Internet et démocratie
Antoine ESCLATINE
Institut d’Etudes Politiques de Paris
L’internet : Enjeux de théorie politique
Conférence de Paul Mathias 
Janvier 2000



 


 
         Dès leur apparition, les nouvelles technologies de l'information et de la communication ont été vues par un grand nombre d'universitaires, de politiciens ou de militants comme un instrument capable de renforcer la démocratie. A la fois moyen de communication et d'expression, mais aussi outil pédagogique, l'internet semblait pouvoir donner naissance à une nouvelle forme de démocratie "virtuelle" dans un contexte de crise de la démocratie représentative réelle.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Des formes de démocratie purement virtuelle existent-t-elles et quelles sont leurs limites ? Plus encore, ces formes de démocratie virtuelle sont-elles vraiment souhaitables et possibles ?

I Les formes de démocratie virtuelle: existence et limites

   1)Les Communautés virtuelles 

          Le livre de Howard Rheingold marque le début de l’étude sociologique du réseau, qui peut permettre d’étudier la démocratie qui peut s’y développer. Il s’agit de l’expérience d’une communauté qui s’appelle le WELL, qui est une sorte de news group limité à San Francisco et sa banlieue (en tout cas à ses débuts). L’auteur souligne l’intensification des relations humaines via le réseau, indispensable pour le développement d’une démocratie virtuelle. Pierre Lévy, le "philosophe du cyberespace" pour certains, considère cette "ingénierie des liens sociaux" comme l’enjeu majeur du prochain millénaire. Il s’agit selon lui de la prochaine évolution sociale majeure qui permettra de réduire le gâchis des compétences et l’exclusion. 

          Les forums de discussion sont le symbole du libre accès de chacun à la démocratie sur le réseau et aux débats qui y ont lieu. Ils peuvent, selon certains auteurs, montrer en quoi la démocratie virtuelle est sans aucun doute plus proche du modèle athénien que la démocratie "réelle". En effet, ils permettent l’intervention de chacun dans le débat public, sans distinction de quelque nature que ce soit et sans hiérarchie. On passe d’une relation qualifiée de "one to many" à une de type "many to many". En clair, si un homme politique s’adresse aux citoyens par le biais de la télévision, il leur ôte tout droit de réponse. Par contre, les internautes rétablissent un vrai débat entre tous. S’agirait-il du gouvernement du peuple par le peuple ? 

         L’aspect politique des forums de discussion se traduit par forte politisation de ces forums et une forte affluence aux forums de discussion politique. Le deuxième forum français le plus fréquenté après un forum dédié à l’informatique est le forum fr.soc.politique. En visitant ce forum (en se reportant aux débats récents ou plus anciens), on se rend compte que les discussions s'y déroulant sont différentes des débats existant ailleurs que sur l'internet. Il existe une grande liberté d’opinion sur des sujets comme la Serbie ou la Tchétchénie par exemple. De plus, des débats se développent, souvent éloignés des problèmes politiques directs et des solutions préconisées par les partis. Ces débats sont souvent déconnectés des agendas médiatiques et sans aucune imposition de problématique. 

   2) Limites des réseaux 

         Pourtant, les communautés virtuelles ont des limites, en particulier les newsgroups. Rien ni personne ne contrôle Usenet dans son ensemble : en d’autres termes, il n’y a pas de gouvernement Usenet. Usenet ne peut donc être une démocratie au sens représentatif du terme. 

         De plus, les groupes de news fonctionnent comme des espaces à la fois privés et couverts, où la participation suppose l’adhésion aux convictions du groupe fondateur. C’est ainsi que les partisans et les adversaires du droit à l’IVG s’ignoreront mutuellement sur les groupes consacrés à l’avortement par exemple. Enfin, le modérateur de ces forums peut se réserver le droit d’éliminer les interventions jugées déplacées. 

        Ensuite se pose la question de savoir qui peut participer à ces communautés   virtuelles ? A priori, la réponse paraît simple : toutes les personnes qui ont une connexion à l'internet. Mais qui peut avoir une connexion ? Tout le monde n’a pas accès à l'internet et aux réseaux pour des raisons financières et culturelles. 

         Par contre, l'internet peut aider à contourner un certain nombre de lois arbitraires ou de censures. On peut citer l’exemple du journal La Tribune en Algérie qui, après sa condamnation et son interdiction de publication, s’est tourné vers le site de Reporters sans frontières pour publier en ligne et contourner l’interdiction. 

          Mais l'internet ne doit pas court-circuiter les parlements élus dans des conditions normales. Il y aurait sinon un totalitarisme technologique, une sorte de dictature de la majorité électronique, excluant de la société celles et ceux qui ne peuvent avoir accès aux nouvelles technologies. 

II Une démocratie virtuelle est-elle souhaitable et possible ?

    1) Les deux écoles de pensée 

       En fait, il semble exister deux écoles de pensée en ce qui concerne la démocratie électronique. Ce concept de démocratie électronique s’appuie sur la conviction que l’Etat comme structure souveraine et représentative peut être régénérée par la technologie. 

Les deux écoles sont : 

- l’école plébiscitariste qui préfère étendre la démocratie et faciliter la prise de décision par le réseau : en effet, s’il est suffisamment étendu, la somme des opinions individuelles s'exprimant à travers lui permet l’expression rapide de la volonté commune. 

- les modèles délibératifs (Benjamin Barber, Strong Democracy: Participatory Politics for a New Age. Berkeley: University of California Press, 1984.), qui conçoivent les NTIC comme le moyen de renforcer la démocratie et la participation des citoyens. Ils soulignent la délibération plutôt que le vote direct, et ancrent la participation aux débats nationaux par des assemblées locales. L’expérience américaine semble suivre cette direction : de nombreuses associations construisent des réseaux de citoyens qui réintègrent les individus au sein de la vie politique nationale.
 
 

   2) Critique de la démocratie directe 
 

La démocratie directe est présentée comme le stade supérieure du développement de la démocratie alors que par son interactivité croissante et la recrudescence des sondages, elle brise le contrat politique. Les élus sont en réalité protégés des mouvements de l’opinion. Ceci explique la tendance actuelle des médias à favoriser l’émotion dans le traitement de l’actualité. 

La cyber démocratie peut ainsi porter en elle le germe d’un paradoxe : trop de démocratie tue la démocratie. Dans un débat sur la démocratie paru dans The Economist, deux perspectives extrêmes se détachaient dans l’utilisation de la démocratie électronique, via le réseau : un cauchemar tout d’abord, qui découlerait directement de la vision plébiscitariste évoquée plus haut. Un pays opportunément branché décide que les lois se feront à partir des propositions de chaque citoyen, puis seront votées par toute la communauté. Le pronostic d’une telle utilisation du réseau est qu’on ne laisse plus le temps à la réflexion. On surfe sur la vague des émotions populaires sous le coup d’évènements hypermédiatisés. Dans ce cas, les médias de masse se trouveraient dans une position privilégiée pour mobiliser ces masses et influencer les résultats. 

Le danger vis-à-vis de la démocratie classique, c’est que dans cette dernière, on enlève au peuple le pouvoir de faire des lois, en optant pour une démocratie représentative, qui est plus réfléchie et plus pratique. Cela évite le déchaînement de passions populaires.
 
 

   3) La démocratie représentative 

Pour The Economist, la démocratie représentative est plus propice au rêve : par exemple, les représentants élus n’arrivent pas à équilibrer le budget et chargent le peuple de régler le problème, avec plusieurs options présentées électroniquement. Si cette situation peut paraître utopique, elle va dans le sens d’une utilisation de la démocratie électronique comme complément de la démocratie traditionnelle. Ainsi, l’internet peut réellement constituer un palliatif des manques du débat politique et social véhiculé par les moyens de communication traditionnels. En effet, il permet à des opinions minoritaires de se manifester. Un exemple de l’utilisation de l’internet pour obtenir des informations  à propos d'un vote pour les élections des représentants américains au Texas

De plus, si la démocratie traditionnelle établit des clivages entre partis ou entre groupes de pression, l'internet permet à de nouvelles solidarités de se créer, permettant à certains de débattre alors qu’ils n’auraient sans doute jamais eu l’occasion de le faire par d’autres moyens. Ainsi, comme on l’avait déjà vu en première partie, les communautés virtuelles peuvent jouer un rôle actif dans la démocratie par le biais d’échanges virtuels. Par exemple, devant le constat que la majorité des médias était dominée par des blancs, des communautés virtuelles noires se sont développées en Grande-Bretagne (The Chronicle) ou aux Etats-Unis (American Visions Society Online) pour discuter entre eux de tous les problèmes dans leur vie courante. 

Enfin, un vide de la démocratie traditionnelle se trouve dans la puissance des groupes de pression. L’intervention active d’un grand nombre de citoyens pourrait empêcher le développement d’intérêts particuliers : il est impossible aux lobbyistes d’acheter une majorité du corps électoral. C’est pour cela que Mr. Gingrich, speaker républicain de Chambre des représentants, a mis en ligne toute l’activité de cette institution. Pourtant, ce dernier point est plus discutable car l’outil internet entre les mains des lobbyistes est extrêmement dangereux pour la démocratie. 

On voit donc bien que plus qu’une fin en soi, la démocratie virtuelle doit surtout se développer dans le sens d’un outil au service de la démocratie. En effet, les exemples qui marchent le mieux sont ceux où on confie à l'internet certaines des pratiques de la démocratie traditionnelle, non pas en en faisant un gadget mais réellement un nouveau mode d’exercice de la citoyenneté (votes, questions aux élus...). 

Ceci est d’autant plus vrai que si l’internaute est aujourd’hui en moyenne doté d’un grand sens civique (ce qui avait permis au magazine Wired d’annoncer la naissance du   "digital citizen", traduit en français par "netoyen"), cela doit beaucoup au fait que l’outil utilisé étant encore relativement élitiste, il touchait en priorité des hommes jeunes et ayant un niveau d’études élevé. Ainsi, la démocratisation de l’accès même à Internet pourrait faire baisser cet appel à la naissance d’une réelle nation numérique, toujours selon l'expression de Wired, et confiner encore quelque temps la démocratie virtuelle dans un cadre plus restreint.