INTERNET GOVERNANCE
Charles-Henri BOERINGER et Benjamin LANDSBERGER
Institut d'Etudes Politiques de Paris
Internet : Enjeux de théorie politique
Conférence de Paul Mathias 
Mai 2000

I. Radiographie du réseau des réseaux

A. Les "lois naturelles" du cyberespace

    1. Internet comme convention universelle
    2. Les ressorts de la "Web governance"

B. Entre anarchie coopérative et "self-governance"

    1. Le schéma d'origine : le monopole public
    2. Séparation des fonctions, concentration des pouvoirs : un système politique en gestation

II. Un pouvoir a conquérir

A. Des enjeux révélateurs des carences démocratiques de líInternet governance
    1. Les enjeux démocratiques de líInternet governance
    2. Des enjeux économiques de taille
    3. Les enjeux juridiques

B. Des carences démocratiques très contestées
    1. Les carences du système
    2. Quelle démocratie pour Internet ?
    3. Voies de réforme
 

Introduction

Comment qualifier lí" Internet Governance " ? Designe-t-on ainsi le gouvernement d'Internet par lui-même ? Le gouvernement du Net par des intérêts extérieurs à sa propre infrastructure ? Ou plus simplement, la régulation d'Internet ? Dans un réseau qui s'affranchit des frontières juridiques nationales et connaissant un développement à la fois exponentiel et, semble-t-il, anarchique, nombreuses sont les sources de litiges. Les besoins de règles s'expriment aux niveaux les plus divers :

  • Les données protégées : la sécurité des données, le cryptage et tous les modes de protection des information.
  • Le commerce électronique : la protection du consommateur en ligne, la sécurité des transactions, leur transparence et leur taxation.
  • La régulation des contenus : droit de libre communication, problèmes liés à la censure et au filtrage des informations.
  • La propriété intellectuelle : les noms de domaine et les marques déposées, le piratage numérique, la diffusion des úuvres de líesprit.
  • Líaccès et la participation au réseau : les politiques díinfrastructure, les initiatives de raccord aux régions enclavées.
  • Les structures internationales de régulation : líICANN - organe central de la régulation - et ses organismes rattachés, la privatisation du système díenregistrement des noms de domaine.
La présente étude prend le parti díune focalisation sur ce dernier aspect de la régulation d'Internet. Ce choix níest pas arbitraire : le terme d' " Internet Governance ", pour la plupart des acteurs du cyberespace, désigne plus strictement l'interaction des institutions gérant la machine Internet, cíest à dire Internet en tant que système.

A partir de cette définition, le sujet invite moins à un exposé qu'à une enquête. Il faut compter avec le flou du jeu des influences entrecroisées, la complexité du partage des compétences, la prolifération des autorités et lobbies, et surtout la recomposition de la carte des pouvoirs depuis la création, en 1998 de l'ICANN, à líinitiative du gouvernement américain.

Une enquête en deux temps :

1. Description et analyse. Il síagira díabord de décoder, autant que possible, les fondements de l'Internet Governance ; si Internet est bien, comme le veut l'utopie, une structure par essence décentralisée et insoumise aux contrôles traditionnels, tels ceux des pouvoirs publics et des puissances d'argent, n'y a-t-il pas une antinomie entre les deux termes ? On se fixera ensuite pour objectif díidentifier les principes et les acteurs constituant le système politique en cours de formation et díétudier leur interaction.

2. Approche critique des structures en place. Le propos consistera en une évaluation des risques d'une confiscation d'Internet par des intérêts privés. On tentera alors de déterminer en quoi une gestion plus démocratique d'Internet est souhaitable et possible.
 

I. Radiographie du réseau des réseaux

A. Les " lois naturelles " du cyberespace

1. Internet comme convention universelle

La vision la plus répandue voit en Internet une machine planétaire au fonctionnement décentralisé, fonctionnant comme un bien collectif. Líinterprétation utopique du développement du réseau des réseaux síest imposée dans líenthousiasme des origines. En décembre 1994, le mensuel líEntreprise comparait Internet à " un gigantesque Woodstock " : " tout le monde communique avec tout le monde, dans un esprit inspiré du mouvement hippie : aucune autorité centrale, solidarité, gratuité des services échangésÖ " (Cité par E. Marcovich, Les Cahiers français, n°295). Du point de vue de l'utilisateur individuel, líattrait de ce schéma tient à líillusion díune liberté sans bornes. La population du " village global " jouit des conforts de líanonymat, se convainc de son impunité absolue, síinitie au mythe díun Internet autonome, libéré de la contrainte des lois et de la tutelle de puissances extérieures, publiques ou privées. En Internet est célébré un mode de communication conférant à la liberté de communication les moyens de son entière réalisation : chacun síadresse à tous, à volonté et sans intermédiation.

Mais quíentend-on par " mode de communication " ? Parle-t-on díun média à part entière, ou díune technique de partage díinformation ? Ici apparaît un glissement de sens révélateur, porté par líévolution du langage. En son sens díorigine, Internet est un protocole de communication, une norme technique prenant en charge le transfert díinformations díun système informatique à un autre. La formation et líextension díun réseau nécessité un dénominateur commun pour líéchange de données : le gestion du flux des informations, son émission et sa réception, le codage et le décodage des données supposent des règles communes. Des règles qui assurent la fonctionnalité du réseau et qui en définissent les frontières, líaccès au réseau impliquant díen détenir les clés. LíInternet Protocol (IP) est le plus petit dénominateur commun du réseau mondial. Il en est, en quelque sorte, la charte fondatrice. La consécration díInternet comme réseau mondial suit dès lors díun large consensus, par adhésion des nouveaux participants aux règles communes. Ce qui rend possible líexistence díInternet, cíest la propagation díune norme unique, commune à tous les utilisateurs du réseau. Le réseau mondial níest accessible quíà ceux qui en respectent les règles sans concessions. Somme toute, pour restituer líessence díInternet, il faudrait le définir comme une convention. Partant, síil y a une norme universelle au cúur du réseau des réseaux, il doit bien exister un deus ex machina.

2. Les ressorts de la "Web Governance"

Les ressorts de líunité díInternet sont donc fortement déterminés par les contraintes technologiques. Unité ne signifie pas pour autant uniformité, comme le montre la profonde hétérogénéité díInternet en tant que réseau de communication. Sur les fondations communes de líInternet Protocol ont été bâtis des systèmes nettement différenciés de par leurs fonctions et leurs caractéristiques techniques. File Transfer Protocol (FTP), systèmes de messagerie électronique, newsgroups et forums de discussion (mIRC, ICQ, etc.) sont plusieurs faces díun même espace de communication. Le World Wide Web en est désormais la face principale. Il concentre líessentiel de la fréquentation et tend désormais à incorporer les réseaux parallèles díInternet ; les e-mails sont envahis par le HTML, des forums de discussion en temps réel se multiplient dans les sites Web, les navigateurs sont équipés de systèmes FTP. Aussi, l'Internet Governance, c'est avant tout une WWW Governance. La régulation technique du Web se manifeste à plusieurs niveaux :

  • Un protocole commun : le Transfer Control Protocol / Internet Protocol (TCP/IP), commun à toutes les extensions díInternet. Il définit comment " empaqueter " les informations, comment contrôler líintégrité de ces " paquets ", comment procéder à leur réception.
  • Un langage commun : líHypertext Markup Language (HTML). Les pages Web sont des fichiers textuels écrits en langage HTML et dérivés (DHTML, XML, ASP, etc.), parfois assorti de programmes complémentaires (langages Java, JavaScript, JScript, etc.). Le navigateur retranscrit ces lignes de code et reconstitue les pages Web pour affichage à líécran. Il sert également díinterface permettant de circuler díune page à líautre au moyen de liens hypertexte.
  • Un système d'adresses uniques : les adresses IP (ex. : " 205.140.3.722 "), reliées à des noms de domaine (ex. : " sciences-po.fr "), la correspondance étant assurée par le Domain Name System (DNS). Par Top-Level Domains (TLDs), on désigne líextension placée en fin de nom de domaine. Ils sont de deux types : les domaines nationaux (" .us ", " .fr ", " .uk ", " .de ", etc.) et les domaines génériques (" .com ", " .org ", " .net ", " .edu ", etc.).
  • Une infrastructure commune : les données doivent transiter par des " tuyaux " reliés en un ensemble cohérent, comprenant des voies de débit variable. Les paquets díinformation sont aiguillonnés par des routeurs, serveurs intermédiaires communiquant entre eux avec un système díadresses distinct. Ils se réfèrent aux adresses IP pour faire parvenir les informations à leurs destinataires.
Parler de " normes techniques " peut être trompeur. Líexpression peut désigner les conventions par lesquelles une population adopte des principes díorganisation de la vie commune : líobligation de rouler à droite est un exemple de règle " neutre ". Les normes du Web les rejoignent en ce quíelles exigent la formation díun consensus entre les acteurs pour être applicables. Mais elles síen distinguent du fait des biais propres aux choix technologiques. Leur neutralité níest quíapparente, car chaque aspect de líInternet governance engage des rapports de force entre acteurs du réseau mondial. Ce point fera líobjet de développement ultérieurs (II. / A.), mais plusieurs interrogations essentielles émergent déjà être à ce stade de la réflexion : A quel organisme revient-il de définir les standards techniques ? Selon quels principes la distribution des noms de domaine est-elle effectuée ? Quelle est líautorité compétente pour assurer cette distribution ? Comment sont nommés ses membres ? Quelle est leur légitimité ? Existe-t-il des moyens de mettre en cause leur responsabilité ? Qui a le pouvoir díinitiative ? Existe-t-il un " exécutif " de líInternet governance ? Le règlement des litiges relève-t-il du droit commun ? Cíest en retraçant la généalogie díInternet et du Web quíapparaissent de premiers éléments de réponse.

Référence :

B. Entre anarchie coopérative et "self-governance"

1. Le schéma d'origine : le monopole public

Le succès d'Internet et du WWW, c'est celui de standards mis au point par des chercheurs, respectivement Jon Postel, de l'Université de Californie, et Tim Berners-Lee, du Centre Européen de Recherches Nucléaires (CERN), véritables pères fondateurs díInternet et du Web. Un succès qui n'est pas allé sans résistances : le Japon síest longuement obstiné à rejeter la norme TCP/IP ; la France, sous líimpulsion des pouvoirs publics, a développé son propre système, Cyclades, finalement mis hors service en 1978.

Internet est líhéritier direct des initiatives de chercheurs américains qui, à la fin des années 60, menèrent à la constitution díun premier réseau interuniversitaire, líARPANet. Pour ces universitaires, il síagissait de faciliter líéchange de données entre centres de recherche scientifique. La réflexion avait déjà été stimulée par des considérations stratégiques, liées à la volonté de protéger les infrastructures de communication militaire contre des attaques ou des actes de sabotage. En 1968, líAdvanced Research Project Agency (ARPA) obtient un financement public pour développer une nouvelle technologie de communication en réseau.

Le véritable acte de naissance díInternet procède du besoin de permettre aux ordinateurs de líARPANet de communiquer avec ceux díun deuxième réseau développé par la National Science Fondation (NSF). Jon Postel met au point líInternet Protocol, qui est appliqué à líARPANet au début de 1983.

Afin de faciliter la mémorisation des adresses par les utilisateurs, Postel et son équipe ont attribué un nom à chaque ordinateur, lui faisant correspondre une adresse IP individualisée.Le développement rapide du réseau et la multiplication consécutive des adresses a conduit les concepteurs à rationaliser leur distribution. Au début des années 80, les adresses alphabétiques furent regroupées en " domaines ". Des systèmes informatiques séparés étaient chargés de líadministration des différents Top-level Domains, un " serveur racine " (root server) permettant aux informations de transiter díun domaine à un autre. Ce níest que postérieurement quíapparut la métaphore de la " toile díaraignée ", lorsque des núuds intermédiaires (les routeurs) vinrent relier les différentes branches du schéma " en étoile " des origines. Mais líexistence díun serveur central nía pas été remise en question. La centralité est inhérente à líInternet Protocol, puisque líunicité des adresses IP est la condition de la viabilité du système. Dès les origines, la structure même díInternet limitait la portée de toute décentralisation ultérieure de son administration.

Cíest en fait de vagues de déconcentration successives que résultent les institutions actuelles. Initialement, Jon Postel détenait líessentiel du pouvoir de décision au travers de Internet Assigned Numbers Authority (IANA). Il a su imposer son autorité en instaurant des relations de confiance avec la petite communauté des utilisateurs, essentiellement des ingénieurs, des scientifiques et des administrateurs fédéraux. Sa légitimité était celle de líarbitre impartial, níayant de comptes à rendre quíà ses pairs. Ses qualités de technicien importaient autant que sa neutralité pour inspirer le respect des acteurs du réseau. Cependant, au fur et à mesure de líextension díInternet, des faisceaux de connivences se sont constitués autour de cette figure centrale. Des organisations à but non lucratif ont progressivent émergé dans le paysage de líInternet governance, chacune revendiquant líexercice díun magistère díinfluence. Internet Society (ISOC) síest rapidement imposée comme le principal club díexperts attitrés. La volonté de maîtriser líévolution díInternet síy est traduite par des études de prospective et par líédiction de recommandations (Requests for Comments ou RFCs), sous couvert de la réputation de compétence dont sont crédités ses spécialistes. Postel devait compter avec líISOC, dont il approuvait la démarche " rationnelle ", " la compétence, la qualité, le respect ". Le pragmatisme présidait à líélaboration des standards ; les procédures conservaient un caractère résolumment informel.

Tant quíInternet restait confiné à une population restreinte de professionnels et quíil síassimilait à un simple outil de travail, un système díadministration minimaliste pouvait suffire à son développement. Surtout, on ne songeait pas à mettre en cause la légitimité des acteurs de líInternet governance, ni líabsence de formalités dans les processus de décision. La situation change radicalement au commencement des années 90. Sous la pression des milieux díaffaires, le Congrès américain se prononçait en 1992 en faveur de líouverture díInternet au secteur privé. La NSF était contrainte de remettre au marché la distribution des noms de domaine. Mais pour líheure, il était exclu díadopter le mode laisser jouer la concurrence, la viabilité du système militant en faveur díun gestion centralisée du Domain Name System. La société Network Solutions Inc. (NSI) a obtenu de la NSF le monopole du DNS et de líexclusivité du serveur racine. Sous la direction de NSI, un centre díinformation était institué pour líassignation des nouveaux noms de domaine : líInterNIC. Cíest à cet organe quíincombe depuis la tâche díadministrer le serveur racine des domaines génériques, avec pour chef de file líincontournable " .com ". Les domaines nationaux revenaient à des organismes spécialisés créés dans chaque pays, et bénéficiant chacun díun monopole pour líattribution de leurs " domaines réservés ". Les Network Information Centers (NICs) nationaux sont affiliés à líInterNIC, mais disposent díune large autonomie pour administrer leurs domaines respectifs. En France, líAssociation Française de Nommage Internet en Coopération (AFNIC), organisme para-public, se singularise par une tarification sensiblement plus élevée que ses homologues étrangers (notamment américains) et par sa réglementation spécifique, privilégiant la transparence des noms de domaine (par ex., líAFNIC impose aux associations líutilisation du sous-domaine " .asso.fr "). Autre fait singulier, le choix díun acronyme " francisé " semble dicté par la volonté díaffranchir symboliquement cet organisme de la tutèle de líInterNIC, au moyen díune " nationalisation " de sa compétence ; reste quíelle se voit contrainte díemployer le domaine " nic.fr ", de même que " nic.uk " pout Nominet UK (dont le site fait moins de mystère sur ses liens avec les institutions américaines) ou que " nic.de " pour Deutsche NIC (DENIC). La décentralisation est réelle mais sa portée très limitée. Réelle : ce níest plus, pour reprendre la formule díOdilon Barrot, le même marteau qui frappe et dont on aurait raccourci le manche ; ces organisations disposent de leurs propres ressources financières et peuvent édicter leurs propres réglementations. De portée limitée : leur sort est lié à celui des TLDs, qui échappent à leur compétence. En définitive, la décentralisation ne remet pas en cause le schéma monopolistique des origines. Chaque NIC possède une compétence exclusive dans son domaine propre. A nouveau, les structures de líInternet governance se démarquent des discours utopiques. La création des domaines nationaux síest traduite par une revalorisation volontariste des territoires. La figure de líEtat-nation et, indirectement, celle du monopole de la violence légitime retrouvent une place de choix dans líespace consacré du sans-frontiérisme.

Références :

2. Séparation des fonctions, concentration des pouvoirs : un système politique en gestation

Líutopie peut encore se retrancher derrière les domaines génériques. Díune part, " .org ", " .com " et équivalents ignorent parfaitement les logiques territoriales ; díautre part, ils ont été récemment transposés dans un régime concurrentiel, dans le prolongement de profonds changements institutionnels.

Cependant que le contrat de NSI avec le gouvernement fédéral américain approchait de son terme (prévu pour 1998), les acteurs de líInternet governance se sont mobilisés pour redessiner les contours des institutions, redistribuer et déconcentrer les pouvoirs. Le système en vigueur suscitait des critiques décisives ; on soulignait : la rente de monopole perçue par NSI et la faible qualité de ses services ; les effets pervers de la règle " premier arrivé, premier servi " appliquée par NSI à la distribution des noms de domaine (réservation de noms de marques par des particuliers, cybersquatting) ; le besoin croissant díélargir líéventail des TLDs ; le décalage entre líinternationalisation du réseau et la centralisation de líInternet governance aux Etats-Unis. Les noms de domaine étaient alors le point le plus sensible : ressource rare et disputée, ils devaient faire líobjet díune régulation transparente, adaptée aux besoins díun réseau en pleine expansion, de même que reflétant la norme coutumière de consensus entre les différents acteurs . A líautomne 1996 fut institué, sous les auspices de líISOC et líIANA, un Ad Hoc Committee (IAHC) ouvert à la participation du public. Ses travaux donnèrent lieu à la publication de recommandations pour líévolution des noms de domaine, rassemblée dans le Generic Top-Level Domain Name Space Memorandum of Understanding (gTLD-MoU, mai 1997). Mais ce document ne fit pas líunanimité, en particulier dans les milieux díaffaires qui critiquaient le principe díun renforcement des pouvoirs de líIANA, contrôlée par des milieux universitaires et des ingénieurs peu au fait des enjeux commerciaux díInternet.

Le gouvernement américain fit alors son entrée dans le débat, où il dispose díune solide légitimité en tant que co-fondateur díInternet et co-contractant de NSI. Du premier Green Paper publié par líadministration Clinton en janvier 1998 au White Paper de juin 1998, líadministration Clinton dessine et rectifie une esquisse des nouvelles institutions de líInternet governance. Un forum international est inauguré pour la discussion du White Paper. Au total, quatre grandes lignes díorientation ont été retenues : la stabilité, la concurrence, une coordination verticale et privée, la représentation. Díoù la création díun nouvel organisme, avec pour caractéristiques díêtre privé mais à but non lucratif, díêtre basé aux Etats-Unis mais de présenter une composition internationale, de fonctionner à partir de règles écrites pour assurer la transparence des procédures décisionnelles. A líautomne 1998, Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) se substituait à líIANA. Dans le même temps, le gouvernement américain prorogeait son contrat avec NSI jusquíà septembre 2000, sous condition de líouverture du marché díenregistrement des noms de domaine à de nouveaux entrants.

Références :

II. Un pouvoir a conquérir

Au regard de líapproche analytique énoncée, un certain nombre díacteurs prédominent líInternet governance. Scientifiques, industriels, techniciens et gouvernement ont saisi la portée des enjeux que représentent la maîtrise de líarchitecture Internet et du principal élément de rareté du réseaux des réseaux : les noms de domaine. Pourtant, par contraste avec la taille des intérêts en jeu, il semble que les institutions en place montrent de nombreuses carences ce qui appelle à une reflexion sur une démocratisation du système.

A. Des enjeux révélateurs des carences démocratiques de líactuel Internet governance.

1. Les enjeux démocratiques de líInternet governance

LíInternet governance a pour objet díassurer líinteropérabilité des réseaux, líuniversalité des langages, ou la gestion des noms de domaine afin que líon níassiste pas à une prise de contrôle par des intérêts privés de líespace publique mondial quíest líInternet.

La colossale bataille livrée depuis plus de deux ans autour du Domain Name System (DNS) est très représentatif des enjeux gravitant autour de la maîtrise de líarchitecture Internet. En effet, les intérêts ne sont pas seulement techniques mais également politiques, économiques et juridiques.

Le DNS a pour objet díassurer une régulation technique. Il síagit de gérer une rareté, certainement la seule du Réseau. Comme le souligne Tim Berners-Lee (concepteur du Web), la gestion des noms de domaine est certainement le talon díAchille du Web. En effet, líune des raisons expliquant le succès du réseau tient en ce que níimporte qui peut créer un serveur branché sur Internet, ce qui décentralise en principe la Toile. Cette décentralisation demeure cependant incomplète car deux éléments restent centralisés : líattribution des adresses IP et celle des noms de domaine. En effet, pour créer un serveur, il faut actuellement demander (acheter) une adresse à un distributeur central díadresses. Il faut également de mander un nom.

Un nom doit correspondre à une adresse, sans quoi Internet deviendrait totalement chaotique. Or aussi bien le nom lui-même (unique, en principe) que le superdomaine (TLD pour Top level Domain, cíest à dire les .com, .net, .fr...) ne sont pas indéfiniment extensibles : ce sont des ressources limitées ou rares. Donc comme la souligne Tim Berners Lee " si quelquíun veut contrôler le Web, il peut vouloir saisir les adresses IP ou saisir le contrôle des noms ".

Pendant longtemps la distribution díadresse était confiée à une organisation (líInternet Assigned Numbers Authority) dont la garantie de neutralité émanait de la personnalité de son dirigeant, Jon Poste. A la mort de ce dernier en 1998, le gouvernement américain a décider de privatiser cet organisme. De cette manière, la régulation du DNS est aujourdíhui confiée à líICANN, société privée à but non lucratif (non-profit corporation). LíICANN est la seule organisation technique qui soit officiellement structurée. Elle a donné lieu à des discussions internationales Organisation non-gouvernementale de droit américain, elle devra inclure, dans son conseil díadministration élargie des représentants des principaux organismes publics nationaux concernés au niveau mondial.

La première décision de líICANN, et au demeurant la raison essentielle de sa création, est de mettre fin au monopole de Network Solutions Inc.. Sur líenregistrement et la gestion des noms de domaine. Il síagit díune décision de nature politique afin díouvrir le DNS à la concurrence et le soumettre aux lois du marché, garantie de governance selon la vision américaine.

Par ailleurs, líICANN a vocation à réguler et est doté, de fait, de pouvoirs normatifs à cette fin. Cela lui confère un pouvoir important díautant plus quíelle intervient dans un domaine où tout est à faire.

Une mesure attendue concerne la création de nouveaux superdomaines. A líheure actuelle, líICANN gère directement les . com, . net, . org et a concédé aux Etats (moyennant redevances) des superdomaines les identifiant : .fr , .uk , .ca... Il est question díajouter à cela des nouveaux domaine tels que .art pour líart, .bank pour la finance, .mall pour les supermarchés en ligne... Non seulement, il revient à líICANN de choisir les catégories qui jouiront díun top Level Domain propre mais on peut síattendre à ce quíelle se charge díassurer la pertinence des classifications (pour être en .bank, il faut prouver son activité financière par exemple). Ainsi, le danger est de voir entre les mains díun organisme privé un véritable droit de regard sur le contenu des sites.

2. Des enjeux économiques de taille

Líinflation qui caractérise le prix des noms de domaine est parfaitement illustratif des enjeux économiques relatifs au contrôle du DNS. Le nom business.com síest récemment vendu 7,5 millions de dollar (New York Times, 1er décembre 1999) En effet, un nom accrocheur est un atout non négligeable dans líénorme bazar que constitue líInternet. La principale difficulté pour les sites Internet est de se faire connaître et de gagner une audience. La société qui a racheté le nom précité a fait parler díelle et possède désormais un nom que líon níoublie pas. Ainsi, un certain nombre de transactions tournent autour de ces noms à tel point que des sites díenchère en ligne comme eBay vendent au plus offrant des noms accrocheurs.

Pourtant, ces transactions sont principalement le fait de particuliers désirant faire une bonne opération financière en déposant les noms les plus intéressants (phénomène du cybersquatting). Les enjeux économiques qui nous intéressent sont díune autre nature. En effet, le dépôt auprès díun organisme agrée par líICANN díun nom de domaine coûte à peu près 35 dollars par an (cela était totalement gratuit sous la compétence de líIANA). Ce prix est extrêmement élevé au regard de la transaction vendue - il síagit díajouter une ligne sur une base de données - et résulte de la situation de monopole dont a longtemps bénéficié NSI. Depuis líouverture du marché à la concurrence, un accord entre líICANN et NSI autorise cette dernière à conserver le contrôle de la base de donnée des noms de domaine déjà acheté (contre une contribution de départ de 1,25 millions de dollars versée à líICANN). Et pour le maintien de cette base, NSI recevra 6 dollars pour chaque nom de domaine enregistré par un concurrent. Ainsi, les intérêts financiers liés au contrôle et à líenregistrement des noms de domaine sont colossaux. A titre díexemple, NSI vient díêtre rachetée au prix de 21 milliards de dollars. Gandi, SARL française titulaire díune concession délivrée par líICANN, achète 6 dollars à la NSI des noms de domaine en gros et les revend au prix de 12 euros ; cette société a réalisé pour son premier mois díexistence un bénéfice net de plus de 300 000 francs. Et pourtant, son dirigeant dans un récent article (Le Monde, vendredi 28 avril 2000) écrit avec cynisme : " Je suis un voleur. Je vends des noms de domaine. Je gagne beaucoup díargent en vendant à un public qui níy comprend rien un simple acte informatique qui consiste à ajouter une ligne dans une base de donnée ". Et la notion de vol níest pas impropre dans la mesure où la rareté liée aux TLD est artificielle. En effet, la NSI aurait pu y mettre fin depuis longtemps en créant díautres TLD que les trois .com, .net et .org. En créant une rareté, la NSI a ainsi " justifié " le prix de vente de ses superdomaines (70 dollars à líorigine).

Ainsi, le DNS est un marché très lucratif. Il líest díautant plus que le marché est gigantesque et en pleine expansion. En effet, on peut penser quíà terme chaque personne, physique ou morale, disposera de son propre nom de domaine. Surtout, et ici les enjeux financiers rejoignent les enjeux politiques, la redevance perçue par líICANN est versée tant par les particuliers, les entreprises ou les Etats (la France paie líICANN pour disposer du monopole du .fr !) est constitue en quelque sorte la première taxe mondiale.

Références :

3. Les enjeux juridiques

De la simple coordination technique du DNS, le rôle de líICANN síest élargi à une véritable gestion du droit des marques.

Líenregistrement des noms de domaine par la NSI, contrairement aux principes de propriété industrielle, a longtemps pris appui sur la règle du " premier déclarant, premier occupant ". Nombre de sociétés qui síapprêtaient à déposer leurs noms de domaine en .net ou .com (lorsquíils ne sont pas localisés géographiquement ou par stratégie commerciale), ont découvert que leur marques avait été déposée par des tiers, les privant ainsi de líuniversalité de leur nom. Cíest le phénomène du cybersquatting.

Le cybersquatting peut prendre plusieurs formes :

  • Soit il a pour objet de parasiter un nom ou une marque cíest à dire profiter de sa notoriété pour capter de líaudience. Cíest le cas par exemple du site gwbush.com, parodie du site officiel à comparer avec ce dernier (georgewbush.com). A cet égard notons quíun très grand nombre de site tournant autour des noms des deux principaux candidats aux élections présidentielles française de 2002 sont déjà déposés.
  • Soit il a pour objet de prendre les grandes compagnies de vitesse pour leur revendre par la suite leur propre nom. Plusieurs sociétés, par soucis de discrétion ou absence de recours juridique rapide, ont préféré racheter au prix fort le nom de domaine correspondant à leur marque.
LíICANN a décidé de considérer le problème du cybersquatting et de se faire líarbitre des litiges síarrogeant par ce biais une compétence juridictionnelle. En effet, líorganisme est désormais habilitée à trancher ces litiges de propriété industrielle soit directement soit en déléguant cette responsabilité à díautres organismes díarbitrage international.

Aux Etats-Unis par exemple, le site Domain Magistrate est habilité.

Au niveau international, líOrganisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI / WIPO) a recu de líICANN le pouvoir de trancher les litiges en son nom. Or cet organisme international est connu pour être naturellement plus en faveur des marques déposées que des possesseurs de nom de domaine. De plus, selon ses principes, le perdant de líaffaire paie les frais de procédures, ce qui peut décourager les acteurs les plus faibles économiquement.

En tout état de cause, líICANN dans ses compétence juridictionnelles se voit doté díun pouvoir normatif. En tant que juge, líorganisme américain sera en mesure de créer des précédents parfois ex nihilo étant donné la nouveauté du contentieux. Par ailleurs, cette compétence lui donne un droit de regard sur le contenu des sites afin de juger síil síagit díun pur parasitisme ou pas. Un exemple tiré du New York Times émet líhypothèse díun site anti-Pinochet nommé pinochet.com. Un recours de la famille Pinochet pour protéger leur nom mettrait líICANN en demeure de privilégier ou bien la protection du nom propre ou bien celle de la liberté díexpression. Or le choix se fera certainement en fonction du contenu du site.

Au delà des quelques enjeux cités (principalement centrés sur la problématique du DNS), ce qui est fondamental dans la problématique de líIntenet governance cíest la place considérable quíInternet est amené à prendre dans líéconomie et la politique réelles. De même que de nombreux observateurs estiment que la " nouvelle économie " se fonde sur des anticipations de profit, líInternet governance sera amené a prendre un poids considérable au niveau mondial. Cíest pour cela que se pose la question de la légitimité des acteurs qui líinfluencent. Et cíest également pour cela que de nombreuses critiques jaillissent de tous bords contre le système actuel.

Références :

B. Des carence démocratiques très contestées

1. Les carences du système

La quesion qui se pose est de savoir qui a la légitimité pour gouverner líarchitecture Internet. Et cette question révèle une carence à ce niveau des acteurs du système actuel.

En premier lieu líICANN, non profit corporation, fait líobjet de vives critiques.

La thèse soutenue par media-vision.com est très présente sur le Web. Selon eux, une personne privée a fait main basse sur le domaine public et se permet díy légiférer ou díinterdire : LíICANN a procédé à " la privatisation díun espace public mondial possédé par les habitants du monde " . Or cet organisme nía aucun mandat public, aucune légitimité démocratique (pas élue par les internautes), cíest pourquoi media-vision appelle avec lyrisme à une véritable désobéissance civile et à la contestation systématique de son autorité.

Et cíest effectivement líabsence de participation des internautes dans les organes de décision qui fait líobjet des plus fortes remontrances. Aucune consultation níest prévu (aussi bien au sein de líICANN que pour le W3C ou líIETF) alors quíil semble que cela soit techniquement possible.

Une autre critique découle de la première : líaccusation portée contre les organisations influentes de défendre des intérêts particuliers.

Líindépendance de líICANN est remise en cause dans la mesure ou son mode de financement statutaire níest pas encore accepté par le congrès américain. Ainsi, de fait, líICANN survit aujourdíhui grâce aux grandes entreprises et à líEtat américain. Le projet initial du White Paper qui prône le retrait des Etats de líInternet governance semble pour le moment mis à mal : non seulement les Etats financent directement ou indirectement líorganisme, mais ils conservent le monopole sur les noms de domaine nationaux (.fr , .uk etc...)

Ce qui inquiète également cíest líopacité des procédures de nomination de líorgane décisionnel de líICANN (voir, sur le site díICANNWatch, la composition du Board). Ses dix membres ont été nommés sans consultation. Le processus de décision semble être entouré du même mystère, ce qui est díautant plus dangereux que líorganisme níest responsable devant rien.

Les autres organismes sont accusés de défendre des intérêts corporatistes. La faculté díHarvard joue par exemple un rôle prépondérant. Le Board de líInternet Society, qui milite pour le développement des usages sur le réseau, est exclusivement composé de représentants de grandes entreprises. Le World Wide Web Consortium (W3C), compétent pour les langages (HTML, XML...) est largement dominé par un homme, Tim Berners-Lee et financé également par les grandes multinationales. Aucun ne fait appel aux internautes usagers.

La sous représentativité des internautes ajoutée au climat de suspicion à líégard des acteurs de líInternet governance nous amène à nous questionner sur les formes que pourrait prendre la démocratie sur Internet.

Références :

2. Quelle démocratie pour Internet ?

Comment un gouvernement díInternet pourait-il représenter les divers intérêts díun système aussi ouvert ? Comment les usagers peuvent-ils être intégrés au processus ?

De nombreux manifestes ou propositions de réformes se rencontrent sur le Web. Certaines tiennent díune idéologie libertaire visant à síopposer à toute forme de réfulation. Díautres réclament une plus grande consultation des internautes.

Le texte le plus représentatif de cette école est sans aucun doute " A declaration of Independance of the Cyberespace " selon lequel toute gouvernance de quelque nature quíelle soit est antithétique avec líouverture inhérente díInternet. Ce manifeste, a forte teneur idéologique, prône un laissez-faire complet laissant Internet aux mains des usagers. Selon ses adeptes, laToile est déjà gouvernée par un certain nombre díusages sociaux ; son architecture est supposée se développer comme le langage, cíest à dire sans règles imposées mais conformément à une logique de communication.

Media-vision est proche de cette thèse. Ses membres soutiennent que la nature díInternet nous a díor et déjà offert une maturité suffisante pour assurer une autorégulation et prendre chacun nos responsabilités. De plus, il existe un " vouloir vivre ensemble " suffisant pour mettre en place un fonctionnement décentralisé.

Ces visions plus idéologiques que réalistes semble oublier la nécessité technique de la régulation. Elles reposent en outre sur un postulat de décentralisation alors que la réalité de líInternet fait apparaître des oligopoles centraux à bien des niveaux (langages, browsers, DNS...)

Díautres approches plus pragmatiques réclament des mesure favorisant des prises de décision bottom-up plutôt que top-down.

Référence :

3. Voies de réforme

A titre expérimental des associations privées ont financé des projets de consultation des internautes via Internet. Le but est de mettre en place un support technique fiable pour pouvoir par la suite les proposer aux organismes décisionnels afin quíils se démocratisent et sorte des pures sphères intellectuelles et industrielles.

Cependant la mise en place díun organisme élu par les " citoyens du monde " lui conférerait une légitimité supra-étatique assise sur le peuple, figure inexistante jusque là. Le risque est de voir cette entité échapper à tout contrôle, notamment celui des Etats, échapper à tout droit, etc. Cette entité serait en effet, une sorte de gouvernement mondial légiférant, rendant justice, levant un impôt...

Síil est vrai que les organes de régulation díInternet sont nécessaire au point de vue technique, il níen reste pas moins quíune plus grande transparence en leur sein serait souhaitable. La mise en place díorganes de contre pouvoir en son sein paraît utile (à líimage d'ICANNWatch, crée par des universitaire pour surveiller l'ICANN) ainsi quíune véritable séparation de pouvoir. Par ailleurs, étant donné le caractère mondial des enjeux et les grandes disparités Nord/Sud en la matière, une mise sous tutelle de líONU serait certainement une garantie plus sûre de voir se développer équitablement standards Internet. Il semble également que des négociations internationales síimposent sur le sujet : veiller, lors des négociations internationales, à ce que l'ICANN, organisme privé, ne se substitue pas à des institutions internationales existantes dont la légitimité est mieux assurée et l'action plus contrôlable (organismes intergouvernementaux). Veiller en particulier à limiter les visées de l'ICANN à la stricte gestion technique des noms de domaines d'une part, et à la transparence du fonctionnement de cet organisme d'autre part. Éviter que l'ICANN ne devienne à la fois juge et partie, en s'appropriant par exemple la question du règlement des différends.

Références :