J.-C. Pellat, "Ménage, un continuateur de Vaugelas influencé par Port-Royal ?"

À l'époque de Ronsard, « tout un siècle s'ébruitait dans la sécheresse de sa paille, parmi d'étranges désinences » [1] : les écrivains défendaient et illustraient la langue française en créant des chefs-d'œuvre riches et foisonnants. Et puis Malherbe vint, et après lui Vaugelas, qui, tout en reconnaissant à la langue française des vertus et des qualités féminines, voulut l'enfermer dans la cage dorée du « bon usage ». La mise en place de la norme du français classique, ébauchée par les Remarques de Vaugelas (1647), fut poursuivie par les grammairiens du Siècle de Louis XIV : la normalisation linguistique traduisait la centralisation politique, économique et culturelle exercée par le Roi soleil et sa Cour, déjà choisie par Vaugelas comme le modèle du bon usage. Croyant vivre sous Louis XIV dans un éternel présent, les grammairiens oublièrent le legs du XVIe siècle et dénigrèrent les audaces des écrivains passés. À l'exception de Gilles Ménage, à la fois étymologiste, grammairien et poète [2], qui défendit les écrivains et savants anciens, en montrant qu'ils avaient joué un rôle capital dans le développement de notre langue.

Ménage grammairien étudie la langue « comme étymologiste et comme grammairien » [3]. Ses qualités éminentes ont été reconnues par de nombreux contemporains, qui ont composé en hommage le recueil intitulé Menagiana (1693). Selon Pierre Bayle (1697 : III, 580), Gilles Ménage « a été l'un des plus savans hommes de son tems, & le Varron du XVII. siecle » ; Bayle consacre un article à notre grammairien, alors que son prédécesseur et son rival, Vaugelas et Bouhours, n'ont droit qu'à une allusion rapide dans une note à propos d'Épicure. Cependant, si les Observations sur la langue françoise (1672) eurent un grand succès, la postérité n'a pas ratifié le jugement favorable du XVIIe siècle. Vaugelas et Bouhours, loués comme les maîtres du bon usage, sont plus célèbres que Ménage [4] : dans son Histoire de la langue française, F. Brunot accorde davantage d'importance aux deux premiers, et, tout en reconnaissant (avec quelques réserves) l'érudition de Ménage, il lui attribue une influence limitée, malgré sa grande autorité. Selon C. Demaizière (1991 : 309), « cet homme incontestablement érudit, ce grammairien consciencieux fut très souvent malmené ». Il reste aujourd'hui généralement méconnu, éclipsé par d'autres étymologistes (comme Turgot) ou grammairiens (comme Vaugelas et Bouhours). Cela tient à de nombreuses raisons : la figure du savant, qui « sait le grec », est discréditée au XVIIe siècle, comme en témoigne la caricature que Molière a dessinée, dans les Femmes savantes, avec le personnage de Vadius, représentant Ménage. Mais celui-ci était aussi « un dissident, et encore un dissident par intermittences » [5], qui se tenait à l'écart des honneurs et des cercles où s'exerçait réellement le pouvoir culturel [6], un peu comme si aujourd'hui un chercheur éminent ne présentait jamais ses travaux à la télévision. Il est indispensable, pour l'histoire, de réhabiliter Ménage grammairien, comme I. Leroy-Turcan (1991) l'a fait dans sa belle thèse pour Ménage étymologiste.

Quand on lit les Observations sur la Langue françoise, parues pour la première fois en 1672 [7], on est frappé par la richesse et la diversité des références mentionnées, qui témoignent de la vaste érudition de Ménage. Parmi les nombreux auteurs cités, nous nous intéresserons essentiellement à ces « Messieurs de Port-Royal », que Ménage semble apprécier particulièrement, à la fois comme garants de l'usage et comme théoriciens. Après avoir caractérisé l'originalité de Ménage grammairien, en l'opposant notamment à Vaugelas, nous déterminerons la place accordée par Ménage dans ses Observations aux auteurs de Port-Royal, en recherchant les éventuelles convergences qui se manifestent avec des savants comme Arnauld et Lancelot. Mais les relations entre Ménage et les auteurs de Port-Royal se trouvent compliquées, dans la seconde partie des Observations surtout, par des échanges triangulaires intégrant le Père Bouhours, Jésuite ennemi de Port-Royal et grammairien rival de Ménage. Dans la querelle entre les deux grammairiens, dont les livres se suivent et se répondent, les publications de Port-Royal constituent un enjeu central, ajoutant à l'affrontement grammatical et personnel une dimension religieuse plus grave ; il convient donc de déterminer la position qu'adopte Ménage dans le conflit entre Bouhours et Port-Royal.

1. Ménage : un continuateur savant de Vaugelas

La norme du français classique a été progressivement mise en place par de nombreux grammairiens, en particulier par Vaugelas, Ménage et Bouhours, mais aussi par Scipion Dupleix, La Mothe Le Vayer, Thomas Corneille, sans oublier des lexicographes comme Richelet, ni, bien sûr, l'Académie française.

De même qu'on distingue des dictionnaires extensifs (Furetière) et sélectifs (Richelet, Académie), on pourrait opposer deux courants normatifs. Le premier, représenté par Vaugelas et Bouhours, fixe une norme restrictive et sélective, qui exclut les archaïsmes et les néologismes et se méfie des sens figurés ; ce faisant, elle s'enferme dans une synchronie étroite, limitée à l'usage présent déterminé arbitrairement, excluant par principe les usages antérieurs et niant l'évolution linguistique. Le second courant, représenté par Ménage, mais aussi par La Mothe Le Vayer et Scipion Dupleix, déjà opposés à Vaugelas, établit une norme plus ouverte, qui se place dans un intervalle temporel plus large et qui admet une plus grande diversité d'usages (tout en recommandant aussi le « bon usage »).

1.1. Ménage, un grammairien savant

La démarche de Ménage se distingue de celle de Vaugelas par trois aspects originaux. En premier lieu, les garants du bon usage n'ont pas la même importance : alors que Vaugelas accorde une priorité absolue à la Cour, dont l'usage oral peut être confirmé, à l'écrit, par quelques auteurs, Ménage accorde bien plus d'importance aux écrivains, tout en se référant également à la Cour. Il fait sans cesse référence à de nombreux écrivains et grammairiens du XVIIe siècle, mais aussi du XVIe, voire du XVe siècle, ainsi qu'aux auteurs latins, comme Cicéron, Quintilien et Varron. La multiplicité et la variété des auteurs cités constituent une des originalités des Observations ; pour les Français, les plus souvent cités sont surtout Nicot [8] et Balzac, et ensuite Ronsard, H. Estienne, Chapelain, Patru, et, naturellement, Malherbe et Vaugelas (et Bouhours dans la seconde partie). Cette grande richesse de la documentation témoigne du souci de Ménage de représenter la diversité des témoins de l'usage et de les confronter avant d'opérer ses choix.

Ensuite, Ménage compose une ébauche de grammaire historique, car il « a une conception grammaticale fondée sur ses connaissances historiques » [9]. Il ouvre ses Observations à des états antérieurs du français (le moyen français surtout) et il s'appuie sur la grammaire latine, car il ne comprend pas qu'on puisse étudier une langue en faisant table rase du passé :

Et, en se référant aussi au grec, à l'hébreu, à l'italien et à d'autres langues (et même aux patois), il forme également une ébauche de grammaire comparée : en effet, pour bien connaître notre langue

Enfin, les Observations constituent une grammaire ouverte. Ménage défend les vieux mots [10] contre une élimination fondée sur une actualité trop étroite et il préconise, symétriquement, les créations de mots pour « exprimer des choses nouvelles », mais aussi pour renommer des choses anciennes (ObLF II : 172). Par ailleurs, il intègre les régionalismes et les emplois figurés. Cependant, l'usage reste contrôlé : Ménage exclut des mots anciens qui ne sont plus employés (y compris des mots recommandés par Vaugelas) et il impose certaines limites à la création de mots nouveaux, en les restreignant, comme Cicéron, aux « Oraisons » (ObLF II : 179). La grammaire de Ménage est certes plus ouverte, mais elle reste sélective.

1.2. Ménage et Vaugelas

Ménage était ami de Vaugelas. Il lui a apporté diverses suggestions et informations pour ses Remarques (1647), et Vaugelas lui en a été reconnaissant :

Ménage a aussi assuré la relecture critique des Remarques, sans être toujours écouté :

Ménage ne se prive pas, en retour, de critiquer Vaugelas, parfois sévèrement. La faiblesse majeure de celui-ci est l'absence de connaissances historiques et linguistiques suffisantes :

Ménage souligne ses insuffisances en étymologie :

Ménage critique parfois sans ménagements certains choix ou certaines explications de Vaugelas. À côté de formules laconiques comme « Il se trompe » en « prétendant que toute la Cour dit sarge, & toute la Ville serge » (ObLF I : 42), certains jugements sont plus sévères : « cette remarque est nulle de toute nullité » (ObLF I, ch. 28. Ployer, plier : 66) ; les raisons de Vaugelas « sont non seulement fausses, mais ridicules » (ObLF I : 105). Sur le fond, Ménage s'oppose parfois à certaines décisions de Vaugelas, plus ou moins arbitraires. Ainsi, il affirme que la Cour dit je vais, et non je va, comme le prétend Vaugelas (ObLF I, ch. 6 : 16) ; ou bien, « ces mots de poitrine & de face [condamnés par Vaugelas], sont fort beaux, & fort nobles » (ObLF I, ch. 104 : 231). La norme a évolué depuis 1647, ce qui rend fausses certaines remarques de Vaugelas : « vindrent & tindrent, qui estoient encore usitez du temps de M. de Vaugelas, sont présentement toutafait hors d'usage » (ObLF I, ch. 289 : 518). Bref, Ménage a de nombreuses raisons de critiquer Vaugelas : erreurs d'évaluation de l'usage (qui peuvent procéder de décisions arbitraires), explications fausses, règles absolues formulées sans réserves ni nuances, règles fondées sur des observations trop resteintes ou placées dans une synchronie trop étroite, évolution de l'usage depuis 1647, divergences sur certains choix normatifs, etc. Mais, dans l'ensemble de ses Observations, Ménage est le plus souvent d'accord avec Vaugelas, qu'il complète en ajoutant d'autres exemples et en faisant aussi des remarques sur des faits de langue que celui-ci n'a pas traités.

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Notes

1. Saint-John Perse, Vents, I, 1.

2. Cf. Samfiresco 1902.

3. Samfiresco 1902 : 254.

4. Sur Vaugelas, lire Pellat 1976-7.

5. Brunot 1905 : 5.

6. Les péripéties de sa non-candidature à l'Académie en témoignent : voir la communication d'I. Leroy-Turcan.

7. Notre texte de référence est celui de la seconde édition, publiée en 1675 et complétée en 1676 par une seconde partie. Ces deux parties (1675 et 1676) donnent l'état le plus complet des Observations. Nous utilisons comme abréviations : ObLF, I (1675) et II (1676). Dans nos citations, l'orthographe originale et la ponctuation ont été respectées, mais non pas l'emploi typographique des S longues.

8. Ménage défend Nicot contre les reproches de Bouhours : « je l'estime davantage que je n'estime M. de Vaugelas » (ObLF II : 73).

9. Demaizière 1991 : 320.

10. Il a déjà défendu les vieux mots dans sa moqueuse Requeste des Dictionaires (1649) adressée à l'Académie. Voir la communication d'I. Leroy-Turcan.