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Le numérique face à ses mythes

Éric Guichard, Enssib et Ens
ancien Directeur de programme au CIPh

Juin 2016

Note: ce texte est le preprint d'un article prochainement publié dans la revue Diversité (2016).

Résumé

Le numérique est souvent accusé de tous les maux ou présenté comme le remède idéal. Je propose un triple cadre, intellectuel, technique et social pour décrypter les discours à son sujet et repérer les enjeux pédagogiques qu'il dévoile dans un contexte de privatisation des savoirs.

Le numérique, la technique: discours et analyses

Définir le numérique

Le point commun aux appareils et aux pratiques qui sont associés à l'adjectif numérique est de solliciter beaucoup de processeurs, de programmation, et donc d'informatique réductible sous ses plans théoriques comme applicatifs à de l'écriture binaire (des suites de 0 et de 1), et d'y associer une mise en réseaux de plus en plus dense. Ainsi, que l'on parle de patrimoine numérique, d'usages numériques de la musique, de photographie ou d'édition numérique, etc., on reste dans ce registre de l'écriture binaire et réticulée [Herrenschmidt, 2007]. Globalement, le numérique, susbtantification populaire qui regroupe tout ce qui se décline avec l'adjectif numérique , renvoie à ce qui relève du texte transformable, interprétable, transmissible, convertible (par exemple sous forme analogique) par le biais d'opérations combinatoires, souvent de type mathématique, elles-mêmes textuelles1.

Depuis quelques décennies, cette dimension calculatoire semble de plus en plus masquée par l'essor des logiciels professionnels ou grand public et par la multiplication des outils qui permettent l'échange (du logiciel de courriel à la plate-forme d'intermédiation type Facebook).

Le numérique renvoie alors à un paradoxe: il a du sens pour toutes les personnes qui ne savent pas vraiment le définir et renvoie à des appareils, des usages ou des consommations orientés grand public --incluant des interrogations sur des pratiques professionnelles liées à ce grand public, comme c'est le cas par exemple pour les bibliothécaires, confrontés à des systèmes documentaires ou communicationnels exogènes à leur milieu et qu'ils doivent néanmoins comprendre ou pratiquer pour rester en contact avec leurs publics.

Et pourtant, le numérique reste plus qu'on ne le croit une affaire de mathématique, d'informatique et d'érudition: de culture de l'écrit. Avant de détailler ce point, il nous faut comprendre un fait étrange: nous avons tous besoin de parler de ce que nous comprenons mal, peut-être pour mieux nous l'approprier, et de l'ajuster à des concepts et des catégories sociales. Mais ce désir peut aussi être récupéré par les fabriquants de débats à finalités politiques et idéologiques, et nous enferrer dans un système de représentations auquel il est difficile d'échapper.

Expliquer le social grâce à un paramètre technique

Un exemple d'une telle situation est celui de la fracture numérique. Prenons une chose nouvelle, comme l'internet; obéissons à nos curiosités personnelles et aux injonctions industrielles pour tenter d'en comprendre les usages (chose qu'étonnamment, nous faisons rarement avec les voitures diesel ou les anxiolitiques). Ces usages varient suivant les personnes, les situations (nous pouvons dans un contexte donné utiliser l'internet en professionnels, dans un autre en profanes, etc.). Leur synthèse sera donc complexe. Une solution consiste à les réduire à une alternative binaire (existants/inexistants), elle-même confondue avec une cause (présence ou absence de l'internet à domicile). En distribuant les deux modalités de cette variable binaire sur des catégories sociales par le biais d'enquêtes, on doit bien arriver à montrer que la distinction classique entre démunis et personnes dotées d'un généreux capital culturel ou économique se reproduit aussi à partir d'une prise (ou non) d'abonnement à un fournisseur d'accès à l'internet.

C'est ce qu'a fait le Crédoc en 2008, en faisant appel à des catégories aussi simples que les retraités et les adolescents, les non-diplômés et les cadres, les ménages modestes et les hauts revenus, etc. Pas de femmes ni d'immigrés, ni de définition de la fracture numérique (appelée fossé dans le rapport), mais des enquêtes, des ordinateurs et des coefficients de Gini qui donnent l'illusion d'un travail scientifique et assènent une conclusion optimiste: s'agissant de l'accès à Internet à domicile [...] l'aggravation des inégalités [...] ne suffit pas à contrarier le mouvement général à la baisse2.

Cet institut, désormais engagé dans la construction du mythe du big data (cf. http://www.credoc.fr/offre/bigdata.php ), ne fait que suivre une impulsion lancée par le G8 (les experts des 8 pays les plus riches) en 2000. Fut alors créée la à Digital Opportunity Task Force, qui expliquait sur son site officiel --vite tombé en jachère et récupéré par un site pornographique-- que le développement des infrastructures de l'internet allait résorber cette fracture numérique et par la même occasion aider les femmes pauvres du Bengladesh à s'émanciper grâce à l'utilisation novatrice du téléphone cellulaire. La même année, Bill Clinton et Carly Fiorina --alors présidente de Hewlett-Packard-- n'étaient pas en reste: les nouveaux marchés allaient aider les pauvres à ne pas rater le train de l'égalité sociale [Clinton, 2000].

Quatre ans après, des universitaires français décident de s'emparer du concept. En 2004, la revue Réseaux consacre un numéro double (127-128) sur le sujet de la fracture numérique. Appuyées sur de lourdes études de marketing, d'économie et d'usages, les conclusions sont simples: «le sentiment général est que la notion [de fracture numérique] a du sens, mais peu de contenu» [Rallet, 2004]; «le débat reste confus» [Rallet et Rochelandet, 2004]. Un auteur synthétise les résultats de tous ces efforts: le terme fracture numérique reste peu spécifié [...] de sorte que l'on peut aboutir à une conclusion et son contraire. En quelque sorte, les écrits sur ce sujet cherchent à opérationnaliser le concept avant même d'en fournir la substance. D'autre part, les spécificités des fractures numériques --comme mécanisme d'exclusion [...]-- restent à prouver  [Ben Youssef, 2004].

Il n'en reste pas moins que tous ces spécialistes (Insee inclus) débattent entre eux des conseils à donner pour résoudre cette fracture indéfinissable: faut-il laisser le marché faire son oeuvre ou proposer à l'État d'intervenir? C'est l'occasion de montrer sa capacité à intervenir dans un débat créé de toutes pièces et d'arriver à une conclusion ferme: l'excès de régulation (étatique) nuit. Il faut croire en les «promesses de la Nouvelle Économie3 car les TIC sont le moteur d'une nouvelle révolution industrielle [Rallet et Rochelandet, 2004].

Depuis, le débat s'est déplacé. Par exemple, Alain Kiyindou explique qu'il faut désormais raisonner en termes de fracture culturelle, [... qui] naît de l''ethno-centralisation' des systèmes informationnels  [Kiyindou, 2014]. En d'autres termes, la fracture numérique sert encore à énoncer des propos de nature idéologique, même s'ils sont plus nuancés que ceux de la décennie précédente: la différence numérique devient une inégalité au nom des exigences et des valeurs dictées par la techno-logique issue de la mondialisation et de la financiarisation des économies: le problème semble ici plus théorique, mais la contradiction reste: comment promouvoir une diversité culturelle contre un ordre mondial capitaliste quand celui-ci prend désormais appui sur des individus de toutes les cultures du monde?

Technique et histoire

Si nous faisons le bilan des autres mythes que nous avons entendus depuis 20 ans, nous constatons des invariances: l'internet était supposé apporter la démocratie, ses infrastructures l'égalité en réduisant la fracture précédente; puis les jeunes, spécifiés comme génération Y, sauraient bâtir ce monde idéal que nous ne savions pas construire si nous n'étions pas nés avec l'internet. Le web 2.0 devait mettre l'industrie à notre service de consommateurs avertis et Facebook révolutionner le monde arabe.

Aujourd'hui, le cloud, les objets connectés et le big data tentent de prendre, chacun à sa façon, le relai de ces discours enchanteurs.

Nous comprenons alors les propos de David Edgerton: Une rhétorique révolutionnaire, orientée vers l'avenir, est ainsi devenue le mode dominant de présentation des techniques. Un trait très particulier, que l'on ne remarque pas d'emblée, la caractérise: elle reste très largement inchangée au fil du temps, elle ne se 'révolutionne' pas elle-même [Edgerton, 1998]. Effectivement, au sujet de l'internet et du numérique, nous sommes empêtrés par des discours idéologiques qui ne se renouvellent qu'à la surface: seul l'ingrédient (internet, web 2.0, réseaux sociaux, etc.) change. La recette discursive reste la même.

Cela peut s'explique par trois raisons: le déterminisme technique, qui veut que la technique transforme le social, est fort présent dans nos mentalités, encore plus chez les ingénieurs. Pourtant l'histoire des techniques prouve sa fausseté. Ce ne sont pas les diligences sur rail des premiers trains qui ont changé la société, mais la société qui a façonné le devenir des chemins de fer, de l'industrie à leurs usages [Caron, 1998] et à leurs imaginaires, comme c'est elle qui les tue aujourd'hui, en faisant la promotion tous azimuts de l'autocar et des autoroutes --sans compter l'automobile, rendue indispensable en milieu rural. La seconde raison commence à être présente dans les esprits: il suffit de nous demander qui profite de ces discours pour comprendre que l'industrie de l'internet a tout avantage à les déployer pour vendre ses produits et augmenter ses bénéfices. Par exemple quand une entreprise comme Microsoft signe avec le ministère de l'Éducation un accord pour développer le Plan Numérique à l'École du gouvermenent.et de façon plus confuse quand des outils a priori gratuits comme les moteurs de recherche et les plates formes d'intermédiation nous tracent et nous traquent au service d'une colossable industrie publicitaire dont ils sont désormais maîtres.

La troisième renvoie au pouvoir de limiter la redistribution des richesses et faire patienter les démunis. Pour éviter de basculer dans une analyse simpliste, nous devons encore prendre appui sur les travaux des historiens des techniques, qui montrent une autre récurrence, cette fois-ci dans les faits: David Noble a [...] montré que, en dépit des discours optimistes et futuristes à propos des changements radicaux à venir, l'ordre ancien se maintient. 'Toute avance scientifique majeure, tandis qu'elle paraît annoncer une société entièrement nouvelle', écrit-il, 'atteste plutôt de la vigueur et de la souplesse du vieil ordre qui l'a produite'   (cité par Edgerton). Les accroissements, ces dernières années, des nombres de très pauvres et de très riches, vont dans le sens de cette analyse.

La technique n'est pas coupable

Sous sa forme industrielle, et aussi économique, l'internet relève d'une technique moderne, que l'on peut spécifier plus judicieusement comme système technique [Gille, 1978]. Les savoir-faire, les usines, les usages et détournements au fil de l'histoire de cette industrie, et ses emprunts à d'autres systèmes techniques (comme l'énergie) peuvent être mis en parallèle avec la pharmacie, la chimie, les transports, le textile. Mais il y aussi une spécificité à l'informatique en réseau et au numérique. Avant de la détailler, il convient de prendre une précaution philosophique, moins morale qu'il n'y paraît: ne jugeons pas la technique. Ne la croyons pas susceptible de nous construire un monde d'horreur, de surveillance généralisée, de destruction de l'enseignement public: ce ne sont pas les machettes qui sont à l'origine du génocide au Rwanda, ni les mitraillettes qui sont coupables des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Les discours accusateurs de la technique sont le parfait symétrique de ceux qui reproduisent le déterminisme technique sous sa forme positive.

Les philosophes de la technique comme Simondon et Feenberg raisonnent en termes d'épochè, de suspension du jugement vis-à-vis de la technique [Feenberg, 2014]. Cette posture n'est pas contradictoire avec celle d'Habermas, qui présente la science et la technique comme idéologie [Habermas, 1973]: elles ne sont pas des idéologies, mais se voient octroyées des fonctions idéologiques par des individus, des groupes d'intérêt, des structures sociales et politiques. Ce sont aussi des humains, des organisations, des discours (émis, transmis, remaniés par des individus et des collectifs) qui sont à l'origine des massacres précités.

Feenberg montre qu'une technique est aisément enchâssée en des valeurs morales. Par exemple, quand les moralistes du xixe siècle luttent contre le travail des enfants dans les filatures. Les industriels s'opposent, crient à l'effondrement de leur secteur au profit de la concurrence étrangère. Pourtant, les premiers ont gain de cause et les second créent vite des machines adaptées à la taille des adultes: la réglementation du travail n'entraîna pas l'effondrement de l'économie, mais elle exigea l'emploi d'adultes plus productifs et des machines adaptées à leur taille [Feenberg, 2014].

Les techniques industrielles contemporaines sont aussi dépendantes de normes morales, qui promeuvent la propriété privée, l'accroissement du capital et l'extension des monopoles. Plus précisément, elles sont détournées par leurs propriétaires, inventeurs ou développeurs pour qu'ils puissent maximiser leurs profits, aux dépens des autres inventeurs, collaborateurs ou utilisateurs. En général, ce phénomène n'a qu'un temps. Ensuite la technique est détournée, transformée et c'est là qu'elle devient stable: quand une appropriation sociale de masse l'a refaçonnée.

Cette forte interaction des humains, cette ingérence de quelques uns pour maximiser leurs intérêts en s'appropriant une technique est connue des spécialistes comme du grand public: nous pouvons vouloir intenter des procès aux lobbies du nucléaire, nous savons qu'il serait stupide de porter plainte contre le processus de fission de l'atome ou contre ses inventeurs. Les spécialistes des STS (Sciences and Technology Studies) ont montré combien l'évolution d'une technique dépend de négociations, choix parfois arbitraires, compétitions, même si leurs acteurs se recrutent souvent dans un étroit milieu, qui pourrait correspondre à celui des technocrates et industriels que dénonce Habermas. En d'autres termes, jugeons les humains si nous le désirons, mais ne jugeons pas la technique.

Culture numérique

L'écriture, une technique particulière

L'écriture est un exemple de technique polissée par les siècles, détournée, réappropriée sous diverses formes, parfois oubliée, réinventée et aujourd'hui industrialisée.

L'écriture relève bien de l'univers technique: elle sollicite un apprentissage, engendre des tâches répétitives (de la liste de courses sur un post-it au copier-coller de l'ordinateur), sollicite beaucoup de recettes (de la retenue de la dizaine dans une addition à l'emploi de guillements pour citer une parole rapportée) et se déploie de concert avec des spécialisations professionnelles (scribe, écrivain/e public, webmestre, médiéviste, etc.).

L'écriture sollicite quatre ingrédients a priori hétérogènes, mais en étroite interaction: un système de signes (ex. alphabet extensif), des supports (marbre, clé USB, etc.), une activité intellectuelle plutôt solitaire (déchiffrer, lire, écrire, méditer sur un texte) et des collectifs (écoles, universités, etc.) [Guichard, 2010].

Il est impossible de hiérarchiser ces quatre facteurs, qui s'enchevêtrent vite sous forme d'algorithmes, de bibliothèques, de logiciels: même le support, a priori inerte, peut avoir des effets conséquents sur la pensée personnelle et l'invention de signes [Jacob, 1996]; les collectifs sont essentiels: on ne découvre pas l'écriture seul et sa fonction de communication nous incite à pouvoir être lus par d'autres. Cette évidence est source de nombreux problèmes car, comme toute technique, l'écriture génère autant de soucis que d'avantages: elle facilite la comparaison entre des textes, la construction de raisonnements élaborés et le dialogue avec les personnes éloignées dans le temps et dans l'espace. Mais elle reproduit fort mal la langue parlée et multiplie les erreurs d'interprétation. C'est pourquoi furent inventés des diacritiques (accents), la ponctuation, les tirets et guillemets, etc. Et les index, tables de matières et formules. Ces ajouts, destinés à simplifier la lecture et garantir l'interprétation, se complétèrent de réflexions et débats sur leurs fonctions, qui menèrent à l'apparition de concepts, voire de mots pour les signifier. La somme de ces apprentissages, savoir-faire, savoirs et mises en perspective constitue la culture de l'écrit  [Olson, 1998]. Un univers colossal, sans lequel la pensée serait bien pauvre, et qui donne à l'écriture le statut de technologie de l'intellect [Goody, 1994; [Goody, 2000].

Ainsi, une technique est le fruit d'un lent métissage social, avec des résistances, des innovations non nécessairement suivies d'effet (ou parfois au bout de quatre siècles, comme l'index), ses institutions (Universités, puis Grandes Écoles à la française, école publique, etc.) et ses variantes (professionnelles et régionales).

La technique, loin de s'opposer à la pensée, peut en être constitutive (pas de mathématique sans écriture). L'espoir de la réduire à un instrument, à un moyen pour arriver à une fin, est donc vain. Pire, la technique n'est pas objectivable (sinon la pensée le serait car l'écriture le serait aussi) et ses liens avec la culture sont fort étroits: la culture de l'écrit, magnifiée car synonyme d'érudition et de philosophie, est aussi une culture technique.

L'écriture et l'internet

Ce cadre permet d'expliquer pourquoi le numérique nous ébranle. Dès qu'un des quatre constituants de l'écriture est modifié, c'est un peu tout l'arsenal de la culture de l'écrit qu'il faut refonder. Or, avec l'internet, le système de signes et le support sont manifestement transformés: l'un devient binaire, et de fait sert de matrice pour un système de signes étendu à l'imagination de la planète entière; l'autre peut être proche ou distant, parfois démultiplié (disque dur, écran). S'y ajoutent des découvertes scientifiques (l'informatique ne s'est pas créée d'un claquement de doigts) qui sont aussi venues avec des pratiques, des tours de main, une culture du nombre et de la preuve graphique qui rompent avec les anciennes frontières: une photo et une carte sont désormais du texte, les unes et les autres se manipulent comme des séries de mots, et la culture actuelle de l'écrit numérique se définit comme une capacité à jongler avec tous ces signes, amas plus un moins structurés de signes, outils d'assistance à ces formes de jonglage, etc.

Dans les faits, il n'est pas sûr que les choses soient vraiment différentes qu'en 1970 ou qu'en 1637: hier comme aujourd'hui, les personnes capables de construire un raisonnement sophistiqué sont tout d'abord capables de se documenter: de repérer, par le biais de leurs connaissances, les bibliothèques, les institutions, les personnes ou les sites, listes de discussion fiables, qui sauront aussi les renvoyer vers d'autres lieux de savoir de même qualité. Et aussi de jongler avec les références bibliographiques (ou les requêtes, etc.) qu'elles sauront traduire, interpréter, voire compiler. Déjà se manifeste cette étrange interaction entre capacité intellectuelle héritée d'une grande culture et technicité scribale a priori plus banale. Ensuite, le travail de comparaison, critique et synthèse renvoie à une certaine familiarité avec les codes rationnels et rhétoriques stabilisés depuis quelques siècles. Ce sont certainement eux qui évoluent le plus lentement: les articulations logiques d'un Descartes et d'un Einstein sont toujours valides.

Reste alors à profiter des instruments qui aident à consolider la preuve: le calcul, le graphique, la carte, etc. Ici apparaît, avec les possibilités des ordinateurs, une extension d'une culture de la démonstration développée par les ingénieurs et physiciens du xixe siècle qui peut surprendre des spécialistes des sciences humaines attachés au verbe, qui voient le nombre et le schéma commme extérieurs à leur culture disciplinaire.

Enfin, la synthèse écrite sollicite la maîtrise technique d'outils informatiques qui garantissent la fluidité de la composition du texte, la possibilité de se relire quelques années plus tard, celle de traduire son écrit à destination de personnes qui n'usent que d'un traitement de texte spécifique. Étonnamment, ce savoir, qui paraît désormais banal (tout le monde maîtriserait le traitement de texte), spécifie une culture technique réflexive, qui n'est pas répandue: il y a les personnes qui écrivent avec les outils les plus rudimentaires possibles (dénommés éditeurs) et qui définissent elles-mêmes les structurations du texte, qui devient composé à la main, et qui, au dernier moment le traduisent en un format spécifique: docx, odt, html, epub, pdf, rtf, etc. De ce fait, elles savent qu'existe une multiplicité de formats, que ceux-ci ne sont ni neutres ni complètement interopérables, et comprennent que l'informatique banale est avant tout une affaire de compétition entre entreprises, que celles-ci évitent de documenter leurs formats et que ce fait est fort dommageable pour l'humanité. Il s'ensuit aussi un double recul potentiel: une analyse politique, qui critique ces monopoles et les députés, technocrates, etc. qui laissent de telles entreprises confisquer l'écriture, qui est notre technologie de l'intellect: un bien commun qui doit rester collectif. Une analyse intellectuelle, qui établit qu'au delà de toutes ces différences, les auteurs de ces formats restent des humains (des ingénieurs, programmeurs) et que l'on peut construire des passerelles qui permettent de circuler (plus ou moins) entre les uns et les autres. C'est ainsi qu'un philosophe de Berkeley a conçu un logiciel (gratuit, multi plates formes) qui permet les traductions entre une trentaine de formats texte. L'outil est accessible à l'url http://pandoc.org/ et induit à lui seul une réflexivité: une compréhension affinée de la relation entre technique et communication, entre culture de l'écrit et pensée. De façon analogue, l'outil convert d'ImageMagick permet les conversions entre des dizaines de formats de fichiers images et, par extension, de travailler ces fichiers à la façon de PhotoShop.

À l'opposé, la majorité des utilisateurs du numérique n'utilisent qu'une poignée de logiciels, ne savent pas lire un fichier d'un format inconnu (cf. les utilisateurs de Word qui ne peuvent ouvrir un fichier écrit avec LibreOffice). S'ils ont besoin de rédiger une bibliographie, ils la construisent à la main et passent des heures à en modifier l'allure (le style).

Si nous reprenons à l'envers les étapes précitées, nous remarquons que la maîtrise du tableur n'est pas très répandue (et celle de l'écriture de formules mathématiques encore moins), que peu de personnes savent qu'une image imprimée doit avoir une définition supérieure à une autre, destinée au web, et qu'aussi peu savent trouver une information pertinente à partir d'un moteur de recherche.

Conclusion

Le numérique a considérablement modifié nos habitudes de travail intellectuel, et la somme de toutes nos petites incultures nous transforme majoritairement en analphabètes du numérique. Ceux qui ont la maîtrise de l'écrit numérique, ont, comme hier, la possibilité d'écrire le monde suivant leurs représentations et leurs valeurs: de prendre le pouvoir. Ils peuvent aussi construire des raisonnements adaptés à la fois au système d'écriture contemporain et au monde tel qu'il est: l'absence de débat sur la possibilité d'une surveillance généralisée des citoyens par les États et les entreprises résulte certainement de cette incompréhension de ce que l'on peut faire avec les traces (écrites), les fichiers, les réseaux d'ordinateurs actuels.

La situation n'est pas figée: les partisans du logiciel libre  [Guichard, 2014] sont aujourd'hui des lettrés du numérique qui développent une conscience politique. Nous les retrouvons chez des érudits ancienne manière, chez des jeunes déçus de l'Université, chez des artistes, au sein de fondations américaines (Wikipédia, Mozilla). En même temps, certains d'entre eux travaillent dans des entreprises de surveillance (au motif --disent-ils-- que le libre est plus fiable que les logiciels privateurs  [Mathias, 2009]) et Google fait aussi à sa manière la promotion du libre.

Pour autant, les arguments nous assurant que la culture numérique est affaire de jeunes qui jonglent avec les plates formes d'intermédiation populaire et la consommation des produits de l'industrie culturelle numérique sont du même type que ceux relatifs à la fracture numérique: ils évitent les vraies questions sur la culture de l'écrit, ils valorisent les processus de normalisation sociale et de surveillance induits par l'industrie du numérique4 et servent au final de publicité pour l'industrie de l'écrit.

Les conditions du développement d'une culture numérique sont par ailleurs mal remplies: les systèmes d'écriture actuels (machines, formats, logiciels, langages de programmation libre inclus) sont fort instables (changeant environ tous les 5 ans) et ne permettent pas la construction, toujours lente, de normes techniques et intellectuelles permettant une maîtrise par le plus grand nombre de ces systèmes, pourtant nécessaire pour asseoir une réelle culture de l'écrit.

Par ailleurs, les nouveaux objets numériques (téléphone, tablette, etc.) sont désormais fermés: il est impossible de consulter le source d'une page web, difficile de réaliser sa propre application pour de tels appareils, qui deviennent de simples objets de consommation qui n'ouvrent plus la fenêtre de la réflexivité de leurs ancêtres ordinateurs en réseau.

Le numérique permet dans de nombreux contextes, y compris en sciences sociales et humaines, de produire des artefacts, des recherches, des enseignements, des outils de la meilleure qualité: originaux, stimulants et aisément transmissibles. Pour autant, ces possibles semblent néanmoins réservés à une minorité et méconnus du grand public. Aujourd'hui, notre technologie de l'intellect est sur le point d'être totalement privatisée. Il s'ensuit un réel enjeu pour l'école, et plus largement pour le maintien et l'adaptation d'un esprit critique, condition du déploiement d'une pensée cohérente, sophistiquée, structurante. Face au risque d'un développement systématique d'une société de consommateurs soigneusement encadrés et conseillés, nous pouvons répondre par une méthode déjà éprouvée: fabriquer collectivement une culture numérique à l'image de celle qui nous servait de référence du temps de l'imprimé, faite de compréhension fine des techniques intellectuelles, étendue à l'expérience de la méthode rationnelle, de la pensée critique et de l'inventivité, à l'appropriation de tous les types de savoirs. Quitte à se désintoxiquer du numérique grand public et à réinventer l'éducation populaire.

Car la culture de l'écrit est avant tout celle des personnes qui s'engagent à la façonner.

[Ben Youssef, 2004] Ben Youssef, Adel. 2004. « Les quatre dimensions de la fracture numérique ». Réseaux 127-128: 183-209.

[Caron, 1998] Caron, François. 1998. « La naissance d'un système technique à grande échelle. Le chemin de fer en France (1832-1870) ». Annales Histoire, Sciences Sociales 4-5: 859-885.

[Clinton, 2000] Clinton, Bill. 2000. « The President's New Markets Trip: From Digital Divide to Digital Opportunity ». http://clinton3.nara.gov/WH/New/New_Markets-0004/20000417-4.html.

[Edgerton, 1998] Edgerton, David. 1998. « De l'innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l'histoire des techniques ». Annales Histoire, Sciences Sociales 4-5: 815-837. Voir aussi Des Sciences et des Techniques: un débat (éd. de l'Ehess, 1998, pp. 259-287). Disponible en ligne.

[Feenberg, 2014] Feenberg, Andrew. 2014. Pour une théorie critique de la technique. Montréal: Lux.

[Gille, 1978] Gille, Bertrand. 1978. Histoire des techniques. Paris: Gallimard (La Pléiade). Épuisé (se trouve en bibliothèque).

[Goody, 1994] Goody, Jack R. 1994. Entre l'oralité et l'écriture. Paris: Presses Universitaires de France.

[Goody, 2000] Goody, Jack R. 2000. The Power of the Written Tradition. Washington; London: Smithsonian Institution Press. Trad. fr.: Pouvoirs et savoirs de l'écrit, dir. Jean-Marie Privat, Paris, La Dispute, 2007.

[Guichard, 2010] Guichard, Éric. 2010. « L'internet et l'écriture: du terrain à l'épistémologie ». Habilitation à diriger des recherches. Université Lyon-1. URL: http://barthes.ens.fr/articles/HDR-Guichard.html.

[Guichard, 2011] Guichard, Éric. 2011. « Le mythe de la fracture numérique ». In Regards croisés sur l'internet, dir. Éric Guichard, 69-100. Villeurbanne: Presses de l'Enssib. preprint: http://barthes.enssib.fr/articles/Guichard-mythe-fracture-num.pdf.

[Guichard, 2014] Guichard, Éric. 2014. « Libre ». In Glossaire de la diversité culturelle à l'ère du numérique, dir. Divina Frau-Meigs et Alain Kiyindou, 193-199. Paris: Documentation française/CNFU (Commission nationale française pour l'Unesco). http://barthes.enssib.fr/articles/Guichard-Libre-CNF-Unesco.pdf.

[Guichard, 2015] Guichard, Éric. 2015. « Culture numérique, culture de l'écrit ». Dir. Nicole Pignier et Pascal Robert. Interfaces numériques. URL: http://rin.revuesonline.com.

[Habermas, 1973] Habermas, Jürgen. 1973. La technique et la science comme «idéologie». Paris: Tel, Gallimard. Traduit par Jean-René Ladmiral.

[Herrenschmidt, 2007] Herrenschmidt, Clarisse. 2007. Les trois écritures. Langue, nombre, code. Paris: Gallimard.

[Jacob, 1996] Jacob, Christian. 1996. « Lire pour écrire: navigations alexandrines ». In Le pouvoir des bibliothèques, dir. Marc Baratin et Christian Jacob, 47-83. Paris: Albin Michel.

[Kiyindou, 2014] Kiyindou, Alain. 2014. « Fracture numérique ». In Glossaire de la diversité culturelle à l'ère du numérique, dir. Divina Frau-Meigs et Alain Kiyindou, 140-144. Paris: Documentation française/CNFU (Commission nationale française pour l'Unesco).

[Mathias, 2009] Mathias, Paul. 2009. Qu'est-ce que l'Internet? Paris: Vrin.

[Olson, 1998] Olson, David R. 1998. L'univers de l'écrit. Paris: Retz. Ed. orig.: The World on Paper: The conceptual and cognitive implications of writing and reading; Cambridge University Press, 1994.

[Rallet, 2004] Rallet, Alain. 2004. « Présentation ». Réseaux 127-128: 9-15.

[Rallet et Rochelandet, 2004] Rallet, Alain et Fabrice Rochelandet. 2004. « La fracture numérique: une faille sans fondement? » Réseaux 127-128: 21-54.


  1. Paradoxalement, tous les appareils qui permettent ces opérations ne sont pas nécessairement taxés de numériques : un piano et un appareil photo peuvent l'être, mais ni un routeur ni un téléphone. Plus exactement, ils ne le sont plus, la patine de l'histoire ayant rendu inutile le recours à l'adjectif.Retour

  2. Pour le détail de cette enquête et des points suivants, toujours relatifs à la fracture numérique, cf. [Guichard, 2011] (article aussi en ligne).Retour

  3. Les majuscules sont dans le document originel, consultable à l'URL www.credoc.fr/pdf/4p/191.pdf (Note de synthèse no 191, mars 2006).Retour

  4. Pour Facebook: Censure (genrée) du sexe, avec un statut différent pour les femmes et les hommes quand s'agit de publier des photos poitrine nue et censure des militants pacifistes syriens ou russes; transmission par Yahoo des coordonnées de dissidents chinois, etc., sans compter l'accumulation de données sur la consommation culturelle en ligne --légale ou non. Cf. [Guichard, 2015] pour plus de détails.Retour

Page créée le 12 août 2016, modifiée le 12 août 2016