L'ART EN TOILE 
par
Anne Laure CHASSANITE
Séminaire internet de Sciences-Po
(Paul Mathias)
2000/2001

Internet a constitué une révolution dans beaucoup de domaines. Il en a été de même dans le domaine de l'art. En effet, en 1994, le premier logiciel graphique de navigation sur internet est mis au point (MOSAIC), relayé par la suite par Netscape. Les images peuvent alors être largement diffusées sur la toile. Cette possibilité permet au domaine de l'art de se trouver un merveilleux mode de diffusion. Puis, l'internet se développe de façon considérable et commence à toucher une part assez importante de la population mondiale, au point qu'une culture de l'internet se développe. C'est la cyberculture. Ce nouveau média faisant des émules, de nouvelles formes d'art sont inventées, propres à l'internet. Ainsi, internet constitue aujourd'hui pour le domaine de l'art un nouveau et très efficace moyen de diffusion (1). Mais, surtout, il constitue un nouveau mode d'expression artistique (2). 

1) Internet : nouveau mode de diffusion de l'art

A - La diffusion de l'art sur internet.

Internet est incontestablement un puissant moyen de communication. Les musées l'ont désormais compris et la plupart des grands musées ont aujourd'hui un site web sur lequel leur collection permanente a été numérisée.

On trouve ainsi, sur le web, le Louvre offrant une possibilité de visite virtuelle et un aperçu de ses collections. Il en profite bien entendu pour donner des informations sur son histoire, actualité, …et offre même la possibilité d'acheter les souvenirs distribués par sa boutique. Le musée du Prado de Madrid est lui aussi présent sur le web comme beaucoup d'autres grands musées mondiaux.

La question de la gratuité de la consultation virtuelle de musées payants pour le public réel s'est alors bien sûr posée. Certains ont eu peur que cela ne fasse chuter le nombre de visites. Cependant, comme l'affirme David Ross du musée Whitney, le réseau a des vertus éducatives permettant aux gens de mieux connaître et reconnaître les œuvres. Mais, un musée sur internet ne remplacera jamais le fait de « voir de l'art ». Pour lui, au contraire, le web va certainement inciter le public à aller voir les œuvres originales.

Cependant, il est vrai que la fréquentation des musées est aujourd'hui en baisse (sauf pour le Louvre). Nul n'irait évidemment imputer cela à la diffusion de l'art sur internet.  En outre, le gouvernement français a, à la suite du premier comité interministériel pour la société de l'information, publié son programme d'action gouvernementale pour l'entrée de la France dans la société de l'information. Ce programme vise entre autre une numérisation des collections des musées nationaux afin d'en assurer l'accès pour tous et d'éviter que des sociétés privées ne s'en chargent.

En outre, il faut noter que l'art contemporain tient une bonne place sur le web. En effet, l'art classique n'est pas le seul représenté. Ainsi, la société internationale pour les arts, sciences et technologies a son site.  De même, respectant le principe bien connu selon lequel on trouve de tout sur internet, les passionnés de dessin pourront avoir accès au site de Félix le chat et y trouver de vieux croquis. 

Cependant, internet ne nous permet pas seulement de regarder de l'art en ligne sans avoir besoin de se déplacer dans les musées, il nous permet également de rechercher des renseignements de façon rapide et pratique dans des bases extrêmement complètes. De véritables encyclopédies en ligne se sont développées tout comme des magazines d'actualité.

Les performances de l'internet sont ainsi exploitées par le domaine de l'art et la technique du moteur de recherche y est largement utilisée. Le net offre également la possibilité de se renseigner sur l'actualité artistique de façon très localisée. En effet, le quartier new-yorkais de Soho a son site.  Les qualités d'interactivité et d'universalité d'internet sont également exploitées en favorisant les échanges. Certains sites "à la Napster" permettent de déposer des fichiers et d'en télécharger d'autres gratuitement. D'autres favorisent les réflexions en ligne en offrant l'accès à des boites de dialogue. On y trouve des remarques sur la culture et la guerre, l'impact de la guerre sur toute une génération d'artistes, …Enfin, de nombreux sites éducatifs existent exploitant eux aussi les qualités d'internet dans ce domaine. Ainsi, afin d'initier les plus jeunes à l'oeuvre de Picasso, on nous propose de relooker un de ses tableaux…

Les principales caractéristiques de l'art en toile apparaissent donc :il est interactif, pédagogique et fonctionnel. Certains iront même jusqu'à le qualifier de démocratique.  Cependant, internet permet plus que la simple consultation de l'art, elle en permet aussi une appropriation.

B - Le marché de l'art sur internet.

Internet s'est également emparé du marché de l'art. En effet, la découverte d'artistes y est facilitée. Un site s'est d'ailleurs créé dans ce but en octobre dernier. Celui-ci invite les artistes à venir vendre leur travail en ligne et à entrer en contact avec des professionnels du métier. Le site se rémunère par des commissions sur les ventes ou les contrats. Il offre une page personnelle pour l'artiste, une galerie spéciale par catégorie artistique, un podium hebdomadaire promouvant trois artistes…L'internet permet donc de révéler des talents et de dynamiser le marché de l'art. 

Dans cette optique, l'établissement d'échanges internationaux a été rendu possible grâce au web. On peut ainsi y trouver les éditions ARA proposant un Club des Amis de l'Europe et de l'art afin d'établir des liens avec le Japon et de permettre à des artistes d'acquérir une renommée internationale.  Plus directement, internet nous offre des possibilités d'acheter, vendre ou estimer des oeuvres d'art en ligne. Internet offre donc de nouvelles perspectives pour la profession de commissaire priseur. Ceux ci en sont d'ailleurs conscients et parlent « d'évolution programmée de la profession de commissaire priseur ». En effet, la toute première tentative de vente d'art sur internet date de 1996. Il s'agissait d'une oeuvre de Fred Forest, réalisée spécialement pour internet et intitulée « parcelle/réseau ». Il s'agissait d'une vente aux enchères réalisée à l'Hôtel Drouot et portant sur le code secret de l'e-mail de l'artiste. Cette acquisition permettait alors de découvrir l'œuvre et d'en être le propriétaire, l'artiste ayant abandonné tout droit de reproduction sur celle-ci. Le prix a atteint 58000FF. Par la suite, en juin 1998, des enchères en ligne ont eu lieu pour des œuvres de grands maîtres tels que Renoir, Chagall ou Miro. Cette première vente d'art entièrement réalisée sur internet s'est déroulée sur 10 jours et le bilan est plutôt positif. C'est la filiale américaine de la société française Nart qui l'a organisée. Le prix moyen par objet vendu a atteint 385000FF, soit 5 fois plus que prévu initialement. Internet constitue donc un excellent mode de promotion et de diffusion de l'art.

La vente de l'art pourrait ainsi s'étendre considérablement et se populariser grâce au net. Cependant, le développement de la culture internet a amené les internautes à développer une nouvelle forme d'art propre à ce média. Internet constitue donc aujourd'hui un nouveau moyen d'expression artistique.

2) Internet : nouveau moyen d'expression artistique

A - Le développement d'un art du net ou cyberart.

Le web se présente comme un espace vierge à conquérir, suscitant chez son utilisateur le besoin d'agir sur ce nouvel environnement. Comme toute nouvelle technologie, il est à la fois le véhicule de toutes les cultures qui y participent et le lieu de création de la culture contemporaine.

L'art propre à internet s'apparente donc plutôt à de la création. En effet, la création sur internet ne relève pas toujours d'individus se proclamant « artistes » ou ayant une activité principale identifiée comme telle. En outre, les produits de cette création ne sont pas proclamés par avance comme « œuvres ». Actuellement, sur internet, peut être déclaré comme « création » ou « œuvre » soit ce qui s'autoproclame comme tel, soit ce qu'une communauté d'internautes, de critiques, …décide de reconnaître comme tel.

Cette reconnaissance va parfois d'ailleurs au delà des intentions initiales des auteurs. Annick Bureau, auteur de l'ouvrage Pour une typologie de la création sur internet évoque la possibilité d'une évolution durable de la pratique artistique grâce à internet.  Elle nous précise en outre que des artistes s'étaient déjà accaparés des réseaux de communication. Ainsi, le minitel avait inspiré des artistes notamment français et brésiliens, comme Fred Forest ou Eduardo Kac. Cependant, ces différentes œuvres avaient toutes pour point commun d'être éphémères et relevaient plus de l'art en réseau que de l'art sur le réseau. 

Ce nouveau mode d'expression artistique apparaît être reconnu par le monde de l'art réel. En effet, le musée Guggenheim de New York vient de lancer un programme d'acquisition d'œuvres virtuelles. Il envisageait d'abriter les dispositifs créatifs dès fin 1998 dans une structure monumentale en adéquation avec son contenu (dans la pure tradition des musées Guggenheim).  Cet art du web est également encouragé par certaines structures destinées à promouvoir « d'extraordinaires projets qui n'étaient pas encouragés par des institutions plus conventionnelles ».

Ainsi, Diacenter propose un répertoire alphabétique dans lequel des œuvres d'artistes « explorant l'esthétique et les potentiels conceptuels de ce nouveau moyen » sont référencés. Cette structure vient d'ailleurs de conclure une alliance pour produire d'importants projets d'artistes sur le web. B-Une typologie de la création sur internet. Annick Bureau nous propose une typologie de la création sur internet. Elle nous précise que les 2 premières œuvres sur le web furent Waxweb de David Blair, proposant aux internautes de participer à l'œuvre elle même et The File Room de Muntadas, sur la censure culturelle dans le monde. Quatre catégories d'œuvres peuvent être référencées.

  1. L'hypermédia
    La notion d'hypermédia vient de celle d'hypertexte. L'hypertexte est une structure textuelle non linéaire, composée de nœuds et de liens entre ces nœuds. L‘utilisateur peut se déplacer dans cette structure, ce que l'on appelle « naviguer ». Les œuvres hypermédia sont soit fermées, soit ouvertes.
    Les oeuvres hypermédia fermées sont des entités autonomes composées de liens et nœuds internes à l'œuvre. Les œuvres hypermédia ouvertes correspondent à la « webness » ou « webitude ». Cela signifie que ces œuvres relèveraient intrinsèquement du web, comportant des liens, circulations d'informations, participations des individus du monde entier,… Dans cette optique, une œuvre nous propose, grâce à des webcams placées dans divers endroits de la planète, de procéder à un recyclage soit aléatoire, soit en choisissant 3 webcams, afin de créer une image hybride. Cette œuvre est donc pleinement interactive et internationale, c'est à dire pleinement dans la culture de web. Cependant, cette œuvre nous montre aussi comment internet affaiblit la notion d'auteur. En effet, chacun peut être auteur de sa propre création sur internet, même si celle ci ne constitue qu'une réappropriation d'images existantes grâce au retraitement par internet.
  2. Le message est le medium Ces œuvres sont le fruit de l'exploration de medium, du langage de la nouvelle technologie. Elles n'ont d'autre contenu que le medium et ses possibilités techniques. Ainsi, Jodi joue avec le code et le navigateur alors que shredder prétend transformer les données en art. Dans cette même catégorie, on nous propose d'écrire des e-mails anonymes afin de transformer l'art en « acte dans le réel ».
  3. Les œuvres de communication, collaboratives et relationnelles.
    Ces œuvres font appel à la collaboration du public connecté et créent des liens entre elles et le public et entre les différents participants. Ainsi, une œuvre intitulée Chain Reaction consistait en une sorte de « cadavre exquis » visuel. Chacun pouvait choisir une image et l'envoyer sur le serveur où elle prenait sa place dans une généalogie. Cette œuvre n'est aujourd'hui plus accessible.
    Dans la même catégorie, certaines œuvres ne sont pas perçues de la même façon par le public en fonction de l'endroit où il se trouve. Le site TNC clone party relate une semaine consacrée au thème du clonage. Il permet au public n'ayant pas vécu cette semaine de la vivre à travers le web, en donnant un sentiment de communion, d'appartenance à une même tribu.
  4. La « cyberception » se définit comme une perception qui dépasse le physique. La téléprésence en est la meilleure manifestation. D'après Eduardo Kac, c'est « l'expérience sensorielle de sa propre présence dans un espace lointain ». Il s'agit d'agir sur un espace lointain comme si l'internaute y était (à la différence de la catégorie précédente où il ne s'agissait que de vivre un événement à distance).Pour comprendre cette notion, la mission Mars Pathfinder de la NASA de juillet1997 est très instructive. En effet, l'équipe de la Nasa a commandé à distance le robot qui roulait sur le sol de Mars. Elle pouvait donc agir sur le sol marsien comme si elle y était grâce à la présence du robot. Cette opération a été diffusée en direct sur le web, donnant ainsi la possibilité aux internautes non pas de diriger eux mêmes le robot en mouvement sur Mars mais quasiment se « pencher par dessus l'épaule » des navigateurs de la NASA. Des projets à caractère beaucoup plus artistique ont été menés notamment par Eduardo Kac Son œuvre la plus célèbre est « Ornitorrinco », un télérobot que les internautes pouvaient diriger en ligne, le net leur donnant la possibilité de voir à travers les yeux du robot.

Finalement, le cyberart semble être un art de tous (gratuit pour le moment), un art de chacun (un programme pouvant engendrer des variations infinies afin d'offrir à chacun une œuvre unique et individualisée) et un art sans objet (le medium même en constituant la matière). Ainsi, l'internet offre à l'art de nouvelles perspectives. Non seulement il lui assure une diffusion efficace, mais il en renouvelle l'inspiration. Les adeptes du cyberart semblent d'ailleurs constituer une communauté particulière, cet art semblant très conceptuel. Ils partagent tous l'idée d'un internet véhicule d'un intelligence collective et tentent ainsi d'en exploiter toutes les richesses. Cependant, il fait noter qu'internet pose des problèmes, dans le domaine de l'art comme dans beaucoup d'autres, et développe donc quelques sceptiques. Ainsi, les problèmes liés à l'authenticité des œuvres et par là même aux droits d'auteurs se posent. Par ailleurs, les questions concernant la gratuité de l'art sur internet et la remise en cause de la notion même d'auteur dans le cyberart sont récurrentes. Cette réticence face à la diffusion de l'art sur internet apparaît d'ailleurs justifiée, celle-ci posant de vraies questions et constituant surtout un véritable bouleversement de la tradition culturelle (celle qui affectionnait les ambiances feutrées des galeries et musées).