L. Caminiti Pennarola, "La correspondance entre Gilles Ménage et Pierre-Daniel Huet : une réflexion sur la langue"

2. Le deuxième aspect de la réflexion linguistique de Ménage dans sa correspondance avec Pierre-Daniel Huet est représenté par l'étude des étymologies. Ménage avait commencé très tôt à s'intéresser à l'origine des mots, malgré les difficultés de la tâche : « Les Etymologies jusques icy ont esté l'écueil de tous ceux qui en ont escrit » [13], écrivait-il dans l'Épître qui précède Les Origines de la langue françoise (1650) où, avec modestie, il affirmait n'avoir pas réussi plus heureusement que les autres, malgré le succès reconnu de ses étymologies parmi les érudits et les mondains. Il suffit de mentionner Furetière, lequel dans la Nouvelle Allégorique [14] l'appelait « l'Homme de tout pays et de toutes langues, qui connoissoit tous les mots de père en fils et qui avoit écrit de leurs généalogies », ou la reine Christine qui disait de lui : « Non seulement M. Ménage veut savoir d'où vient un mot mais encore où il va » [15], sans compter Huet qui l'admirait et le considérait « le prince sans contredit des Etymologistes de ce siècle » [16].

La correspondance entre Ménage et Huet documente l'apport constant de Huet à l'enrichissement des Origines de la langue françoise, précisant les modalités de son intervention. En novembre 1659, Ménage remercie Huet -- à qui il avait prêté ses Origines -- de lui avoir renvoyé cet exemplaire, profitant d'un voyage de Bochart à Paris, et d'y avoir ajouté des remarques :

En 1664, ayant l'intention de mettre à jour une nouvelle édition de l'ouvrage, il demande à Huet « l'exemplaire que vous avez de mes Origines de la Langue Françoise, affin que je puisse profiter des remarques que vous y avez faictes, dans le dessein où je suis de faire rimprimer cet ouvrage » (lettre du 19 décembre 1664 ; n.142). Mais Huet n'est pas disposé à se priver de son exemplaire personnel où il avait noté « plusieurs conjectures et plusieurs pensées que je condamne moy mesme et que je serois bien fasché qui fussent veues d'un autre que de moy », et réclame à nouveau le livre de Ménage :

L'édition, toujours sur le tapis et toujours différée, malgré les encouragements et les sollicitations de Huet, est enfin reprise en 1689 en vue d'une publication définitive, qui s'avère plus longue que prévu. En 1691, en pleine rédaction (cf. lettre du 20 août), Ménage demande à Huet ses nouvelles remarques que ce denier fait difficulté à lui envoyer :

Mais, en ami affectionné, il lui promet quand même de nouvelles remarques :

Ce travail de toute une vie, nourri des réflexions passionnées des deux érudits, aboutit à une édition posthume, enrichie en appendice par le manuscrit des Origines de Caseneuve. Dans son Épître dédicatoire à Foucault, Simon de Valhebert, éditeur du Dictionnaire de 1694, rappelle « la joye avec laquelle feu M. Ménage, informé de l'heureux sort de ce manuscrit, témoigna son impatience de le voir », sans mentionner Huet à qui revient le mérite -- les lettres le documentent amplement -- d'avoir entretenu, des années durant, la réflexion linguistique de Ménage, et l'initiative de lui avoir signalé en 1689 l'ouvrage de Caseneuve, qu'il jugeait « absolument nécessaire » pour le travail de son ami :

Ménage -- qui doutait de pouvoir consulter l'ouvrage, « n'ayant pas l'honneur de connoistre Mr Foucaud qui en est le maistre » -- exprime le souhait d'éditer les Origines de Caseneuve à la suite des siennes [19] (lettre du 3 août 1689). Mais Huet soulève des objections :

Le 23 août, il insiste sur ses objections :

sans par ailleurs convaincre Ménage qui, fidèle à sa « profession d'opiniatresté », a persisté dans sa décision.

La correspondance Ménage-Huet ne se borne pas à documenter le rôle de Huet dans la préparation de la deuxième édition du Dictionnaire étymologique, mais, entrant souvent dans la spécificité des problèmes, elle enregistre d'incessantes discussions sur nombre d'étymologies qui trouvent leur place naturelle dans le Dictionnaire de 1694, passant parfois par les Origini della Lingua italiana (1669, 1685). Huet lui écrit, par exemple, le 22 septembre 1662 à propos des termes souiller et mouiller :

Ménage réplique dans sa lettre du 9 octobre 1662 (n.83) :

Dans une lettre successive, il soutient également son étymologie de souiller :

Mais Huet ne se laisse pas convaincre :

Ils continuent à discuter d'étymologies et à défendre leurs points de vue tout au long des lettres, passant en revue les mots de la langue, souvent en contestation et plus rarement en parfait accord. Ménage dérive poche de punga

Et il écrit à Huet, qui est d'un tout autre avis, le 18 avril 1663 :

D'autres fois leur désaccord n'est qu'apparent. « Gesir ne vient pas de jacina, mais de Jacire, qu'on a dit par corruption pour jacere », affirme Ménage dans sa lettre que nous datons de début mai 1664, et Huet précise le 17 mai 1664 :

Leur travail se poursuit au fil des ans avec le même intérêt et le même enthousiasme, comme on voit par exemple à propos de l'étymologie de bis. C'est encore Huet qui ouvre la discussion dans sa lettre du 17 juillet 1682 :

« Vostre origine de bise est assez vraisemblable », lui répond Ménage le 25 août 1682 ; et il continue :

Huet en convient dans la lettre qu'il envoie à son ami le 4 septembre 1682 (NAF 1341, 235) :

Parfois nous avons trace d'une étymologie dans la lettre de l'un des deux érudits, sans la réponse de l'autre, comme il arrive par exemple dans une lettre de Huet, datée du 28 mars 1664, à propos du verbe Haïr :

et comme l'avis de Ménage tarde à venir, il le sollicite dans sa lettre du 4 avril 1664 :

Nous n'avons pas la réponse de Ménage, mais le Dictionnaire étymologique, aux articles HAINE et HAÏR, confirme la même dérivation [26].

En conclusion, malgré les réserves justifiées que certaines étymologies de Ménage ont suscitées, le jugement de Huet, dans sa lettre du 12 décembre 1691, nous semble valable :

Il est superflu de rappeler qu'au XXe siècle on a largement confirmé les mérites de Ménage en reconnaissant, comme le souligne Daniel Droixhe, son « exceptionnel don d'intuition capable de déjouer les pièges de l'étymologie notionnelle alors dominante » [28].

[Suite]


Notes

13. Dans ses Observations, il dira de façon moins restrictive que : « les Etymologies ont esté l'ecueuil de la plupart de ceux qui en ont écrit » (ObLF 1675-6 : II, 397).

14. Furetière 1967 : 33.

15. « C'est au sujet de cette remarque sur le mot de goupil que la Reine de Suéde, Christine, dit à M. Vossius que je voulois savoir d'où un mot venoit et où il alloit » (Dictionnaire étymologique 1694 s.v. GOUPIL). Voir aussi Menagiana 1729 : II, 357.

16. « Lettre de Mr Huet à Mademoiselle de Scudéry, touchant Honoré d'Urfé et Diane de Chateaumorand » (n.3000), in Tilladet 1738 : 71-2. Voir aussi le Recueil de choses diverses, f. 197 verso : « Ménage a fait peu de choses. Il n'est bon que par ses étymologies » (Lesaulnier 1992 : 429).

17. Sur l'utilisation des notes manuscrites dans l'élaboration du Dictionnaire étymologique, cf. Leroy-Turcan 1991 : 69 sqq. On sait que de la première à la deuxième édition, les articles passent de 2754 à 6420 (Raugei 1989 : 108).

18. La lettre de Huet, datée du 12 décembre 1691 et les Additions à l'Etymologique de la Langue Françoise de Monsieur Ménage, se trouvent dans le dossier (n.3113), et ont été publiées par l'abbé Tilladet (1738 : II). Ménage n'a pas eu le temps d'utiliser ces notes, que sans doute a-t-il reçues trop tard. Les Additions ont été imprimées, sous le nom de Huet, et parfois avec un renvoi à Tilladet, dans la 3e édition du Dictionnaire étymologique (1750). Huet est cité dans un certain nombre d'articles du Dictionnaire de 1694.

19. Ménage mentionne le manuscrit de Caseneuve dans l'Advertissement de ses Origines de 1650. La mort de l'auteur, en 1652, avait arrêté la publication de son ouvrage.

20. La lettre de Foucault à Ménage, avec l'autorisation d'utiliser le manuscrit des Origines, est datée du 13 août 1689 ; elle a été citée par Simon de Valhebert dans sa Préface à l'ouvrage de Caseneuve (Dictionnaire étymologique, 1694).

21. Il revient sur ce proverbe dans les Modi di dire italiani raccolti e dichiarati dal Sr Egidio Menagio, Gentiluomo francese, publiés avec une nouvelle numérotation à la fin des Origini della Lingua italiana compilate dal Signor Egidio Menagio Gentiluomo Francese colla giunta dei Modi di dire italiani raccolti e dichiarati dal medesimo (Geneva, Chouet, 1685) : « Diogene Laerzio nella vita di Aristippo : Sendogli sputato addosso da Dionigio, soffri tollerantemente e con forte animo tale ingiuria. Della quale alcuni dolendosi per lui, i pescatori diss'egli per pigliare un gobio si lasciano bagnare nel mare, ed io per pigliare una balena, non soffrirò che mi sia sputato addosso ? » (p.16).

22. L'article SOUE, SOUTE, SOUILLE est enregistré par Moisy 1887.

23. Cf. lettre n.104, datée du 7 avril 1663.

24. L'étymologie de poche, telle qu'elle est indiquée par Huet dans sa correspondance, se trouve dans les Additions à l'Etymologique.

25. Malgré l'approbation de Huet, Ménage continue à nourrir des doutes sur l'étymologie de bis : « Il est difficile de dire d'où vient ce mot bis [...] j'ai cru autrefois qu'il venoit du Latin piceus, Mais la poix étant de couleur non pas noirâtre, mais très-noire, j'ai abandonné cette pensée. Et j'avoue présentement que l'origine de ce mot m'est inconnue » (Dictionnaire étymologique, s.v. bis). Mais il écrit de bise : « je suis fort de l'avis de M. Huet, qui dérive ce mot bise du mot bis en la signification de noir » (ibid.).

26. Ménage n'a jamais cessé de mettre Huet à contribution pour la deuxième édition du Dictionnaire. Le ms NAF 1341, f. 297-8, garde témoignage d'une lettre, remontant par conjecture à « décembre 1691 ? ou avant la publication du livre ? », dans laquelle Huet lui écrit : « Puisque vous voulez savoir les propres termes, dont je me suis servi dans mon Traitté de l'origine des romans pour marquer l'étymologie des mots de martingale, madrigal, gavotte et sarabande, je les ay copiez icy pour vous satisfaire ». Ces passages du « docte et agréable traité de Huet », comme le définit Ménage dans son Dictionnaire, sont transcrits aux articles MADRIGAL et GAVOTTE. L'article SARABANDE est le seul qui se trouve dans les Additions à l'Etymologique de la Langue Françoise de Monsieur Ménage. Cela nous fait penser que la lettre ne date pas de 1691.

27. Lettre citée. Voir supra, note 18.

28. « Ménage et le romanisme », in Droixhe 1978 : 101. Voir aussi Leroy-Turcan 1991 : 193-276.