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Internet, technique et démocratie

Éric Guichard1

Novembre 2014

Sommaire

1  Actualité et virtualité de l'internet
    1.1  Science, technique et démocratie
    1.2  Confronter les discours enchanteurs à l'expérience
    1.3  Une culture difficile à structurer
    1.4  Critique et démocratie
    1.5  L'internet est le régime actuel de l'écriture
2  Démocratie et internet: état de l'art
    2.1  Discours et travaux
    2.2  De la surveillance généralisée au totalitarisme?
3  Écriture
    3.1  Listes
    3.2  Spatialité de l'écriture
    3.3  Écriture et image
    3.4  Herméneutique

Note: Ce texte est le pre-print de l'article du même nom, à paraître en décembre 2014 dans l'ouvrage Démocratie technique, dirigé par Yves Claude Lequin et Pierre Lamard, dans la collection «Sciences Humaines et technologie» (Pôle éditorial UTBM). Cet ouvrage fait suite à la session Formations technologiques et démocratie technique: quelle pertinence? du congrès national de la SFHST (Société Française d'Histoire des Sciences et des Techniques) qui s'est tenu du 28 au 30 avril 2014 à Lyon.

Résumé

L'internet, entendu comme écriture électronique et en réseau [Herrenschmidt, 2007], transforme nos capacités d'appréhension des textes, des savoirs et des connaissances. Une nouvelle littératie se met en place. Il s'agit de savoir l'expliciter et l'enseigner de façon que nos concitoyens -c'est à dire nous - puissent conserver un esprit critique: savoir comparer, analyser, synthétiser, inventer. Or ce n'est pas facile car il nous faut changer nos habitudes intellectuelles, qui sont souvent le fruit d'une longue tradition, et qui ne se renouvellent qu'après une ou plusieurs générations. Car il nous faut aussi (apprendre à) éviter tous les pièges cognitifs dont le web regorge. Nous sommes incités au vagabondage permanent lorsque nous avons besoin de méthodes et de normes construites en collectif, notamment pour apprendre à lire, à écrire, à penser avec cette nouvelle écriture. En même temps, à l'heure de la généralisation de la publicité et de la surveillance personnalisées, nous n'avons jamais été autant incités à être normatifs, conformes aux attentes du vendeur et du militaire. Ainsi la démocratie, au sens de l'expression plurielle qui se déploie en savoir-vivre collectif par le biais du débat rationnel, est doublement menacée: car les conditions du raisonnement ne sont plus présentes, car la séduction et l'autorité s'y substituent.

Aussi se pose la question de la construction d'une culture numérique2 : une culture de l'écrit contemporain. Réfléchir sur la façon de l'enseigner, de l'école à l'Université, et de la mettre en perpective, par le biais de la philosophie de la technique peut offrir en corollaire les clés pour comprendre comment l'internet prolonge les débats sur la relation entre technique et démocratie.

Cet article ne propose pas de solution clé en main , mais des perspectives et une grille d'analyse qui permettent d'analyser ce qui se joue depuis un demi-siècle entre technique, culture et politique.

1  Actualité et virtualité de l'internet

1.1  Science, technique et démocratie

Il n'est pas aisé de mettre en correspondance les notions de science, de technique et de démocratie: aucune loi générale ne prévaut, et souvent chaque terme n'a pas, à une période donnée, le sens qu'on espère lui attribuer rétrospectivement. Si Clystène se fait le témoin d'une rencontre formidable entre philosophes et géomètres pour casser le système tribal d'Athènes et fonder une démocratie spatialement équitable [Vernant, 1982], le développement des métiers à tisser au XIXe siècle a aussi multiplié de façon industrielle le travail des enfants [Feenberg, 2014] - au moins temporairement - ce qui ne relève pas d'une avancée démocratique. S'il est clair que Descartes et Naudé ont contribué, chacun à sa façon, à l'essor de l'individu - qui prend le droit de ne faire confiance qu'à ses raisonnements - et à celui d'un collectif qui revendique son autonomie en prenant le droit de lire et de commenter tous les livres - et donc de se libérer de la censure - il est difficile de préciser ce qui relève, pour chacun, de la science ou de la technique. À tenter de le faire, nous sommes conduits à réaliser une histoire de ces deux notions, à expliciter les représentations qui les entourent et les alimentent: mépris de la technique, croyance en ses possibilités de transformation des sociétés - déterminisme technique [Edgerton, 2013] -, difficulté à imaginer qu'elle ait un lien avec la culture, etc.

Le cas est encore plus délicat si l'on veut ajouter à ces trois notions l'internet - ou sa version grand public et supposée plus moderne qu'est le «numérique» (cf. note 1). Cela peut se comprendre car l'internet est une chose mal comprise, y compris par ses meilleurs spécialistes3: C'est un système technique non stabilisé [Gille, 1978], à l'évolution encore très rapide. Initialement mis en place et approprié par des scientifiques (toutes disciplines confondues, surtout entre 1995 et 2000), il est devenu un vecteur de consommation aussi internationale que débridée. Il est souvent évoqué comme un «espace de communication mondialisée» sans que la notion d'espace ne soit précisée, sans que l'importance déterminante de l'écriture - désormais érigée en industrie - dans la pratique communicationnelle ne soit remarquée. L'internet se transforme aussi du fait de la création et de l'extension de nouveaux marchés économiques, de la multiplication et de la recomposition d'entreprises en lien direct ou indirect avec lui4 en même temps que se joue une partie de cache-cache entre ces entreprises et les États, notamment en matière de dérégulation, d'offensives juridiques, d'esquive de l'impôt ou de réinterprétation du droit (CNIL désormais mutique, cookies déposés pour notre «bien», etc.), sachant que, parmi les règles toujours contournées de ce jeu, la mieux respectée s'avère celle d'une collaboration tacite entre services secrets et grandes entreprises de la circulation des flux.

1.2  Confronter les discours enchanteurs à l'expérience

De nombreux discours nous affirment que les maîtres de l'internet sont nous-mêmes, ses utilisateurs finaux - pourtant condamnés à subir le formatage des pratiques imposé par les fabriquants d'ordinateurs, de téléphones, de plates-formes d'intermédiations (réseaux sociaux) et à être suivis à la trace et mis en fiches. Alors que ces discours se déploient et nous garantissent que la vie politique et l'accès au savoir se démocratisent grâce à l'internet, notre accès à l'information se réduit, se complexifie et se singularise (dans le temps, suivant les machines que nous utilisons) au point que la comparaison de résultats documentaires n'est plus possible. Deux personnes adressant la même requête à Google, champion de la personnalisation des profils, obtiendront des réponses différentes. Les fondements du débats sont alors complexifiés par l'instauration d'une documentation qui n'est plus universelle. Il nous est interdit de consulter la 1001e réponse d'un moteur de recherche, y compris quand il nous affirme avoir trouvé des centaines de milliers de pages répondant à nos questionnements (voir images 1 et 2). Les sites généralistes5 sont mis en avant, rendant délicate l'obtention d'informations pertinentes sur des points spécialisés (scientifiques et politiques).

Donnons un exemple. Un/e étudiant/e à qui nous conseillons l'usage du logiciel convert (le moteur d'ImageMagick, qui permet un traitement efficace des photographies) peut avoir des difficultés à le retrouver: ille6 arrivera vite à ses fins avec la requête «syntaxe convert resize», ce qui prouve que comme souvent, nous contournons les réponses banales par le biais de notre propre culture7. Encore faut-il en disposer a minima. La requête «syntaxe convert» est bien moins efficace: elle donne avec le moteur de recherche Ixquick, qui a ici une fonction de témoin8, un premier résultat en 13e réponse (page 2) sur un site qui semble écrit dans une langue slave (voir figure 3), en fait en japonais (et dont le responsable est à Osaka, cf. figure 4); un second en 18e réponse, qui semble assez pertinent (évocation de «fichiers raw ou tiff»), mais qui n'est qu'un site cybersquatté mis en vente (voir figure 5). Nous découvrons avec Ixquick une première réponse utile en page 3 (22e réponse, relative à la formation debian, voir figure 6). Avec Google, il faut aussi attendre la page 3 (27e réponse) pour obtenir une information réellement pertinente (renvoi vers www.imagemagick.org, cf. figure 7).

A-demo-Google1.png

Figure 1: La réponse optimiste de Google à la requête «internet et démocratie»: 17 500 000 réponses. Cette recherche et les suivantes ont été réalisées le 30 août 2014.

A-demo-Google2.png

Figure 2: Réponse du moteur à la requête https://www.google.fr/search?q=internet+et+démocratie&start=1000 (donner les réponses de rangs 1001 et supérieur à la requête «internet et démocratie»). Nous réalisons que le moteur ne nous donne accès qu'à 0,05% des réponses calculées. Accepterions-nous une bibliothèque universitaire qui nous interdirait l'accès à 99,95% de ses documents?

En revanche, la simple requête «convert photo», aussi spontanée pour un néophyte que de bon sens, déroute littéralement l'utilisateur vers une série de sites commerciaux, qui peuvent aller jusqu'à installer malgré lui des logiciels de surveillance sur son ordinateur (comme le logiciel Genieo), sinon le désorienter complètement tout en l'incitant à multiplier les achats en ligne: nulle mention du fameux moteur ImageMagick dans les 6 premières pages de réponses d'Ixquick. On en trouve une de façon détournée en page 2 de Google (http://doc.ubuntu-fr.org/imagemagick).

A-ixquick-convert.png

Figure 3: La seconde page de réponses d'Ixquick avec l'illusion d'un site pertinent, écrit en une langue d'Europe de l'Est (roflos.org, 3e réponse de cette copie d'écran).

A-roflos.png

Figure 4: De l'Europe de l'Est au Japon: le site précité roflos.org, supposé préciser la syntaxe de convert.

A-maroc-convert.png

Figure 5: La seconde réponse supposée pertinente d'Ixquick. En fait, on tombe sur un site à vendre.

A-ixquickconvertp3.png

Figure 6: La 3e réponse supposée pertinente d'Ixquick l'est vraiment.

A-convert-google.png

Figure 7: Avec la requête «syntaxe convert», il faut attendre la page 3 pour trouver une réponse pertinente de la part du moteur de recherche Google (la dernière de cette copie d'écran).

1.3  Une culture difficile à structurer

Nous pouvons multiplier les exemples qui témoignent de notre difficulté à retrouver des outils, des textes de référence, voire des informations croisées par le biais de ce nouveau système d'écriture qu'est l'internet, et désormais ses instruments complémentaires que sont le web et les moyens de s'y repérer. Limitons-nous à un: s'il est aisé de trouver des informations sur le dictionnaire de Trévoux (1re réponse: http://fr.wikipedia.org/wiki/Dictionnaire_de_Trévoux), il est plus difficile de retrouver l'industrie dominante de la ville à la période de sa publication. Les personnes averties pourront saisir la requête «tréfilerie Trévoux», mais tomberont sur une série de sites personnels ou commerciaux sans rapport avec le monopole de cette ville (cf. figure 8). Ici encore, la culture est un prérequis: la requête «tréfilerie trévoux dictionnaire» donne les résultats escomptés.

A-trevoux.png

Figure 8: La première page de réponses de Google à la requête «tréfilerie Trévoux» ne nous donne pas du tout ce que nous attendons. Nous sommes ici au plus loin du registre de l'érudition historique, au plus près d'une logique consumériste primaire.



En première synthèse, nous pouvons déduire les faits suivants:

  1. la recherche d'informations est difficile, même dans un registre semi-populaire comme le traitement de l'image;

  2. l'accès à des (res)sources9, outils ou savoirs fiables est pollué par une kyrielle de sites et d'entreprises qui semblent fonder leur modèle économique sur l'étouffement cognitif de l'utilisateur;

  3. la littératie requise est spécifique: mélange de compétence technique, d'érudition, d'astuces pour éviter les chausses-trapes du web et pour détourner/contourner les fonctionnements standard des moteurs de recherche. Il est difficile d'imaginer comment de telles compétences pourraient s'acquérir spontanément: une formation précise et approfondie semble nécessaire;

  4. notre utilisateur-roi, à qui sont promises toutes les libertés, risque donc d'avoir de réelles difficultés à recueillir des savoirs ou des méthodes fiables dans le temps et qui lui servent d'échafaudage intellectuel.

1.4  Critique et démocratie

Pour le dire autrement, le premier niveau de l'esprit critique, qui renvoie à la faculté de comparer, de commenter, de rester à distance des informations inutiles ou fallacieuses et d'apprendre n'est pas garanti avec l'internet actuel. Le second niveau, qui fait référence à la capacité d'exprimer une analyse politique ou philosophique qui intègre le «fait internet» semble encore plus difficile. Nous le vérifions à l'Université: habituelle garante de la tradition critique au meilleur sens du terme, elle multiplie depuis une dizaine d'années les discours d'escorte des nouveaux produits, de la tablette californienne à l'outil de médiation sociale le plus populaire. Paradoxalement, il faut aller à l'étranger ou rencontrer des ingénieurs pour trouver des analyses de l'internet qui intègrent cette critique, que les sciences sociales françaises ont bien des difficultés à s'approprier (à l'exception de chercheurs comme Pierre-Antoine Chardel, Henri Desbois, Clarisse Herrenschmidt, Philippe Rygiel).

Nous pouvons aussi nous demander pourquoi les analyses politiques sur la technique et sa relation à la démocratie, bien développées en France et en Allemagne, ne fonctionnent plus. Certes, les raisons sont en partie historiques: il semble que le nucléaire civil n'ait jamais eu si bonne presse. Un éparpillement des enjeux (la mondialisation des échanges et la compétition construite entre travailleurs10, la focalisation sur le monde arabe, ses évolutions politiques et ses énergies fossiles) et un affaiblissement de la culture de la critique depuis les années 1980 (consécutif à la baisse du pouvoir d'achat des personnes, à la raréfaction de l'emploi, à la «retaylorisation»11 des métiers ) constituent un premier faisceau de causes.

Il est aussi possible que l'internet, parce qu'il est un nouveau système technique, nous donne le désir de dépasser nos représentations relatives au pouvoir de l'industrie, à la domination politique que permet la maîtrise d'une technique (par exemple militaire). Il est au moins nécessaire d'actualiser ces représentations, en précisant les nouveaux acteurs, les idéologies émergentes, et aussi les formes potentielles d'appropriations et d'émancipations populaires ou savantes. Cette nouveauté nous confronte aussi à nos catégories conceptuelles (l'outil, la science, la pensée, l'industrie, le pouvoir) que nous articulons plus souvent de façon dogmatique ou idéologique que nous le croyons. Par exemple, la notion de moyen est commode mais insatisfaisante. Etienne Jules Maray, qui révolutionne avec la chronophotographie notre compréhension du mouvement chez les êtres vivants et nous donne des pistes pour la mécanique des fluides, nous rappelle que la technique ne se réduit pas à un moyen au service d'une fin et qu'elle n'est pas une simple application de la théorie.

Quelle spécificité de l'internet peut nous inviter à prolonger les critiques politiques de la technique et nous donner espoir que nous pouvons en construire de nouvelles?

1.5  L'internet est le régime actuel de l'écriture

L'internet est tout d'abord le fruit d'une codification de l'écriture, avec ce qu'elle ouvre de possibilités (tout signe de toute langue écrite peut être le composé d'une suite de 0 et de 1), de combinaisons (parfois illogiques, mais aussi inattendues: toute image devient texte), d'échafaudages à la fois intellectuels et techniques. Nous y reviendrons. Il est aussi une mise en réseau de cette codification.

Avec l'internet, nous redécouvrons que notre pensée est autant technique que «spirituelle» [Dagognet, 1989]. Plus exactement, l'informatique nous a rappelé que ce que nous croyons relever de l'original, de l'intellectuel, du psychique, est essentiellement enchâssé en des listes, des méthodes, des recettes. Prenons un exemple: combien de fois avons-nous eu le désir de produire une carte ou un graphique pour accompagner un raisonnement ou au contraire le mettre à l'épreuve, et avons-nous abandonné? Parce que nous ne savons pas faire ou parce que c'est trop lent. Pourtant nous avons les fonds de carte, les chiffres, les noms des pays, etc. Et nous savons bien qu'une carte est la résultante de procédures mécaniques si banales qu'une machine sait les réaliser: associer une couleur à une surface, souvent en fonction d'une valeur. Un travail d'une platitude machinique qui souvent nous dépasse, alors que nous possédons les logiciels les plus simples qui nous permettraient de le réaliser (au pire: Inkscape12, Illustrator).

Ceci nous donne l'impression qu'à quelques exceptions près, notre pensée n'est que l'agencement de réflexes consécutifs, tous tirés d'une bibliothèque un peu désuète et souvent bien difficile à dépoussiérer, à moderniser.

Ici, la nouveauté consiste à nous rappeler des formes ancestrales de la technique que nous avons tendance à nier au plus haut plan théorique: non pas son utilité, sa fonction de moyen, mais la façon dont elle constitue une tresse inséparable avec la culture et la pensée. Par exemple, depuis environ 5000 ans (soit à peine 200 générations), ces dernières, mais aussi nos représentations du monde, notre histoire, nos savoirs sont reconfigurés par une technique particulière, l'écriture (et nous savons le temps que nous passons à l'acquérir, la maîtriser). Ce que Goody appelle une technique intellectuelle réflexive: qui peut être énoncée, explicitée par son propre biais. L'écriture n'a rien de magique: elle nous appartient, nous pouvons l'oublier, la faire évoluer, elle a des effets considérables: puisque sa maîtrise et celle de sa production par les humains dépasse leur temporalité, elle génère des méthodes, des écoles de pensée, des traditions. Et si les unes ou les autres apparaissent prometteuses ou néfastes, stériles ou émancipatrices, il est bien difficile d'en accuser ou d'en promouvoir l'écriture.

Tout au plus pouvons-nous nous étonner que nous érigions la pensée comme le propre de l'humain, que nous écrivions tant à son sujet tout en oubliant qu'elle est fondamentalement le corollaire de l'écriture. Ainsi l'internet dévoile-t-il un paradoxe qui nous aveugle, mais qu'avaient déjà souligné Leibniz, Boole, Dagognet, Granger [Granger, 2001] et Parrochia [Parrochia, 1992]. La pensée est bien plus algorithmique, méthodique et calculatoire que nous le croyons. La technique qui en permet le déploiement est l'écriture. Ce que comprennent bien les mathématiciens, qui ont conscience du fait que leurs questions sont à l'entrelacs de l'écriture, la technique et la pensée.

Aussi, parce que l'internet relève de l'écriture, se pose vite la question de la reconstruction d'une culture de l'écrit qui intègre ses plus récents ingrédients et infléchissements: l'informatique et l'internet. Et qui tienne aussi compte de leur industrie, sans pour autant oublier sa propre histoire, c'est-à-dire sa raison d'être: la critique des textes et des pensées, au sens d'une maximisation de la vérité, sinon de la raison.

En première conclusion, nous comprenons que l'articulation entre internet et démocratie n'est pas aisée à établir: assurément pas plus que celle entre technique et démocratie. Nous avons vu aux points 1.2 et 1.3 que l'internet actuel et ses pièges est inquiétant pour qui espère un déploiement bien balisé du savoir, de la capacité critique et du débat démocratique. La nécessaire recomposition d'une culture de l'écrit, éventuellement source de potentialités émancipatrices, ne rend pas plus optimiste: elle prendra assurément du temps, comme toute culture de l'écrit. Néanmoins, les rudiments de cette culture sont étonnamment accessibles et c'est à nous de la sculpter: ici, le citoyen, quel que soit son âge n'est pas démuni s'il sait écrire, compter, dessiner.

2  Démocratie et internet: état de l'art

2.1  Discours et travaux

Les groupes qui s'intéressent réellement à la question de la démocratie à l'heure de l'internet sont rares dans le monde universitaire français. Ils se rencontrent plus fréquemment dans des réseaux informels, dits (h)activistes13: Quadrature du Net, Framasoft (http://www.framasoft.net/), en sont des exemples. On en rencontre aussi chez certains artistes. Le réseau européen qui témoigne au mieux de cette circulation entre monde de l'art, université et critique politique est certainement l'Institute of network cultures qu'anime Geert Lovink à partir d'Amsterdam (http://networkcultures.org).

Aussi le débat apparaît-il majoritairement dans les médias, sous une forme parfois décevante, quand les personnes qui nous assurent que cette technique en réseau va améliorer nos participations politiques sont les moins démocrates14.

Les «nouvelles technologies» sont aussi présentées comme porteuses de participation, d'échange, avec leur potentiel d'utopie politique (internet, web 2.0, réseaux sociaux, etc.). Dans les faits, ces discours se résument à une invocation du déterminisme de l'innovation. Ce dernier est encore plus incohérent (et contredit par l'histoire) que le déterminisme technique (qui affirme que la technique transforme la société) dans la mesure où il porte sur des techniques instables et vouées à disparaître avant même qu'on ait fini d'en faire l'éloge [Edgerton, 2013]. Les universitaires sont assez nombreux à se faire les chantres de ces analyses, qui confinent au discours d'escorte du dernier produit industriel à la mode [Guichard, 2012].

2.2  De la surveillance généralisée au totalitarisme?

Ces credos enchanteurs sont aujourd'hui un peu contrariés par les travaux des lanceurs d'alerte, dont les plus médiatiques sont Assange et Snowden. Mais le fait que ces derniers ne soient plus libres de leurs mouvements augure mal de la capacité des États à tolérer la critique démocratique, surtout quand elle s'adresse à leurs pratiques de surveillance.

Toujours est-il que les articles de presse évoquant ces faits se multiplient. Voici quelques références tirées du Monde (la date de publication est précisée dans l'URL), qui nous rappellent (discrètement) que la France et la Grande-Bretagne ont les mêmes pratiques que les États-Unis en matière d'irrespect de la vie privée, et donc de la pensée politique de leurs citoyens:

À cette situation où des apprentis sorciers dotés de moyens sans précédent déploient des pratiques de surveillance qui dépassent considérablement celles que les deux totalitarismes les plus monstrueux du XXe siècle avaient mises en place s'agrègent des pratiques qui s'appuient sur les mêmes méthodes pour nous rendre, par l'intermédiaire de la publicité ciblée et du formatage des moteurs de recherche, de dociles consommateurs qui ont difficilement accès à la pensée critique, ou les moyens de la construire.

Pour autant, le fait que l'instrument premier de cette coercition et de cette aliénation soit l'écriture ne nous rend pas complètement démunis, ni pour élaborer cette critique, la structurer, la partager, ni pour construire une philosophie en prise avec le contemporain. L'écriture est une technique suffisamment retorse et espiègle pour ne pas devenir l'unique propriété de celles et ceux qui veulent n'en faire qu'un moyen pour arriver à des fins anti-intellectuelles.

3  Écriture

La description suivante que nous faisons de l'écriture est relativement traditionnelle - dans le sillon tracé par Descartes et Leibniz jusqu'à Goody - et aussi particulièrement adaptée à la réalité de l'informatique et de l'internet. Preuve de la sagacité des penseurs ici évoqués, preuve aussi de la lente histoire de l'écriture: contrairement à ce que nous entendons, l'internet n'a rien de révolutionnaire.

3.1  Listes

Les ordinateurs fonctionnent majoritairement avec des listes, et c'est ainsi que sont encodés les caractères, à partir d'un alphabet binaire. Cela fait des millénaires que nous savons qu'existent des systèmes de base numérale différents, et deux siècles que nous avons compris avec Boole la force et l'utilité du système à base 2. L'idée d'associer un signe (une lettre) à un nombre date de l'invention du cryptage, déjà évoqué par Thucydide. Associer la valeur 97 à la lettre «a», 171 au guillemet ouvrant, 55 au symbole 7, et 9200 à celui d'un réveil-matin ne relève d'aucune intelligence: il s'agit d'une simple mise en liste (en fait d'une correspondance). Or la liste a deux effets: elle déstructure nos catégories, élargit notre cadre de pensée. Si 7 est associé à 55 et 8 à 56, pourquoi donc ce n'est pas le nombre 15 (7+8), mais la lettre «o» qui est associée au code 111 (55+56)? Pourquoi le réveil-matin devient-il l'équivalent d'une lettre de l'alphabet? Qu'est-ce qu'un alphabet et pourquoi un idéogramme chinois, l'alif arabe et le point-virgule finissent-ils par avoir le même statut? Est-ce à dire que nos anciennes oppositions (par exemple entre nombre et mot, entre écritures cyrillique et danoise) perdent de leur pertinence?

Le second effet de la liste est itératif: pourquoi ne pas construire une liste de listes, ou des opérations (de tri, de combinaison, comme nous l'avons fait en additionnnant 55 et 56, etc.) sur elle-même? Nous arrivons rapidement au tableau, à la matrice. Autres procédés sans intelligence aucune, certes, mais qui conditionnent la possibilité de permettre à la pensée d'avancer. Par exemple en s'extrayant du mode linéaire de l'écriture pour opter pour un mode planaire.

3.2  Spatialité de l'écriture

Ce que fait Descartes quand il refonde la géométrie - en fait les bases de l'algèbre moderne. Certes, il invente les polynômes. Mais peut-il multiplier aisément les polynômes sans se perdre s'il n'invente pas une disposition qui lui permettra, à coup sûr et sans erreur, d'obtenir le résultat de cette opération et d'en comprendre le mécanisme, la règle? La figure 9 nous fait comprendre, d'un coup d'oeil, son coup de génie aussi technique qu'intellectuel.

Descartes-1637/Descartes-ecr-plan-1637.png

Figure 9: Descartes, 1637. Avantages de l'écriture spatiale. L'invention de l'algèbre, une technique intellectuelle manifeste.

Chaque polynôme15 sur une ligne est ordonné suivant les «puissances décroissantes» (on repère, sur la première ligne, un y4, des termes en y3, en y2 notés par Descartes yy, etc. jusqu'aux unités: 81). Mais pour additionner sereinement ces fragments de résultats, Descartes les inscrit les uns sous les autres, en respectant l'ordre en colonne (puissances décroissantes) de la première ligne. Ainsi, le résultat tombe «sous le sens».

Nous remarquons une autre forme d'écriture spatiale, avec la notation en exposant: le 4 en haut à droite du y signale une opération de pensée explicitée par ce choix d'écriture16: y4 signifie évidemment yyyy.

Les mathématiciens multiplient les exemples où l'écriture garantit non seulement la possibilité du raisonnement, mais aussi l'absence d'erreur: ce n'est plus le développement de la pensée qui est ici rendu possible, presque mécaniquement, par l'écriture, mais sa cohérence [Villani, 2012].

La disposition planaire est devenue une habitude en programmation: sinon on ne peut se relire. Des logiciels spécifiques, les éditeurs17, facilitent cette lecture en automatisant les indentations. Ils font plus: ils «colorisent» certains mots que nous posons sur l'écran, pour nous signaler leur fonction. Jusqu'à ce point, nous pourrions penser que tout cela relève du code, et qu'il ne faut pas confondre ces lignes de code avec la «vraie» écriture: celle du philosophe ou du romancier. C'est oublier l'intervention de l'auteur du programme: pour se comprendre lui-même (se relire), il choisit des mots spécifiques (des noms de variables) qui ont un sens explicite.

Par exemple, dans la figure 10, $coupleindexeparligne nous permet de nous assurer que c'est bien un couple de mots que nous repérons.

img-codeperl-long.png

Figure 10: Spatialisation et colorisation du texte sont essentielles à la programmation. Sommes-nous face à du code technique ou un texte littéraire? Ce langage scripté (Perl) qui n'est pas vraiment un langage, «parle» autant aux humains qu'aux machines.

3.3  Écriture et image

Que nous soyons historien, mathématicien, sociologue ou autre, nous nous accordons tous sur le fait que l'écriture est l'outil optimal pour développer un raisonnement, pour vérifier pas à pas sa rigueur, ses enchaînements. Et nous avons cependant tendance à sous-estimer son architecture technique. Celle-ci nous permet de retrouver une source avec la bibliographie, succession ici de lettres et de chiffres (la date) qui nous renvoie à la fin du chapitre ou de l'ouvrage, lequel nous oriente vers une bibliothèque ou un site web; avec les citations, qui permettent à leur tour de retrouver le contexte des signes qu'elles contiennent; avec l'index. Cette architecture nous aide aussi à comprendre le sens d'une phrase (avec la grammaire, les déictifs...) et les formules (de chimie, de physique). Nous découvrons alors une série de règles, d'opérations, qui renvoient à des associations, et finalement à une combinatoire textuelle (l'exercice de la dissertation en constituant une forme bien connue).

Ceci ne vaut pas pour une image, par exemple une photographie: même les cartes sont d'une sémiologie pauvre, et il est difficile de les associer, de les structurer, d'en tirer du sens, de nuancer ce dernier. Si nous désirons indexer une image, nous écrivons du texte que nous collons derrière elle. Pourquoi donc ne pas étendre à l'image ce que nous savons faire avec le texte? Y a-t-il moyen de lui donner la souplesse (décomposition, réarrangement, structuration) typique de l'écrit? Cette question n'est pas neuve: elle date de l'essor de la preuve graphique, donc du milieu du XIXe siècle - les plus friands en étaient les physiciens, les ingénieurs cartographes, et Etienne Jules Maray en est aussi un bon exemple. Elle a trouvé une première réponse avec l'informatique, une seconde avec l'invention du web [Guichard, 2008]. Aujourd'hui, quasiment toutes les images sont doublement textuelles: elles sont écrites, et les outils informatiques permettent, par le biais de commandes textuelles, de les modifier.

Deux exemples montrent la fécondité de cette démarche. Le premier est celui de la cartographie (voir figures 11 et 12). Avec la «textualisation» de la carte, nous pouvons passer de celle-ci au logiciel de cartographie, et ce qui apparaissait complexe devient simple: nous pouvons désormais réaliser ou modifier une carte avec un simple traitement de texte. Et une telle carte est structurée (en SVG, dérivé du XML, pour les exemples donnés ici). Le second est celui de la photographie. Non seulement nous pouvons inscrire un cercle rouge sur une image, mais aussi la documenter de façon interne, invisible au profane. Cf. figure 13.

sourceSVG.png Languedoc1.png

Figure 11: Carte du Languedoc (élection présidentielle 2002. Extrait du code source colorisé (donc spatialisé), structuré, et en regard, un fragment de l'image traduite par le navigateur. Notions de couche et de mille-feuille. Source: http://barthes.enssib.fr/presid2002/cartesnc.html

sourceblue.png Languedoc-blue.png

Figure 12: Le traitement de texte devient logiciel de cartographie. Il suffit de remplacer partout rgb(30, 210, 255) par blue pour que la carte soit uniformément modifiée. Source: http://barthes.enssib.fr/presid2002/cartesnc.html. Ici la combinatoire est reine.

jeter-pourGK.JPG Exif-photo.png

Figure 13: Une photo simple, traitée textuellement (script: convert), dont le texte invisible a été modifié (exiftool) pour tester la tolérance des champs de métadonnées.

Que retenir de ces exemples? Pour savoir écrire du texte ou des images, c'est-à-dire pour les modifier, les organiser, les structurer, il suffit de disposer d'une culture (technique) spécifique à l'écriture du moment: repérer ce que les linguistes appellent des formes graphiques (des fragments et amas de signes) et les informaticiens des motifs; trouver les logiciels qui permettent ou facilitent ce repérage et produisent les modifications désirées; maîtriser quelques rudiments d'encodage (les atomes textuels, un peu comme les lettres de l'alphabet); ne pas avoir peur de produire des phrases bizarres et obéissant à une syntaxe assez stricte, ni de faire (faire) des additions, des tris, des classements, sans s'encombrer de préjugés quant à la distinction entre texte et image. Cette culture de l'écrit ne diffère essentiellement de celles du XVIIe siècle ou de Jules Ferry que sur un point: la documentation. La bibliothèque de Gabriel Naudé est désormais majoritairement le web (et plus généralement par l'internet lui-même, cf. note 1): c'est en ligne que nous trouvons les textes, les logiciels, les méthodes recherchés, c'est aussi en ligne que nous trouvons le second instrument bibliothécaire cher à Gabriel Naudé: les humains, qui commentent, critiquent, conseillent ces outils premiers [Damien, 1995]. C'est d'ailleurs ce dernier point qui signale la grande différence entre l'internet et l'informatique qui le précédait.

Pour le dire autrement, la culture de l'écrit garde la même structure que par le passé, et il est vraisemblable que, comme hier, les meilleurs analystes et critiques de demain seront ceux qui disposeront de la culture de l'écrit la plus large et la plus solide. Ce qui nous offre un regain d'optimisme quant au déploiement de la critique, quant à la vivacité et l'avenir de la démocratie.

3.4  Herméneutique

Restent deux écueils. Le premier est évident: l'écriture informatique et en réseau est particulièrement instable. Les formats de fichier changent très vite, les versions de logiciel aussi, au point qu'un site web dynamique d'il y a 5 ans est assuré de ne plus fonctionner. Qui aujourd'hui peut lire un fichier Wordstar, une disquette 3,5 pouces, un disque dur doté d'un port SCSI? Combien d'ordinateurs sont mis au rebut parce qu'ils ne sont plus compatibles avec notre dernière imprimante ou parce qu'ils nous semblent trop lents? Cette obsolescence des machines, des formats, des logiciels et des programmes nous désarçonne: quel enseignement privilégier pour aider les jeunes générations à maîtriser la culture de l'écrit contemporaine? Face à l'éphémère, concepts et invariants restent d'excellents remparts: le logiciel utilisé pour composer ce texte a été conçu en 1978. Non par des ingénieurs commerciaux pressés, mais par un des meilleurs théoriciens de l'algorithmique: Donald Knuth. Peu importe le logiciel de programmation enseigné pourvu que l'on ait acquis un niveau minimal en mathématiques. L'histoire des techniques reste le meilleur rempart contre les discours enchanteurs qui inondent les médias, et l'érudition le meilleur contre les chausses-trapes du web évoquées plus haut.

Le second écueil est plus complexe et méconnu: à chaque fois qu'apparaît une nouvelle écriture, un nouvel outil scribal ou une nouvelle méthode, la culture de l'écrit associée se renouvelle. Cela prend du temps, souvent un à quatre siècles. L'espace entre les mots, réapparu au VIIe siècle, se systématise au XIe siècle [Universalis, 1990]. De même pour l'index (apparu au Xe siècle) et la table des matières. Serions-nous, au XXIe siècle, plus efficaces et plus rapides qu'auparavant? Nous pouvons en douter, en constatant la part insignifiante de l'algèbre moderne de Descartes dans la culture de nos contemporains.

La réponse à ce problème est simple si nous gardons en tête le fait que l'écriture est aussi une technique qui fonctionne particulièrement mal: nous avons beaucoup de difficultés à nous comprendre les uns les autres hors de l'oralité, où la redondance informationnelle joue à plein [Victorri, 2002]. Aujourd'hui, notre compétence herméneutique doit s'étendre jusqu'aux machines. Les exemples précédents montrent notre difficulté à inventer en collectif des moyens efficaces de garantir l'interprétation. En France, un des premiers à s'atteler à cette tâche fut Hugues de St Victor, en proposant d'arrêter de lire les ouvrages religieux «entre les lignes» pour les lire sur les lignes. C'était difficile car cela menaçait l'infaillibilité de la parole divine. Pour cela, il recourut à une astuce, en rappelant que c'étaient les hommes, faillibles, qui transcrivaient, commentaient, recopiaient cette parole (et ses interprétations). À ce titre, il est considéré comme un des fondateurs de l'esprit pré-scientifique, car il fut possible après lui de considérer le «livre de la nature» comme une oeuvre que l'on pouvait aussi analyser, commenter, décomposer.

La culture de l'écrit est exactement cette construction collective d'une méthode qui maximise ou au moins normalise l'interprétation: «C'est la tentative de normaliser ces prises de décisions interprétatives, c'est à dire de faire que les textes tout à la fois disent ce qu'il signifient et indiquent explicitement comment ils veulent être interprétés, qui a provoqué une révolution dans la manière de les lire» [Olson, 1998].

Aujourd'hui, cette culture de l'écrit, qui s'est toujours confondue avec la littératie18 conserve la même structure qu'antant. Elle commence par la maîtrise des signes écrits, de leur agencement, des règles qui s'instituent en surplomb. Connaître les bases des encodages, maîtriser la combinatoire textuelle, passer du mot au motif19 garantit une première familiarisation avec les bases de l'écriture informatique. Cela suppose un minimum de culture du nombre (arithmétique) et l'écriture acquise s'étend au graphique. Le mélange de savoir-faire et de technicité à l'oeuvre invite à l'apprentissage de méthodes: structurer un texte, repérer les logiciels les moins taylorisants. Ensuite, se pose rapidement la question de l'interprétation: comment comprendre l'autre, s'en faire comprendre, comment comprendre la machine pour éventuellement détourner ses réponses ou résultats? Elle s'enseigne, s'expérimente et requiert un minimum de civilité: d'écoute d'autrui. Rapidement se construit une réflexion itérative sur les objets manipulés. Nous voyons vite qu'elle peut s'orienter vers une culture disciplinaire (qu'est-ce qu'un nombre, y a-t-il des nombres non entiers, qu'est-ce qu'un algorithme, sont-ils tous implémentables en une machine, qu'est-ce qu'un mot, une langue, l'écriture et le language se confondent-ils?) voire philosophique (la technique n'est-elle qu'un moyen, est-elle objectivable?). C'est alors que la critique peut se déployer à nouveau: car l'humain dispose de l'instrumentation qui lui permet de l'exercer et nous comprenons que cette connaissance technique est aussi réflexive: elle est la culture de l'écrit.

Comme aux temps de Galilée et de Victor Hugo, la période contemporaine a son lot d'avancées et de régressions intellectuelles, scientifiques et démocratiques. Ne faisons pas pour autant le procès de l'internet, puisque seuls les despotes font celui de l'écriture.

Références

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DAGOGNET, F., BEAUNE, J.-C., CHAZAL, G., DAMIEN, R. et PARROCHIA, D. (2013). Philosophie du travail. Les Belles Lettres. Encre marine, Paris.

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VILLANI, C. (2012). L'écriture des mathématiciens. In GUICHARD, É., éditeur : Écritures: sur les traces de Jack Goody, pages 199-212. Presses de l'Enssib, Villeurbanne.


Notes

1Maître de conférences à l'Enssib, directeur de programme au Collège international de philosophie, responsable de l'équipe Réseaux, Savoirs & Territoires de l'Ens.

2Ce terme est d'autant plus répandu et consensuel qu'il est mal défini. L'adjectif «digital» lui serait préférable car il signale les deux formes évidentes de l'écriture contemporaine: binaire (issue des nombres) et en rapport étroit avec l'usage des doigts (avec les tablettes et téléphones portables, comme avec nos crayons et claviers). Mais ni «digital» ni «numérique» n'intègrent pleinement la nature réticulée de l'écriture contemporaine. Tout au plus «numérique» exprime-t-il une réalité refusée par les opposants aux nombres et à la technique: l'omniprésence de la mathématique dans les ordinateurs, leurs protocoles, leurs logiciels.

Pour prolonger ce débat lexical, nous distinguons l'internet du web, appendice de l'internet devenu l'unique protocole visible par le profane. Or même les experts en «programmation web» utilisent d'autres protocoles de l'internet (ftp, ssh, etc.) pour faire fonctionner leurs scripts, bases de données, etc. D'où l'intérêt de conserver l'appelation «internet» pour signaler le tronc commun de cette écriture binaire et en réseau.

3Pour une vue d'ensemble accessible aux profanes, cf.  [Baccelli, 2006].

4Exemples valables pour la France: entreprises de téléphonie investissant le monde du cinéma et de la lecture (Orange), voire de la presse (Free), appropriations de l'échange de proximité par des multinationales (Le bon coin, Google), etc. et inversement nouvelles entreprises de distribution de produits culturels comme Amazon investissant désormais la grande distribution généraliste.

5Qui ne donnent pas la réponse attendue, et souvent n'en donnent aucune, se contentant d'afficher une copie de la question que nous nous posons.

6Équivalent du s/he inventé par Thierry Hoquet: cf. [Hoquet, 2011]. Dans la suite de ce texte, le masculin est à prendre pour les deux sexes: un utilisateur sera aussi une utilisatrice, un physicien une physicienne, etc.

7Même en cas d'oubli du mot clé «ImageMagick», l'ajout d'un terme technique comme «resize» facilite les choses.

8Ce moteur n'archive pas nos numéros IP ni n'enregistre nos requêtes, ce qui lui donne deux avantages: il nous offre du confort, puisqu'il ne cherche pas à nous pister pour nous assaillir de publicité ciblée. Le second est plus scientifique: il nous garantit une certaine neutralité des résultats, que n'offre pas Google, du fait de ce profilage automatisé: il est possible qu'une réponse apparaissant en page 3 pour un expérimentateur soit présentée dès la première page des réponses à un autre. Ixquick a donc ici une fonction de marqueur neutre, qui permet d'éliminer le biais éventuel induit par Google. Et le fait que l'ordre des réponses de Google soit analogue à celui d'Ixquick garantit en quelque sorte la validité du raisonnement (d'autant que les tests avec Google se sont produit avec un navigateur qui refuse les cookies).

9L'étude détaillée du lexique de l'informatique et de l'internet permettrait de mettre en évidence comment ces techniques sont présentées comme positives: on parle de ressources, de données, d'intelligence plus que de sources, de travail ou d'effort.

10La citation suivante est d'une brûlante actualité: «De nos jours, ces aspirations [à baisser les salaires et à augmenter la durée du travail quotidien] ont été de beaucoup dépassées, grâce à la concurrence cosmopolitique dans laquelle le développement de la production capitaliste a jeté tous les travailleurs du globe. Il ne s'agit plus seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux de l'Europe continentale, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois. Voilà la perspective que M. Stapleton, membre du Parlement anglais, est venu dévoiler à ses électeurs dans une adresse sur le prix du travail dans l'avenir. `Si la Chine, dit-il, devient un grand pays manufacturier, je ne vois pas comment la population industrielle de l'Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de ses concurrents'». Les propos de Stapleton datent de 1873, la citation est de Marx (Le Capital, section VII, p. 1106-1107), elle est reproduite dans [Parrochia, 2013,p. 203].

11Jean-Claude Beaune parle de «néo-taylorisme comportemental» au sujet de l'informatique commerciale qui envahit nos écrans comme nos échanges [Beaune, 2013,p. 143-143].

12Logiciel gratuit disponible en ligne. Illustrator, plus connu, est payant.

13Dérivé de hacker: bricoleur de l'internet souvent promoteur des logiciels «libres» et porteur d'une culture ou de convictions politiques.

14Ex.: Internet et son potentiel démocratique, par Franck Louvrier: www.lemonde.fr/idees/article/2009/08/21/internet-et-son-potentiel-democratique-par-franck-louvrier_1230562_32 32.html; Le numérique permettra l'égalité scolaire, par Rupert Murdoch: http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/05/25/le-numerique-permettra-l-egalite-scolaire_1526835_3232.html. Nous oublions la pléthore de textes sur l'internet vecteur spontané de relations horizontales, de révolutions arabes.

15En fait, résultat d'un premier polynôme par un monôme du second.

16Jean Dhombres nous a fait remarquer que Descartes avait aussi inventé l'écriture en indice des coefficients des polynômes. Quand Descartes écrit une expression du type y3 +by2+c2y+d3, avec des coefficients dotés eux-aussi d'exposants, il n'est pas loin de nos écritures actuelles, qui garantissent une homogénéité entre indices et exposants, dont la somme reste constante: a0 y3 +a1 y2+a2 y+a3.

17N'oublions pas que ces outils, comme tout programme, sont avant tout des lignes de textes, donc d'écriture, conçues par des humaines pour nous faciliter cette activité d'écriture.

18L'ensemble des compétences induites et requises par l'écriture, auquel s'ajoute la réflexion sur ces outils et savoir-faire.

19Avec les expressions dites régulières.


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