale, la rectification grammaticale, elle aussi, est une tentative de guérison de la langue.

55. Le Bon 1571 : 8 ; mise en relief de nous.

56. L'analogie aussi est un principe méthodique de base tant pour le médecin que pour le grammairien : tous deux déduisent des règles et des lignes de conduite de l'observation régulière du « patient » (cf. les remarques de Holtzmann (1978 : 8) sur l'ouvrage du docte médecin Dubois (Sylvius), intitulé In Linguam gallicam Isagge (1531)).