Actes des Journées "Dictionnaires électroniques des XVIe-XVIIe s.",
Clermont-Ferrand, 14-15 juin 1996
H. B.-Z. Shyldkrot, "Dictionnaires des verbes de l'ancien français"

1. Introduction

Cet article a pour but d'exposer le projet entrepris par Maurice Gross et moi-même, projet qui consiste à développer des dictionnaires et grammaires électroniques de l'ancien français.[1] Afin de comprendre la nécessité d'un tel outil, on décrira, dans une première partie, les dictionnaires usuels de l'ancien français et les difficultés qui se posent à leur maniement. Dans la seconde partie, on énumérera un certain nombre de problèmes auxquels on se heurte lors de l'analyse et de l'étude de l'ancien français. La troisième et dernière partie sera consacrée aux différentes étapes prévues pour la réalisation de ce projet. On insistera, tout particulièrement, sur les divers volets du dictionnaire des verbes.

1.1. Dictionnaires usuels d'ancien français

L'intérêt porté à l'évolution de la langue française en général et, en particulier, à celle de l'ancien français ne semble pas diminuer avec le temps. Bien au contraire, depuis quelques années, dans beaucoup de centres, tant linguistiques que littéraires, on redécouvre cette langue. Cette renaissance fait sans doute partie d'un courant d'esprit plus général dont le but est de réétudier les langues anciennes et les langues de minorités. En dépit de cet intérêt, il reste encore un grand nombre de textes en ancien français non édités et peu connus. On constate, en effet, que ce sont toujours les mêmes textes qui font l'objet d'éditions successives. Les textes de la Chanson de Roland et de Tristan et Iseut, par exemple, sont constamment réédités et étudiés alors que d'autres, tout aussi passionnants et instructifs, restent toujours dans l'oubli.[2] On pourrait attribuer cette carence au fait que les outils qui sont à la disposition des usagers, destinés à permettre la compréhension de l'ancien français, ne sont pas faciles à manier. Les grands dictionnaires de l'ancien français ainsi que les dictionnaires étymologiques présentent de nombreuses difficultés et exigent une véritable expertise à la consultation. Le grand Godefroy comporte 2 parties: la première (vols l-8) contient des mots ou des sens disparus; la seconde (vols 9-10) des mots qui sont encore vivants. Le fait de devoir chercher chaque entrée lexicale dans les deux parties n'en simplifie pas l'usage. Le second dictionnaire, le Tobler et Lommatzsch, qui est presqu'exclusivement fondé sur des textes littéraires, n'est pas accessible à tout le monde. De plus, ses définitions, bien que riches en exemples , sont extrêmement sommaires. Ce dictionnaire tient compte de la construction du verbe et signale un certain nombre de traits syntaxiques. Cependant, le Tobler et Lommatzsch est peu économique, assez encombrant et présente des difficultés à l'usage courant. Pour ce qui est du FEW (Französisches Etymologisches Wörterbuch), le classement par étymons sans un index général, en plus de la difficulté linguistique, fait qu'il faut une grande maîtrise pour pouvoir l'utiliser. Quant aux petits dictionnaires d'usage courant, tels que le Greimas, ils présentent de nombreuses lacunes dans les classements de sens, dans les datations et dans les étymologies (cf. G. Straka). L'importance de tous ces ouvrages, dont certains sont en train d'être revus et complètement modifiés, est inestimable et incontestable. Toutefois, comme le signalent certains lexicographes (cf. Dubois & Dubois-Charlier 1990), «l'image que ces dictionnaires donnent de la langue est très différente. C'est la conséquence de divergences linguistiques, culturelles, littéraires». Cette affirmation, qui est sans doute valable pour l'analyse de différentes langues vivantes, s'applique davantage encore à une langue morte telle que l'ancien français. De ce fait, il devient clair aujourd'hui que la démarche traditionnelle laisse, de plus en plus, la place aux nouvelles méthodes, notamment au traitement informatique. En effet, les récents développements du traitement automatique appliqué à la documentation et à la traduction automatique permettent d'envisager une approche nouvelle de l'analyse théorique des langues aussi bien modernes qu'anciennes. Celle-ci devrait permettre de renouveler entièrement l'étude syntaxique et lexicale de l'ancien français, domaines longtemps négligés par comparaison avec d'autres langues anciennes telles que le grec, le latin et le castillan, pour lesquelles des outils nouveaux d'analyse sont en cours de développement et d'autres sont déjà couramment diffusés. On a décidé de commencer par un dictionnaire des verbes, étant donné que les grammaires de l'ancien français ne fournissent généralement ni la conjugaison verbale systématique de tous les verbes, ni l'analyse des formes conjuguées, ni les possibilités distributionnelles.

Quelques chercheurs ont ponctuellement introduit des textes en ordinateur et ont développé des outils (cf. de Kocke 1963, Bonnefois 1992, Van Hoecke (à paraître), l'équipe de recherche de l'École Normale Supérieure de Fontenay sous la direction de C. Marchello-Nizia et M. Rouquier (à paraître)). Toutefois, il n'existe pas, à notre connaissance, de projet d'ensemble visant à rassembler un corpus aussi étendu que possible des textes de l'ancien français dans le but d'en faire un dictionnaire.

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Notes

1. Une première version de cet article a été présentée aux Premières Journées INTEX au LADL en mars 1996. Ce projet a été élaboré lors d'un semestre sabbatique passé au LADL. Je tiens à remercier tous mes collègues-amis au LADL qui m'ont aidée à réaliser ce travail et en particulier Maurice Gross, sans qui je n'aurais jamais eu l'idée de l'entreprendre. Max Silberztein, Blandine Courtois, Annie Meunier, Christian Leclère, Yannick Mathieu, Mireille Piot et Pierre Cadiot m'ont tous été d'une aide précieuse.

2. Pour une liste d'ouvrages relatifs à l'ancien français parus en France, on consultera les tables de la revue Romania.