SUR VITRUVE.
JAN GOUJON STUDIEUX D'ARCHITECTURE
AUX LECTEURS, SALUT.
Itruve dict, messeigneurs, et plusieurs
Autheurs antiques et modernes le conferment, qu'entre les autres sciences
requises a decorer l'Architecture, ou art de bien bastir Geometrie et
Perspective sont les deux principales: et n'est aucun digne d'estre
estimé Architecte, {original = Archicte} s'il n'est preallablement bien instruict en
ces deux. Qu'il soit vray, nous en avons eu l'experience par noz predecesseurs
de bonne memoire. asavoir Raphael d'Urbin (qui a esté perfect en l'art
de Paincture) André Mantegne, non inferieur en son temps, Michel Ange,
Antoine Sangal, Bramant[1], et assez d'autres excellens hommes, lesquelz ne voulurent jamais entreprendre a conduire aucun ouvrage d'Architecture, qu'ilz ne
feussent avant toute oeuvre, bien entendans icelles deux sciences. Ce que
sentans avoir acquis par travail et exercitation continuele, ilz se sont tant
curieusement delectez a poursuyvre ce noble subject, que leur immortele
renommée est espandue parmy toute la circumference de la Terre. Et
encores pour ce jourdhuy avons nous en ce Royaume de France un messire Sebastian
Serlio[2], lequel à assez diligemment escrit et figuré beaucoup de choses selon les regles de Vitruve, et à esté le commencement de mettre teles doctrines en lumiere au Royaume: Toutesfois j'en congnois plusieurs autres qui
sont capables de ce faire, neantmoins ilz ne s'en sont encores mis en peine:
et pourtant ne sont dignes de petite louenge. Entre ceulx la ce peut compter
le seigneur de Clagny Parisien[3], si faict aussi maistre Philibert de
l'Orme[4], lequel assez suffisamment a conduict un edifice que monseigneur le Cardinal du Bellay a faict faire en son lieu de sainct Mor des Fossez lez
Paris. Et combien que pour le present je ne m'amuse a en nommer d'avantage, si
est ce que je le pourroye bien faire: mais je m'en desiste tout a propos pour
eviter prolixité, voulant retourner a la deduction d'icelles Geometrie
et Perspective, qui me faict dire de rechef que l'homme privé de leur
intelligence, ne sauroit fors a grand peine entendre le texte de Vitruve: Et a
la verité la congnoissance que Dieu m'en a donnée, me faict
enhardir de dire que tous hommes qui ne les ont point estudiées, ne peuvent faire
oeuvres dont ilz puissent acquerir gueres grande louenge, si ce n'est par quelque ignorant,
ou personnage trop facile a contenter. A ceste cause j'ay tousjours
desiré faire veoir au Monde le proffit qui en peut succeder, et rens graces infinyes
a la bonté divine qui ma donné l'accomplissement de ceste mienne
volunté, l'effect de laquelle pourra faire entendre aux studieux, si par le passe il y
a eu quelzques faultes en l'intelligence du texte d'icelluy Vitruve, par
especial en la formation d'aucuns membres de massonnerie, chose qui est
procedée par la mauvaise congnoissance qu'en ont eu noz maistres
modernes, laquelle est manifestement approuvée par les oeuvres qu'ilz ont cy
devant faictes, d'autant qu'elles sont desmesurées, et hors de toute
symmetrie: mais pour couvrir leur ignorance, ilz se veulent armer de Vitruve, qu'ilz n'ont
jamais bien entendu. Pour rendre donc bonne declaration de mes figures, je me
suis deliberé d'en faire ce petit discours, et en specifier les
particularitez assez au long, et par le menu.
Quand nostre dict Autheur Vitruve veult que l'Architecte ne soit ignorant de Scenographie, c'est a dire Perspective, cela est afin qu'ou les essences
materieles seront esloignées de l'oeuil, il face croistre et aggrandir
leurs membres: car autrement s'il les tenoit pareilz aux proches de la veue, elle en
demoureroit offensée, et ne pourroit discerner ce qu'elle apporteroit
en ses objectz. Certainement cela m'a faict pourtraire la figure que vous trouverez
au Trenteneufieme fueillet, laquelle servira pour faire considerer les lieux d'ou l'on pourra et devra regarder un bastiment, si l'on veult bien juger de
ses particularitez, et congnoistre si elles correspondent a la deue symmetrie:
{symmetie} car s'il estoit que toutes proportions feussent egales tant hault
que bas, il y auroit souvent de merveilleuses difformitez, et qui rendroient
la merque d'une maison mal agreable, ou elle doit attraire a soy les
regardans. Si est ce que quand le bastiment se faict en quelque rue estroicte,
ceulx qui le veulent contempler, n'ont le moyen de reculler pour le veoir de
plus loing: parquoy en ce cas fault user d'une proportion discrette, autre que
s'il estoit en plain champ d'ou il se peust examiner de toutes pars. A ceste
cause il est besoing de prendre garde a contenter l'organe de la veue, pource
mesmement qu'elle est maintesfois abusée par les saillies et
forjettures des membres dont l'on enrichist les bastimens, chose qui a faict dire a nostre
Autheur Vitruve, que toutes Frizes {Fr zes} quand elles sont taillées
d'ouvrage en demybosse ou de relief, doivent estre plus larges d'une quarte
partie que leurs Architraves, autrement si la besongne estoit tant soit peu
haulte, on n'y verroit comme point la taille, et en seroit la despense
inutile. Si donc un Architecte sait user comme il appartient de ceste
industrie, il rendra tousjours ses membres gracieux, et ne fera rien ou l'on
ne prenne plaisir. La figure demonstrative de ceste chose se trouvera au
Quarantieme feuillet ensuyvant. Et ce qui m'a donné occasion de la faire, est pour induire tous ouvriers a se munir d'icelles Geometrie et Perspective,
sans lesquelles ilz ne vont jamais qu'a tastons, et ne font rien de hardiesse,
ne qui sente ouvrage de maistre: ains se causent honte et vitupere envers
ceulx qui entendent l'art, et en usent comme il est requis.
Nous avons par cy devant tousjours accoustumé en la formation des chapiteaux de Corinthe, de ne les faire en rien plus haultz qu'est large le diametre de la colonne par son assiette, encores compris en ce leur tailloer ou
couverture. Et a la verité il se lit dedans le texte d'icelluy Vitruve
que cela se doit observer ainsi. Toutesfois ce n'est pas l'advis de plusieurs bons
maistres modernes: mais afin de contenter tout le monde, j'en ay bien voulu
designer une figure correspondante a ses paroles: et la trouverez au
Cinquantieme feuillet, puis au dessoubz en pourrez veoir une autre qui
excede ceste mesure de toute l'espoisseur {le'spoisseur} du susdict tailloer,
et laquelle est selon l'intention des bons maistres, disans que nostre Autheur
a tousjours esté corrompu en cest endroit, par la faulte et ignorance
de ceulx qui ont escrit les plus vieulx exemplaires sur quoy son oeuvre a esté
imprimée. Si est ce que toutes les autres proportions d'iceulx
chapiteaux se concordent: consideré que l'ordre des premieres feuilles monte
tousjours a une tierce partie du vaisseau, le second a une autre, et la volute faict le reste:
par ainsi n'y a de difference sinon ladicte espoisseur du tailloer
adjoustée plus que le diametre.
Il y en à encores un autre au Cinquantieme et unieme feuillet, dont la
liziere figurée au hault du vaisseau surquoy pose le tailloer n'est si
grande que des deux autres, et je l'ay ainsi voulu faire tout expres, a raison que
plusieurs Architectes veulent dire que cela luy est donné pour
beauté et que le vaisseau en est plus esgayé, mesmes que les volutes s'en tournent de meilleure grace. De ma part je suis bien asseuré que ces chapiteaux
sont mesurez comme il fault. parquoy ne m'estendray plus avant a en escrire, ains
remettray le surplus au texte de Vitruve, qui peult suffire en cest endroit.
Toutes les quantitez et mesures des chapiteaux Ioniques sont bien comprises dedans le texte, et n'y ay trouvé aucune erreur: mais bien me semble
que la circunvolution ou tournoyement de la Volute, autrement Limace, n'est assez
clairement expliquée, a l'occasion dequoy j'en ay faict une figure
mesurée de poinct en poinct, par laquelle pourrez cognoistre que noz modernes ont
tousjours failly a la faire jusques apresent, veu qu'ilz ne la tournoient en
rondeur {ronndeur} de Lymace, ains en ovale, et afin de ne frauder personne de
sa deue louenge, je confesse qu'homme ne l'a point faicte selon l'entente de
Vitruve fors Albert durer[5] paintre qui l'à tournée
perfectement bien, et ce que monsieur Philander en à faict en ses annotations Latines[6], a esté pris
sur icelluy Albert, mesmes afin de prouver mon dire, vous trouverez l'ovale et
la plus ronde aux Trentesept et Trentehuitieme fueilletz de ce livre, chose qui vous doit contenter.
J'ay faict aussi une figure du chapiteau de Corinthe, despouillé de tous enrichissemens, pour monstrer comment il est exprimé dedans le texte de Vitruve, deduisant la grosseur de son vaisseau et l'application du tailloer.
Encores pour faire que plus facilement on congnoisse la saillie de ses cornes, j'en ay bien voulu pourtraire le plant, et le proportionner selon la reigle de Vitruve, mesmement presenter les lignes servantes a tirer son arson pour la
cambrure du susdict tailloer, et faire veoir de quele grosseur doit estre la
Rosace ou fleur d'Acanthe, sortant de son mylieu en toutes ses quatre faces.
Ladicte figure est au Cinquantieme fueillet.
J'ay pareillement mis une base soubz ledict chapiteau, pour donner a entendre que le Plinthe ne doit exceder la saillie des cornes de son chapiteau: et l'ay formée de membres Doriques, pourautant que ceste la peult servir a
toutes colonnes, reservé a l'Ionique, et a la grosse Tuscane: mais afin qu'il
ne soit trouvé que j'aye oublié a faire celle qui appartient a la
Corinthienne, je l'ay bien voulu mettre en grand volume aupres de l'autre, comme vous pourrez
veoir en la figure qui est audict Cinquantieme fueillet.
La proportion du chapiteau Dorique est bien exprimé dedans le texte de Vitruve, et tous ses membres suffisamment declarez: mais pource qu'un jour fut communiquée a messire Sebastian Serlio une figure que j'en avoie
faicte, et qu'il trouva que elle estoit bien selon la reigle de l'autheur, si né
se peut il tenir de dire que le vaisseau de la balance ne devoit estre tiré
d'un seul poinct, a cause qu'il seroit trop rond, et ne se monstreroit pas assez doulx,
cela me feit accorder a son dire: neantmoins qu'il n'en soit rien dit au
texte, et pour oster les lecteurs hors de peine j'en voulu faire toutes les
differences des chapiteaux Doriques lesquelz vous trouverez aux
Cinquantequatre, Cinquantecinq, Cinquantesix, et Cinquanteseptiemes fueilletz de ceste oeuvre afin que les ouvriers puissent asseoir leur jugement la dessus, et prendre celluy qui plus beau leur semblera.
Au regard de la grosse Tuscane je l'ay figurée ainsi comme elle est entendue en Vitruve: et la pourrez veoir au Quarentesixieme feuillet, mais je ne me veuil arrester a vous deduire les proportions de ses membres, pource qu'elles sont assez amplement specifiées par nostre Autheur.
Quant est du chapiteau Latin ou composé, je l'ay faict ainsi que le texte me l'a donné a entendre, excepté que j'ay formé une de ses moytiez selon l'intelligence de Vitruve, et l'autre ainsi que d'aucuns maistres veulent dire qu'il entendoit chose que j'ay faicte afin d'en laisser le jugement aux
ouvriers, specialement a ceulx qui peuvent entendre l'escriture, et discerner
si elle est bien ou mal, quand ilz en verront la figure au Quarante et
huitieme feuillet.
Les feuilles dont doivent estre enrichiz noz chapiteaux Corinthiens et composez, se trouveront au feuillet Quaranteneufieme. Celles d'Acanthe ou Branque Ursine se doivent appliquer sur iceulx Corinthiens, et celles
d'Olivier, et de Laurier donner aux Latins, autrement composez.
Consideré que les proportions des Cinq ordres des Colonnes sont assez manifestement deduittes dedans le texte de Vitruve, il me semble que ce seroit superfluité d'en escrire: parquoy je m'en desisteray, vous remettant
aux figures que j'en ay faictes, lesquelles verrez au Trentequatre et
Trentecinquieme feuilletz, ou pareillement trouverez leurs piedestalz,
bases, chapiteaux, et autres membres qui posent dessus, le tout mesuré
selon ce qu'il doit estre.
En la cornice Dorique figurée au Cinquanteseptieme feuillet, je vous ay mis les quantitez, afin que la puissiez entendre, parce qu'elle n'est de prime face entendible, mesmement en ce qui concerne les proportions qui se doivent garder pour asseoir les Tryglyphes et Metopes: mais je pense que mon travail vous pourra ayder en cela.
Je vous ay semblablement pourtraict un Frontispice Dorique, lequel est au feuillet Cinquantedeuxieme, et est ainsi faict certainement comme il est entendu en Vitruve: Specialement la Frize que jay faicte de ce mesme ordre, afin que prenez garde a la quantité des Metopes et Triglyphes.
D'avantage les petiz piedestatz que les Grecz nomment Acroteres, situez sur le Frontispice,
sont selon la regle de Vitruve, qui veult que ceulx des extremitez n'ayent en
haulteur sinon la moytié de l'arc ou platfons du tympan: mais que
celluy de dessus la poincte, ayt une huitieme partie {parrie} de plus, et aussi l'ay je
faict ainsi.
Maintenant vous convient entendre que les Cornices, Frizes et Architraves que j'ay faict tant de l'ordre Tuscan, que du Dorique, Ionique, Corinthien et
Composé, lesquelz vous trouverez devant les passages ou nostre Autheur en
parle, ont tous leurs membres proportionnez selon le contenu de son texte:
car je n'ay en aucuns lieux abuzé de licence voluntaire: mais encores
vous veuil je bien adviser que toutes les proportions des Cornices proviennent et
se tirent des Architraves: et entre autres choses la face ou liziere estant au
mylieu d'iceulx Architraves, correspond a une des faces de ladicte Cornice ou
les dentelures sont figurées et taillées: chose qu'il fault bien
observer, encores qu'en aucunes Cornices il y ait par foys des mansoles ou consolateurs:
et en ce cas est requis prendre garde que l'on n'y face des dentelures ou
canaulx: car ce seroit directement contrevenir aux preceptes de nostre
Vitruve, qui le defend expressement.
Les formes de toutes icelles Cornices ont esté par moy mises en grand volume, afin que les ouvriers puissent facilement prendre dessus les grandeurs et grosseurs dont ilz pourront avoir afaire: et semblablement leurs saillies,
mesmes a ce que lon puisse trouver sans grande peine que mes figures se
conforment au texte.
Il n'est ja besoing d'escrire des entrecolonnes, consideré que nostre Autheur en a dict tout ce qu'il fault, pour planter au devoir toutes colonnes selon les Cinq ordres de bastimens, tant sur les frontz que devers les costez, au moyen dequoy chacun pourra bien aysement congnoistre comment se doit conduire
l'ordre dont il se vouldra servir.
Au regard des portaulx, ouvertures ou lumieres, mon advis est que le texte de Vitruve n'est gueres facile a entendre, mesmement en ce qu'il dict estre
convenable que l'Architrave, Frize {Erize} et Cornice doivent pencher de
certaine quantité: et pourtant j'en ay bien voulu faire une figure,
laquelle vous trouverez au feuillet Quarantedeuxieme, et servira pour vous donner a entendre le texte: mais il fault bien que celluy qui en vouldra faire son
proffit, et mettre la main a l'oeuvre, ne soit ignorant de Perspective:
autrement il ne fera chose qui soit bonne, si ce n'est par accident, et non
par art.
Pour les proportions du corps de l'homme, vous en avez suffisante declaration dedans le texte aux feuilletz Vingt sept, Vingthuyt, et Vingtneuf, ou vous trouverez les figures que j'en ay faictes correspondantes a l'intention de l'Autheur: parquoy n'en repeteray autre chose, pour autant que langage superflu est ennuyeux a toutes gens de bon entendement.
Or vous ay je escrit ce que j'ay entendu des membres d'Architecture selon les regles de Vitruve, et que Dieu m'en a donné l'intelligence: Toutesfois je supplie estre excusé si aucune chose se treuve oubliee: mais Dieu
aydant vous me trouverez avoir suivy la vraye intention de Vitruve, et aux lieux ausquelz
il a esté mal entendu par aucuns maistres, je l'ay bien voulu donner a
entendre et declarer selon que mon petit et debile entendement la peu
congnoistre et comprendre.
FIN.
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Notes
Note 1. Grands peintres et architectes de la Renaissance italienne: Raffaelo
Santi (1483-1520), né à Urbino; Andrea Mantegna (1431-1506);
Michelagniolo di
Lodovico Buonarotti-Simoni, dit Michelangelo (1475-1564); Antonio Picconi da
Sangallo (1483-1546); Donato d'Agnolo, dit Bramante Lazzari (1444-1514).
Note 2. Sebastiano Serlio (1475-1554); s'installa en France 1541. Plusieurs
livres de son Architettura (livres 1-4, 1537-1545; livre 5, 1547)
furent traduits en français par Jean Martin, le traducteur de Vitruve:
Le
premier livre d'Architecture et Le second livre de
Perspective, Paris, 1545; Le livre des Temples (Quinto libro d'Architettura), Paris, 1547.
Note 3. Pierre Lescot, seigneur de Clagny, près de Versailles (1510-1571), architecte. Son plan pour la reconstruction du Louvre, voulue par François Ier, fut approuvé par Serlio. Pour l'exécution, Lescot engagea, entre autres, le sculpteur Jean Goujon.
Note 4. Philibert de l'Orme (1510/15?-1570). La construction du château
de Saint-Maur-les-Fossés qu'il fit pour le Cardinal Jean du Bellay eut
lieu entre 1541 et 1547.
Note 5. Albrecht Dürer, peintre allemand (1471-1528).
Note 6. Guillaume Philandrier (en latin Philander; 1505-1565), archéologue et architecte. Ses Annotationes in Vitruvium (Rome, 1544) furent traduites en français par Jean Martin (Paris, 1572).