DictA1998

Présentation du projet de création du Musée européen intéractif du dictionnaire à Trévoux

Isabelle Leroy-Turcan

turcan@univ-lyon3.fr

Université Jean Moulin, Lyon


1. Introduction

Quel est le voyageur humaniste qui, longeant les bords de Saône aux alentours de la ville de Trévoux, ne songe pas au monument que constituent les différentes éditions du Dictionnaire Universel contenant tous les mots de la langue françoise des sciences et des arts ou à l'imprimerie de renom qui, installée à Trévoux dès le début du XVIIe siècle, a rayonné en Principauté de Dombes du XVIIe au XVIIIe siècle?

Qui ne rêve pas de cette partie du Val de Saône comme du lieu privilégié pour présenter, autour de la collection des exemplaires du Dictionnaire de Trévoux, d'autres dictionnaires qui ont contribué à nourrir l'histoire de la lexicographie française et européenne?

De fait, comme les premières impressions réalisées à Trévoux (1704 et 1721) ont imposé la dénomination courante de Dictionnaire de Trévoux, même lorsque l'ouvrage a été imprimé à Paris ou à Nancy, comme on sait l'importance jouée par les Jésuites dans l'histoire de la lexicographie française, on mesure la pertinence de la création, à Trévoux, d'un musée européen du dictionnaire.

Nous ne développerons pas ici l'intérêt double du lieu, la ville de Trévoux étant un site emblématique à la fois par rapport au Dictionnaire de Trévoux et par rapport à la fameuse imprimerie qui a non seulement imprimé des ouvrages prestigieux dans l'histoire du livre et de l'imprimerie, mais qui joua aussi un rôle non négligeable dans l'histoire des contrefaçons aux XVIIe et XVIIIe siècles: l'ensemble patrimonial de Trévoux constitue un capital suffisamment attractif par son rayonnement historique pour y installer, dans le cadre d'une médiathèque, un musée vivant du dictionnaire [1]; mais avant de présenter les trois principaux objectifs de ce musée, trois remarques ou rappels s'imposent d'emblée sur la seule pertinence du projet par rapport au Dictionnaire de Trévoux.

2. Pertinence du projet de musée par rapport au Dictionnaire de Trévoux

Est-il bien nécessaire de rappeler ici, devant notre groupe de métalexicographes, que du point de vue général de l'histoire des dictionnaires, le Dictionnaire de Trévoux est un ouvrage charnière? Nous savons tous à quel point ce dictionnaire offre au XVIIIe siècle une sorte de synthèse des travaux lexicographiques des XVIe et XVIIe siècles, qu'il s'agisse de dictionnaires (Estienne/Nicot, Du Cange, Richelet, Ménage, Furetière, Rochefort, Académie, Thomas Corneille, etc...) ou de glossaires et traités techniques (cf. par exemple pour la marine, les travaux de Cleirac, Guillet et Desroches), tout en privilégiant une ouverture de type encyclopédique, non sans relation avec le Journal de Trévoux, qui s'affirmera au XVIIIe siècle et perdurera.

Si, du point de vue des genres de dictionnaires, cet ouvrage pourrait paraître à certains égards un "dictionnaire fourre-tout", composite, amalgamant une multiplicité de sources avérées ou cachées (cf. Annexe 1 sur l'expression AB HOC ET AB HAC), il faut en revanche souligner qu'il est en réalité, à sa manière, un Trésor répondant aux objectifs de différents genres de dictionnaires, dictionnaire général de langue associant l'usage en synchronie et remarques étymologiques (diachronie), dictionnaire monolingue dans les grandes lignes, mais bilingue pour les traductions latines, et plurilingue dans d'autres cas, dictionnaire de spécialité pour tous les articles concernant des termes techniques (arts et sciences), dictionnaire idéologique pour tout ce qui concerne la religion et la philosophie, etc...

D'autre part, comme l'a montré Chantal Wionet dans ses travaux, du point de vue de l'histoire des idées, le Dictionnaire de Trévoux, réalisé par des Jésuites, dont l'anonymat partiel laisse encore un vaste champ d'investigations aux nouvelles générations de chercheurs, a joué un rôle intéressant par rapport à ses premières sources: le Dictionaire Universel de Furetière (1690) et sa réédition en 1701 par le protestant Basnage de Bauval, qui a non seulement enrichi les définitions de Furetière dans une perspective encyclopédique, tout en complétant les notices étymologiques, mais surtout augmenté la nomenclature et réorienté les articles religieux. Alors que la première édition du Dictionnaire de Trévoux se démarque peu du Basnage, sa deuxième édition réalisée sous la responsabilité du jésuite E. Souciet (1721), déplace les citations protestantes pour en détourner le sens, réorganise les articles tendancieux et rétablit un discours plus conforme au dogme.

3. Les objectifs d'un musée européen du dictionnaire: une assise scientifique et une dynamique interactive ouverte à tous publics

Quels peuvent être les objectifs d'un musée européen du dictionnaire en cette fin de XXe siècle hanté par le pouvoir des médias et résolument tourné vers les animations tridimensionnelles, dynamiques, interactives, ludico-socio-culturelles?

L'idée générale est de proposer dans une double perspective, scientifique et culturelle, autour du Dictionnaire de Trévoux, une organisation des savoirs ouverte à la fois à une initiation à l'histoire des dictionnaires, à leur relation au monde des objets, des livres et des idées, et à la fois à une meilleure connaissance de la lexicographie française et européenne.

Il s'agira d'installer, dans le cadre d'une médiathèque, un musée du dictionnaire vivant, interactif, avec au moins trois objectifs: la préservation des collections conservées à la mairie de Trévoux, la mise en valeur de la collection des éditions du Dictionnaire de Trévoux, l'organisation d'activités diversifiées selon les publics visés: ateliers "interactifs" ouverts aux scolaires, séminaires européens de lexicographie, cycles de conférences grand public et, enfin, la création d'un site Internet dynamique.

La préservation des collections conservées à la mairie de Trévoux, qu'il s'agisse de l'ensemble des dictionnaires, du fonds régional et des autres ouvrages anciens, sans négliger les pièces d'archives: outre le diagnostic concernant la présence assez fréquente de taches brunes susceptibles d'être des champignons dont le caractère éventuellement actif implique un traitement des volumes in folio touchés, s'imposeront au plus tôt les travaux de réparation et d'entretien des reliures, la préparation d'un conditionnement des livres répondant aux exigences de préservation et de sécurité pratiquées par toutes les bibliothèques publiques (les premiers travaux d'aménagement d'un lieu fixe sont en cours); enfin, dès le printemps 1999, sera entrepris un premier travail de recensement des titres avec mise sur fichier informatique de l'ensemble des pièces constituant les collections (réalisable en partie par des stagiaires de la formation en maîtrise de documentation de l'Université Jean Moulin qui travailleraient sous notre direction). La conservation des documents précieux du fonds régional comme du fonds ancien sera évidemment valorisée par d'autres activités associées, comme la recherche universitaire et les ateliers grand public (cf. infra).

La mise en valeur de la collection des éditions du Dictionnaire de Trévoux, collection d'une richesse inestimable, remarquable par son suivi car elle réunit trente six-volumes in folio et un volume in quarto correspondant à six éditions, avec des séries complètes, uniformes et même des exemplaires en double (cf. section 4): cette collection est unique à notre connaissance en France, à l'exception de celle de l'Institut National de la Langue Française (Nancy) dont l'accès est réservé au public spécialisé des chercheurs, et en Europe, si l'on en croit les catalogues des grandes bibliothèques. Nous entendons d'abord par mise en valeur la rédaction de fiches présentant les spécificités de chacune des différentes éditions, en fonction des critères comparatifs dont nous disposons, notamment avec la collection de Nancy; dans un second temps, il sera intéressant de mettre en évidence l'histoire de la naissance de la série à partir des principaux dictionnaires ayant servi de source sans se limiter aux textes de Furetière et de Basnage. De fait, le fonds ancien de Trévoux, qui sera progressivement enrichi selon un programme d'acquisition dont le budget sera défini dès la fin du mois de janvier 1999, dispose d'autres dictionnaires du plus grand intérêt par rapport à celui de Trévoux comme ceux de Ménage et de Bayle. Outre une exposition permanente des ouvrages, des commentaires, des explications, des tableaux comparatifs présentés sous forme de panneaux seront proposés dans un premier temps sur le Dictionnaire de Trévoux, puis ultérieurement, sur l'histoire des dictionnaires anciens de langue française et enfin le recensement de tous les textes anciens permettra de mieux préparer une première exposition d'ouvrages anciens autour du Dictionnaire de Trévoux.

L'organisation d'activités diversifiées selon les publics visés, car une simple exposition statique sous vitrines d'ouvrages anciens ne saurait répondre aux attentes du public diversifié de notre fin de siècle devenu si exigeant dans le domaine des média: il est donc important de fonder sur les préoccupations historiques et scientifiques une action culturelle ouverte au public local et à un public diversifié, national et international, au moins selon trois sortes de dynamiques:

  • 1. L'organisation d'ateliers "interactifs" autour des deux thèmes fédérateurs: l'imprimerie et le dictionnaire; ces ateliers, fondés sur la technologie moderne (support informatique, vidéo) seraient d'abord ouverts aux classes du primaire (CM1, CM2) et du secondaire dans le cadre des sorties pédagogiques; il faudrait dans un premier temps privilégier les enfants de la région, dans un second temps concevoir une ouverture nationale. Pour cette première perspective, Trévoux pourrait accueillir des stages de formation d'animateurs qui encadreraient les visiteurs; on peut aussi suggérer une participation à plus long terme des enfants scolarisés à Trévoux sous la forme d'une exposition préparée et élaborée dans le cadre scolaire. Plusieurs contacts sont déjà établis avec des étudiants de lettres intéressés par le projet, de jeunes professeurs anciens étudiants initiés à la lexicographie. Une première expérience devrait pouvoir se faire à l'occasion des prochaines journées du patrimoine.
  • 2. L'organisation de séminaires européens de lexicographie en relation avec les universités du pôle universitaire (cf. le projet de diplôme européen de lexicographie ancienne proposé à l'Université Jean Moulin), éventuellement de cycles de conférences grand public sur le dictionnaire et l'imprimerie, avec enfin le choix de Trévoux pour l'organisation de colloques internationaux sur les dictionnaires anciens, sur l'histoire du livre et de l'imprimerie. Une journée internationale consacrée au Dictionnaire de Trévoux est déjà prévue pour le 15 octobre 1999 (voir l'annonce officielle).
  • 3. L'ensemble de ces activités doit être soutenu par la création d'un site Internet dynamique comportant au moins une présentation synthétique des éléments patrimoniaux (les photographies de pages du Dictionnaire épargneront les volumes), les objectifs du projet et surtout le calendrier des activités, sans négliger un forum, lieu d'échanges ouvert aux suggestions et aux critiques. Par rapport à la seule composante "musée du dictionnaire", l'intérêt du site Internet est de pouvoir établir des connexions avec d'autres sites Internet, tels que ceux du Dictionnaire de l'Académie française (Toronto et, sous peu, Lyon), celui du musée virtuel du dictionnaire que Jean Pruvost est en train de créer (Université de Cergy-Pontoise), et, bien-sûr, les sites Frantext (Nancy) et ARTFL (Chicago) qui donnent accès, sur abonnement, à un grand nombre de textes littéraires et à des dictionnaires, comme l'Encyclopédie.

    À tous égards, un partenariat avec la Bibliothèque municipale de Lyon sera du plus haut intérêt pour le présent projet, quels que soient les domaines d'activités.

    La complémentarité des intervenants dans le projet Imprimerie / Dictionnaire de Trévoux, qui repose sur la jeune association AsTrID ("Association Trévoux Imprimerie Dictionnaire"), et la richesse du patrimoine tout à la fois ouvert à la modernité et préservé pour la postérité, ne peuvent que contribuer à une meilleure connaissance de la lexicographie française et européenne, tout en préservant la mémoire du rayonnement historique de la Principauté de Dombes.

    4. Quelles sont les éditions du Dictionnaire de Trévoux conservées à Trévoux?

    À titre complémentaire, nous terminerons ce propos en présentant les éditions du Dictionnaire de Trévoux conservées à Trévoux pour introduire une dernière perspective.

    Rappels

    La dénomination abrégée. Il faut d'abord rappeler que la dénomination Dictionnaire de Trévoux recouvre une réalité assez complexe puisque la série ainsi nommée par habitude depuis 1732 regroupe des éditions imprimées à Trévoux, à Paris et à Nancy, l'indication officielle du lieu d'édition n'étant pas forcément fiable en raison, en partie, de la pratique courante des contrefaçons; il reste à déterminer le statut exact des éditions réalisées à Nancy par rapport à l'appréciation, canonique jusqu'à présent, des éditions dont on ne sait toujours pas exactement si elles sont au nombre de six, sept ou huit. L'identification des filiations entre originaux, retirages et contrefaçons reste à faire (étude en cours).

    La première édition de ce dictionnaire fut imprimée en 1704 à Trévoux, sur ordre de Son Altesse Sérenissime, Monseigneur Prince Souverain de Dombes, et donnée sous l'intitulé complet de

    Par commodité, on donne, le plus souvent, des titres abrégés: parfois, rarement, celui qui est repris dans les premières pages des différents volumes de la première édition:

    Le titre abrégé le plus connu du grand public est bien sûr celui de « Dictionnaire de Trévoux »: comme les deux premières éditions de ce dictionnaire, données respectivement en 1704 et en 1721, ont été réalisées par l'imprimerie de Trévoux, elles ont imposé la dénomination courante de Dictionnaire de Trévoux, même lorsque l'ouvrage a été imprimé à Nancy ou à Paris. C'est ainsi que dès 1732, on trouve en première page, le titre suivant: Ce titre sera encore maintenu dans la dernière édition de 1771, et c'est lui que retiendront les libraires et les critiques dans leurs catalogues.

    Les éditions conservées à Trévoux

    Sont conservées à Trévoux les éditions suivantes [2]: La série serait complète avec les éditions de 1732 et de 1743 imprimées à Paris, le Supplément de 1752, dont on connaît plusieurs exemplaires différents, au moins trois [5], et la réédition de l'Abrégé de 1763 réalisée en 3 volumes in quarto [6].

    * * *

    Si l'on considère l'identité de l'ensemble de la collection par rapport au genre de dictionnaire, dictionnaire universel au discours polyphonique, et l'identité de chaque édition, en particulier par rapport au contexte socio-culturel des premières éditions, puisque de l'une à l'autre ont été apportées des modifications parfois très importantes, et si l'on s'inscrit dans l'approche moderne de l'édition électronique de textes anciens, s'impose alors une réflexion sur l'informatisation de cet ensemble et, pour une autre table ronde, qui sait?, une analyse des procédures de balisage d'un texte particulièrement complexe, en particulier pour ce qui concerne les limites des discours empruntés ou rapportés, le statut du latin et les fonctionnements sémiotiques de la typographie (cf. Annexe 2 sur ABOILAGE et NAVIERE): souvent discrédité sur le plan scientifique et accusé de plagiat, le Dictionnaire de Trévoux présente un intérêt historique indéniable puisqu'il a conquis son autorité et s'est imposé, parallèlement au Dictionnaire de l'Académie française, comme une référence incontournable pour toute étude historique du vocabulaire; témoin de son temps, il a été lui-même ensuite la source de nombreux travaux, a joué un rôle non négligeable dans l'élaboration des grands dictionnaires du XIXe et du XXe siècle, constituant à lui seul un univers de science, un véritable monument ouvrant à l'encyclopédisme des temps modernes.

    [Table des communications]


    Notes

    1. Ce qui implique évidemment le développement local d'un lieu de culture avec une bibliothèque publique, une salle d'exposition permanente, une salle d'expositions temporaires et une salle informatique / vidéo.

    2. Cette collection s'est constituée en partie grâce à des dons faits à la ville de Trévoux par deux trévoltiens, M. C. Guigue, archiviste du Département de l'Ain et du Rhône au XIXe siècle (1704) et le Docteur Collet (1704 et 1721: don daté de 1964) et à des acquisitions de la ville (1752, 1762). L'édition de 1740 porte un ex-libris de J. Cl. Chuinague, notaire à Trévoux à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle.

    3. Cette édition pose le problème de l'identification précise de la quatrième édition, puisque, habituellement, c'est celle de 1743 qui est considérée comme la quatrième. Or, parallèlement à l'édition de 1732, donc la troisième, existe une impression datée de 1733 ou de 1734; il existerait un autre "tirage" de 1740 en 5 volumes, sans les phrases latines...

    4. On connaît aussi une impression datée de 1763 en trois volumes in quarto.

    5. Cf. la collection conservée à l'INaLF à Nancy.

    6. Une étude systématique des impressions connues s'impose pour déterminer de façon solide le nombre d'éditions officielles, le nombre de retirages et l'existence éventuelle de contrefaçons. L'article d'A. Roussin, sur « Les éditions nancéennes du Dictionnaire de Trévoux au XVIIIe siècle » (Le Pays Lorrain, n° 41, 1960, p. 151-164) privilégie les conditions matérielles de l'impression des ouvrages sans remettre en cause la question de l'ordre canonique.