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L'internet et l'écriture

Éric Guichard1

Décembre 2009

Sommaire

1  L'internet entre industrie et créativité
    1.1  Essai de définition
    1.2  Écriture et technique

2  Deux gradients essentiels
    2.1  Enjeux industriels et discursifs
    2.2  La part de l'invention

3  Des usages aux pratiques scientifiques
    3.1  Usage de l'usage
    3.2  Pratiques lettrées d'aujourd'hui
    3.3  Épistémologie

Note: ce texte est celui qui fut adressé au Collège international de philosophie2 à l'occasion du renouvellement de son Assemblée collégiale. Cette dernière a accepté ma candidature de Directeur de programme en juin 2010. Les pages qui suivent constituent donc l'introduction du programme de recherche que j'effectuerai dans cette institution jusqu'en 2016.

La bibliographie est située entre le texte et les notes.

1  L'internet entre industrie et créativité

1.1  Essai de définition

Il est difficile de s'offrir une représentation unitaire de l'internet. C'est à la fois:
  1. Un système technique complexe de câbles, d'ordinateurs, etc., qui s'appuie sur d'autres systèmes analogues (réseau électrique ou des opérateurs de télécommunications par exemple); ici prime la notion de maillage d'ordinateurs, certains étant dédiés au fonctionnement du réseau3 quand d'autres ne lui accordent qu'un minimum de ressources. Derrière les fils et processeurs s'affiche une industrie polymorphe, du percement de tranchées à la location de longueurs d'ondes, des fibres optiques aux centres d'interconnexion entre fournisseurs d'accès à l'internet.
  2. Un ensemble de protocoles écrits qui en garantissent le fonctionnement, y compris sur des réseaux hétérogènes. Le succès de l'internet repose sur deux protocoles, l'un au-dessus de l'autre: TCP sur IP, qui servent de socle commun à d'autres, eux-aussi structurés en «couches», jusqu'aux plus près des utilisateurs (FTP, SMTP pour le courriel, HTTP pour le web, etc.). La notoriété de ces derniers ne doit occulter la masse des autres programmes qui font (et ont fait) fonctionner l'internet, qui facilitent des procédures d'automatisation et qui permettent des formes de surveillance et de détournement de l'internet.
  3. Enfin, une variété d'utilisateurs qui à eux tous font l'internet: évidence qui n'empêche pas de rappeler que la description exhaustive de leurs pratiques ou de leurs statuts est irréalisable. Contentons-nous de signaler qu'existent des lecteurs, des auteurs, des éditeurs du web, des programmeurs, des «métrologues», des propriétaires, des commerçants, des bandits, des rêveurs, etc., et qu'une même personne peut à la fois ou successivement endosser plusieurs de ces fonctions.

1.2  Écriture et technique

Une telle définition met les pratiques humaines au centre de l'internet et non à sa périphérie -comme le proposent les approches centrées sur les contenus de l'internet, autour desquels s'agrègent des utilisateurs ou des consommateurs. Gestes, inventions, discours et croyances, placer cette humanité au centre de la définition permet de questionner son caractère «objectif», et plus généralement celui de toute technique. Cela permet aussi d'appréhender cette dernière notion dans ses contextes historique et anthropologique: à nos yeux, la technique n'est pas qu'un «ensemble de procédés méthodiques reposant sur des connaissances scientifiques et permettant des réalisations concrètes»4. Nous postulerons avec Thomas Hughes [Hughes, 1998] qu'elle intègre une notion de système propre à décrire de nombreuses techniques complexes du XXe siècle (transport, communication, énergie, armes, etc.), dont l'internet, où les parts des hommes, des machines et des méthodes s'entremêlent.

Le statut écrit des objets de l'internet, leur plasticité, l'ingéniosité qu'ils permettent, singularisent encore un peu plus les humains dont les savoirs et savoir-faire s'apparentent parfois à ceux des artistes. En même temps, la relation entre l'Homme et les formes textuelles qui l'environnent et qu'il façonne rend encore plus difficile l'objectivation de ces dernières, déjà délicate du temps de l'imprimé. La compétence issue de la pratique de ces textes va créer une première culture (savoirs spécifiques du savant, de l'ingénieur, de l'érudit et de l'artiste), dont la transmission et la promotion vont, par le biais d'écoles et d'autonomisations de pratiques discursives irriguer les formes les plus larges de la culture: la culture collective, qui se sédimente au fil du temps et forge les individus, la culture comme «comportement appris» (Ruth Benedict [Goody, 2010]). Si nous définissons l'écriture comme la «clôture itérative des relations entre ces quatre composants de base» [Guichard, 2004] que sont le support, le système de signes, la psyché et le social, nous remarquons que l'internet n'est que l'expression contemporaine de l'écriture -que Jack Goody définit comme une, sinon la technologie de l'intellect5 [Goody, 1994]. Et, avant de considérer ses éventuels effets sociaux, il nous semble judicieux de repérer les objets qui, en amont, ont transformé cette technique intellectuelle. En premier lieu, le support, ni marbre ni papyrus ni codex, mais disque dur ou câble. En second, un système de signes, a priori binaire; en pratique n'importe quel un objet graphique élémentaire (lettre, glyphe depuis l'UTF-86). Ce changement du système de signes permet le repérage d'une forme quelconque (pattern) et substitue à la distinction lettre/mot/ponctuation une grammaire qui donne le moyen d'appréhender un motif textuel indépendamment de son sens, de son homogénéité ou de sa taille7. Rapporté à notre propos, cela signifie que notre habileté à retrouver une information redevient à la fois simple et complexe. Simple car nous n'avons nul besoin de lexiques, ni d'imaginer quels concepts pourraient se trouver dans un thésaurus. Complexe car nous devons apprendre une série d'automatismes cognitifs (qui renvoient en fait à la culture implicite de la documentation adaptée à la forme électronique de l'écrit) pour retrouver un mot, une expression dans une série de documents.

Le phénomène n'est pas nouveau: l'histoire de l'écriture repose sur de telles simplifications (l'adoption des chiffres indo-arabes, la réapparition de l'espace entre les mots au VIIe siècle, la normalisation des alphabets occidentaux) qui augmentent nos capacités intellectuelles et engendrent des méthodes qui déplacent les apprentissages (l'apparition de l'index au Xe siècle, l'algèbre de Descartes, etc.). Cette double dynamique explique notre fascination et notre malaise face aux moteurs de recherche: une transformation a priori secondaire (coder du texte sous forme binaire) transforme la notion de mot, donc notre rapport au texte et à nos pratiques documentaires, et par suite, l'organisation des savoirs.

L'idée que la matérialité de l'écrit puisse déterminer les modalités de notre pensée ou, plus exactement, qu'il y ait réciprocité des influences des quatre composants de l'écriture les uns sur les autres n'est pas neuve [Jacob, 1996]. Nous comptons en prolonger l'exploration en étudiant au plus près les mondes lettrés d'aujourd'hui, considérés comme experts en littératie [Olson, 1998]. Il nous semble que c'est ainsi que nous pourrons apporter une contribution à la compréhension du monde contemporain en général et de l'internet en particulier.

La relation technique-culture (dans les sociétés écrites) peut aussi être soulignée par un paramètre assez rarement mis en correspondance avec la culture: l'accroissement quantitatif de l'outillage mental du fait de la technique. La brutale multiplication des textes écrits depuis l'internet rappelle celle des revues à la fin du XIXe siècle et celle des livres dans les bibliothèques du temps de Gabriel Naudé [Damien, 1995] -pour ne pas citer la bibliothèque d'Alexandrie du temps d'Ératosthène. À chaque période le nombre de textes d'un type donné8 semble être multiplié par 20. Une brutale augmentation du nombre de choses écrites produit un amoncellement étouffant et invite donc à reconsidérer les catégories qui présidaient à l'ordre antérieur des savoirs. Aucun classement documentaire ni mental ne semble résister à un tel changement d'ordre de grandeur. De façon analogue, la forte augmentation des lecteurs d'un même objet9 transforme le savoir des lecteurs, du fait que de très nombreuses personnes peuvent commenter les mêmes choses. Le cas est avéré lors de la diffusion des cartes imprimées [Jacob, 1993]. La quantité, avatar de la technique, produit donc des catégories qualitatives venant servir de repères culturels. Ce constat nous aidera à évaluer les transformations induites par l'internet, et l'explosion du nombre de textes, logiciels, etc., de lecteurs, scripteurs et commentateurs qui l'accompagnent. Et, plutôt que de nous satisfaire de propos relatifs à l'éventuel avènement d'une société de l'information ou d'une démocratisation des savoirs, nous préfèrerons proposer un regard anthropologique qui examine les relations entre technique et culture.

2  Deux gradients essentiels

Nous proposons ici une approche de l'internet qui s'adosse aux deux termes extrêmes de notre définition: le tissu techno-industriel et la créativité des usagers.

2.1  Enjeux industriels et discursifs

L'internet relève d'une technique industrielle sophistiquée et indéniablement matérielle. Le moindre site web un peu célèbre a besoin de milliers de machines et de beaucoup d'énergie, même quand sont mises en avant ses capacités à fabriquer du social et du symbolique10. Tout cela suppose des moyens financiers considérables et laisse entrevoir des enjeux politiques qui ne le sont pas moins. Ce constat pousse à la clairvoyance: à l'instar du gaz et du pétrole, l'internet est le cadre de multiples appétits, convoitises ou tensions.

L'intérêt pour l'aspect banalement technique de l'internet permet donc d'en déduire une dimension économique et sociale: il suffit de prêter attention aux rapports de force propres à son industrie. Nous comptons les expliciter en cartographiant les câbles de l'internet et en précisant leurs propriétaires et locataires; en étudiant quelques alliances entre opérateurs et au sein des organisations qui dessinent l'internet11; en apprenant qui peut s'approprier, éliminer ou écouter les données qui circulent sur les réseaux.

Ces faits entrent dans le cadre définitionnel de l'internet. Ils permettent de faire un état des lieux sans lequel toute réflexion à son sujet est délicate et contribuent à clarifier le débat politique comme juridique. Et la distorsion entre la réalité industrielle et matérielle de l'internet et les discours souvent enthousiastes à son sujet, quoique déroutante, s'avère en réalité une entrée féconde: elle permet d'évaluer les intérêts en jeu, les idéologies sur lesquelles s'appuient consciemment ou non les argumentations, et, en amont, les formations discursives qui s'organisent aujourd'hui autour de la technique, de la société et de la science.

Pour donner un exemple: le «web 2.0» -aussi intitulé «web collaboratif» est depuis quelques années l'élément pivot des discours enchanteurs relatifs à l'internet. À première vue, ses promoteurs semblent ne pas avoir d'intérêt direct à la diffusion de la chose (sauf par le biais d'un exercice professionnel): ils expriment une utopie humaniste et généreuse. Ils font état d'une nouvelle ère, de l'avènement de relations sociales plus denses et plus libres. En pratique, ils affirment que cette liberté s'appuie sur l'usage de logiciels dits «sociaux» et dont la réalité commerciale est niée au profit d'une spontanéité collective censée nous débarrasser des carcans de l'État et des services publics12. Ainsi la glorification des usages modernes de l'internet sert-elle une idéologie -l'ultralibéralisme- en même temps qu'elle s'en inspire. Pour autant, cette idéologie ne semble pas favorisée par les personnes qui auraient un avantage objectif à la diffusion de ce «web 2.0». Par exemple, le président de Cisco13 ne prétend pas que le web collaboratif réalise une promesse pour l'humanité. Il se contente d'affirmer que son développement enrichit ses employés14.

Ainsi, à une réalité tangible et prévisible (des entreprises qui font des bénéfices avec l'internet) s'opposent des discours qui s'en émancipent. De telles constructions politiques méritent d'être fouillées: en termes de vigilance s'il s'avère que leur idéologie15 promeut un ordre non démocratique ou une culture antagoniste à celle des savants et de la rationalité. Mais surtout, en étudiant le besoin de faire appel à des formations discursives lorsqu'il s'agit d'articuler l'internet, la technique, la société. Cela nous permet de préciser l'ensemble des représentations profanes16 comme savantes, en construction comme héritées du passé, sollicitées pour mieux appréhender le contemporain, pour compenser son inaccessibilité.

En outre, les phénomènes idéologiques enveloppant l'internet renvoient à des problèmes d'intelligibilité qui font l'actualité de nos sociétés, et il nous semble utopique d'imaginer qu'une seule formation discursive soit à l'oeuvre. Elles sont multiples, se chevauchent, s'opposent et s'enchevêtrent. Certaines sont affermies, d'autres en construction, d'autres encore nous sont héritées du passés. Par exemple, nous pouvons repérer celles de l'informatique, qui tire parti de son accès au «seuil de formalisation» [Foucault, 1969] et de son succès actuel pour aborder (en compagnie de la physique) le terrain de la sociologie17: pour en induire d'autres; celles propres à des sciences en construction (diktyologie, cyber studies), dérivées de l'internet mais ne relevant pas de la première; celles qui, appuyées par la tradition, tentent un amalgame entre culture, ordre marchand et droit (biens culturels, patrimoine, droit d'auteur); sans oublier l'écriture elle-même, qui toujours génère des discours sur elle-même (cf. l'histoire des mondes lettrés).

L'internet peut alors être étudié en tant que terrain pour analyser les constructions, associations inédites, oppositions et compétitions entre ces ordres de discours. Mais aussi en tant que tel: non pas exemple mais creuset et peut-être ultime univers de ces formations discursives. Sa nouveauté résiderait dans la multiplicité des sources de nos rationalités, de nos débats, voire de notre entente du monde.

La question des usages de l'internet sera l'occasion de prolonger cette réflexion. Il faudra à cet égard insister sur la fécondité méthodologique d'une analyse des enjeux industriels de l'internet, qui met en évidence nombre de discours (sociologiques, politiques, scientifiques) et l'impossibilité de les dissocier de la technique à laquelle ils se réfèrent. Et plutôt que de nous orienter vers des catégorisations morales à destination d'émetteurs particuliers (par exemple, les «idéologues»), nous préférons imaginer que nous bricolons [de Certeau, 1975] tous, avec les concepts à notre disposition et de façon adaptative en fonction de nos interlocuteurs, de nos difficultés du moment, quand il s'agit de pratiquer et de penser l'internet.

2.2  La part de l'invention

Pour prendre la mesure de la variété des analyses et expériences de l'internet, la démarche idéale nous semble consister en une approche herméneutique située, au plus près des pratiques d'écriture. Aussi l'étude des «auteurs» de l'internet nous semble-t-elle féconde.

Par auteurs (ou scripteurs), nous entendons les informaticiens de l'internet, mais aussi l'ensemble des individus impliqués d'une façon ou d'une autre dans la conception, la maintenance, le détournement, ou l'application de protocoles, logiciels ou programmes, ces derniers fussent-ils réduits à quelques lignes -incluant donc les auteurs de pages web, dès qu'ils usent de code html, php ou JavaScript18.

Malgré la floraison des logiciels existants et les contraintes objectives de l'écriture en réseau, la place de l'initiative et de l'inventivité19 et la façon dont elles sollicitent savoirs et savoir-faire invitent à considérer attentivement les pratiques de ces personnes. De telles pratiques sont fortement collectives: la sollicitation des moteurs de recherche (lecture de pages réalisées par autrui) et l'usage intensif de l'échange (avec le courriel ou les listes de discussion) sont des exemples du caractère social de ces activités. Ici l'internet joue son rôle de révélateur. Il témoigne des limites des conceptions individualistes relatives à la pensée. Il explicite aussi les formes de la pratique intellectuelle. Le propos est généralement de chercher, de trouver, de produire, à partir de textes structurés, d'autres textes, qui s'en inspirent et s'en écartent, ou s'y ajoutent, pour les emboîter20 ou les accompagner et pour faciliter leur circulation. Quitte à inventer de nouveaux métiers aux frontières de la technique et de l'esprit quand le besoin s'en fait sentir: Antony Grafton met en correspondance le correcteur des années 1470-1500 à Rome, quand les premières imprimeries s'y établissent, et le webmestre21.

La prise en considération des praticiens de l'écrit (et de nos pratiques scribales) dans le domaine de l'internet nous confronte à la notion de l'effort, à «des procédures intellectuelles et contraignantes» [Mathias, 2009] -douloureux revers de l'accroissement potentiel de nos capacités intellectuelles. Or, les partisans du déterminisme social comme les technophiles éludent les détails de l'acquisition d'une littératie de l'internet, de son affinage et de sa transmission. Pourtant, l'internet nous résiste bien souvent, que ce soit parce que les réponses d'un moteur de recherche à nos requêtes nous plongent dans le désarroi, parce qu'un traitement de texte populaire déplace à notre insu quelques notes de bas de page, ou encore parce qu'un programme refuse de s'effectuer si nous n'y ajoutons pas un point-virgule.

Les pratiques de ces scripteurs en font des lettrés contemporains, même si leur rapport à la haute culture a pu être moqué. Par exemple, les programmeurs de l'internet organisent des colloques ou hackathons22 pour favoriser la circulation et le développement de leurs savoirs, la construction d'une culture professionnelle de l'écrit (culture que nous nommons de type 1). Leur univers social et les contraintes de leur métier les incitent à développer une culture comportementale, adaptative, de type habitus (culture de type 2). Ils imaginent des rituels: la vente aux enchères, à l'issue d'une conférence, des tee-shirts des précédentes (qui étaient alors donnés) est symptomatique de la façon dont les groupes développent une identité et une mémoire. Les sommes importantes -plusieurs centaines d'euros- que certains dépensent garantissent la tenue des futures conférences, attestent de leur engagement dans le groupe, de leur réussite professionnelle et aussi de leur conception du monde23. La dimension morale d'un tel moment s'affiche: on l'intitule «vente de charité». Cette culture de type 2 se fabrique donc de toutes pièces24 et alimente une culture au sens général du terme (de type 3) par le biais de la mémoire collective et de leur production concrète: logiciels, machines, films, etc.

Et les lettrés qui deviennent auteurs de l'internet redécouvrent souvent empiriquement tout le détail social et matériel de la chaîne éditoriale. Ainsi les dimensions inventive et réflexive de l'écriture se déploient-elles aisément dans l'internet. S'y construit aussi un pouvoir de l'écrit: toutes ces personnes, du fait de leur littératie et de leur capacité à adopter et à relayer des idéologies et des discours via les réseaux, contribuent aussi à les infléchir. Ce qui invite à s'intéresser tout particulièrement à de tels groupes et à comprendre les formes élémentaires et matérielles des univers de discours qui traversent et font l'internet, des cultures qui se confondent avec lui.

3  Des usages aux pratiques scientifiques

3.1  Usage de l'usage

Les deux approches que nous venons de présenter pourraient chacune proposer un mode d'appréhension des usages de l'internet: la première conduirait à cerner les profils d'un grand public supposé acheter et consommer les produits fabriqués par les firmes de l'internet, à ranger l'humanité en catégories ou types. La seconde associerait tout usage de l'internet à un geste intellectuel, bref ou prolongé, irréductible à la statistique25, aussi singulier que chaque individu pensant. Ajoutons à ces deux tendances la fascination qu'exercent les usages de l'internet, où se mêlent narcissisme et voyeurisme, dont chacun pressent qu'ils sont en prise directe avec l'activité psychique: ils apparaissent alors comme un reflet permanent de nous-mêmes.

Pourtant il nous semble que les usages ne peuvent être étudiés pour eux-mêmes. La majorité des enquêtes sur le grand public sont biaisées par les préjugés ou les exigences des donneurs d'ordre. En France, le taux d'internautes est devenu pour les gouvernements un indicateur de la modernité. Il s'ensuit que la définition des internautes est très laxiste, de façon à garantir une surestimation de leur nombre. Ainsi, une personne en relation avec l'internet une fois par mois et ne sachant pas utiliser le courriel sera classifiée comme internaute. À l'Insee, les enquêteurs obéissent à ces injonctions au point qu'ils acceptent des résultats aberrants: forts d'avoir découvert que 93% des internautes affirmaient maîtriser les moteurs de recherche, ils n'ont pas remarqué que des non-internautes tenaient des propos analogues26. En les additionnant, on arrive au pourcentage peu banal de 101% d'usagers directs ou indirects revendiquant une forme de littératie numérique! Au Crédoc, des spécialistes de la statistique et de la sociologie affirment, après enquête27 que 89% des adolescents et 34% des ménages modestes ont l'internet à domicile, ce qui implique que les pauvres ne font plus d'enfants ou qu'il n'y a plus de pauvres.

De tels résultats pourraient aider à démontrer qu'une technocratie aux ordres reproduit une idéologie au point de sacrifier ses propres compétences. Nous en conclurons que nous avons un exemple précis de formation discursive qui s'ébauche, et que nous devons disséquer pour mieux en expliquer le fonctionnement. Ou bien même, au delà, il faudrait aller jusqu'à postuler que cet ordre de discours en construction serait «totalitaire» car nous n'aurions nul moyen d'y échapper. La preuve en serait donnée par les débats sur la fracture numérique, point ultime d'une mise en rapport des classes sociales, des genres, des nations et des races avec les usages potentiels de l'internet réduits à l'abonnement à un prestataire28. En effet, les nombreux acteurs qui se mobilisent sur ce thème, au-delà de leurs désaccords politiques (altermondialistes vs capitalistes, étatistes vs libéraux) s'entendent tous sur le fait qu'il faut plus de réseaux et de machines pour éviter une césure de l'humanité -sans même prêter attention à l'histoire brève de ce mythe construit pour promettre un futur radieux fondé sur la création de nouveaux marchés29. À y regarder de près, nous réalisons que ces discours en restent à une conception étroitement utilitariste de la technique, dont la fonction serait de réaliser un but, de répondre à un besoin. Elle n'aurait que de faibles interactions avec la pensée et la culture. Ce type d'erreur explique à nos yeux autant le consensus des adversaires que le faible intérêt de tous ces militants pour la violence symbolique de leurs propos, qui imposent un «habitus linguistique» [Bourdieu, 2001,Kvasny et Truex, 2001] et émoussent la critique politique avec la promesse d'une éradication des inégalités grâce aux nouvelles technologies. Ces conceptions instrumentalistes de la technique expliquent aussi leur oubli d'autres formes de coercition, associées au progrès technique, et qu'on imagine temporaires: formatage des pratiques par des fournisseurs d'accès30, transformation d'un droit de propriété en droit de location soluble à tout instant31, etc.

Cela nous invite à inverser la problématique des usages. Par exemple, quels usages sont contraints par les lois récentes32 promulguées en France? Ceux des adolescents susceptibles de ne pas respecter le droit d'auteur, ceux des internautes désormais systématiquement surveillés, ou ceux des personnes condamnées à exercer un métier de policier? Du fait de ces lois, toute personne en charge d'un réseau (universitaire, privé, commercial, etc.) est dans l'obligation de surveiller les activités des personnes à qui elle donne un droit d'accès à l'internet, même si elle considère que cela ne relève pas de ses attributions professionnelles.

Cette problématique de la surveillance s'élargit avec les acteurs qui font le choix de s'ériger en miliciens de l'internet33 . Sous couvert de lutter contre le spam (envoi de courriels non sollicités), ils produisent par le biais de programmes peu subtils des listes de noms de domaine douteux (liste grise) ou dangereux (liste noire). Il s'ensuit que des sites officiels peuvent être rapidement et sans motif explicite se retrouver coupés de l'internet34. Le fait est dû aux (nombreux) responsables réseaux qui font confiance à ces gendarmes auto-proclamés. Et les responsables réseaux des sites incriminés ne sont pas informés du motif qui ostracise leurs domaines. Non seulement ils sont présumés coupables, mais c'est à eux de donner la preuve (parfois futile) que leurs domaines peuvent retrouver les listes de la blanche innocence. Ici l'écriture produit de l'exclusion sur la base de conceptions morales et sociologiques potentiellement naïves et le plus souvent mal explicitées.

Il nous apparaît donc que les usages de l'internet, malgré leur succès politique et médiatique, relèvent d'une question non poussée à son terme. La focalisation sur des usages susceptibles de devenir conformes ou non à un idéal marchand35 fait oublier des pratiques obligées ou choisies (ex.: les surveillants), pourtant déterminantes pour une majorité de personnes, et tout l'infini des pratiques des personnes qui écrivent sur et avec les réseaux. Nous pensons néanmoins que cette impossibilité (à nos yeux théorique et définitive) à traiter pleinement des usages de l'internet relève de son importance, de sa subjectivité. C'est pourquoi nous avons pris le parti de ne pas les séparer de l'internet. Pour le dire autrement, nous pensons que toute étude de l'internet qui voudrait éliminer la thématique des usages au motif qu'elle est par essence partiale et biaisée serait incomplète. Les usages de l'internet sont comme les discours à son sujet: ils s'y agglutinent, ils en sont inséparables.

Cela pourrait être vrai de toute technique. Mais nous comprenons que ce métissage intime n'est pas seulement révélé par l'internet: il en est nourri. L'internet co-produit aussi cette réalité sociale, parce qu'il affiche et déplace le rôle de la technique. Un idéaliste dirait que l'internet, parce qu'il traduit l'empire de l'écriture, exprime celui de la pensée. D'autres diraient que la créativité humaine a permis de déployer, au fil des millénaires, un complexe tissu d'outils en et hors nous (un concept étant alors aussi un outil) et que nous arrivons à un seuil de changement de nature (ou d'effet) de cet outillage: sans avoir la prétention de le déterminer définitivement (qu'est-ce qu'un demi-siècle au regard de l'histoire et du futur de l'humanité?), nous ressentons tous le besoin ou le désir de préciser ce qu'est ce seuil, ce qu'il définit. Effectivement, la majorité des pratiques que nous avons décrites comme contraignantes sont le fait de jeux d'écritures: de mises en listes, répliquées par des robots. D'enregistrements et d'automates qui les traitent. Les producteurs de discours au sujet de l'internet (et donc de ses usages) sont essentiellement des personnes disposant d'une littératie électronique: statisticiens (et donc informaticiens), abonnés à des listes de discussion (dotés d'une compétence documentaire ès réseaux) et sachant écrire en ligne (blogs, etc.). Le propos n'est pas de rabattre les formes de domination du monde à une habileté ou à un savoir-faire «technique» ou temporaire, mais d'articuler une capacité d'écrire aujourd'hui le monde avec ses représentations, voire sa réalité.

3.2  Pratiques lettrées d'aujourd'hui

La cartographie est un point d'entrée spontané de cette écriture-description du monde. Ses fonctions métaphorique et rationalisante, son statut entre texte et image, entre écriture et géométrie sont avérées depuis près de deux millénaires. Christophe Colomb donna un bon exemple de la façon dont la carte permet des raisonnements fondés sur l'écriture: ses cartes s'appuyaient sur les résultats de Marin de Tyr, qui avait défini méridiens et parallèles, mais qui avait exagérément réduit la circonférence de la terre36. Ainsi avait-il calculé que les îles Canaries étaient à mi-distance du Portugal et du Japon.

D'emblée, la carte «joue» sur plusieurs registres: intellectuels et oniriques, descriptifs et esthétiques. Elle ne se contente pas d'exprimer une «positivité» [Benoist, 2001], elle participe d'un dessin du monde. Représentation de l'espace, elle nous permet de comprendre que ce dernier n'est pas qu'une partie de la réalité: il en est une traduction, et sa sollicitation comme concept va infléchir nos perceptions de cette réalité: son usage induit une gymnastique intellectuelle qui aura des effets sur nos raisonnements.

La cartographie contemporaine reprend les fonctions de révélateur et de déplacement de l'internet. Elle n'est qu'emboîtement de textes les uns dans les autres, signalant le mode paratextuel de l'écriture électronique: intitulés et coordonnées sont enchâssés en des balises explicites ou implicites, souvent regroupés en sous-ensembles (les calques) et au final regroupés en des fichiers (les fonds de carte). Ces derniers sont articulés à d'autres (fichiers de données, avec des étagements analogues) via d'autres textes structurés (les programmes) qui opèrent sur les uns et les autres pour produire des cartes: combinaisons des objets précédents complétées de nouveaux qui en dérivent et qui en permettent l'interprétation: symboles, couleurs, textes (fixes ou dynamiques), légendes, etc. Enfin la visualisation (en ligne ou non) suppose d'ultimes enchâssements (balises html ou xml, titres, explications...) et des logiciels eux-aussi emboîtés les uns dans les autres (le navigateur, le système d'exploitation de l'ordinateur).

La carte est aujourd'hui un mille-feuille de textes. Ce qui en facilite d'autant le traitement que ses objets initiaux, ses atomes sont eux-mêmes textuels: une forme (courbe, surface, etc.) n'est plus qu'une succession de points, de vecteurs décrits par des lettres et des chiffres (extension des coordonnées cartésiennes). Cela résulte du développement d'une informatique dédiée à la géométrie, qui facilite le traitement «vectoriel». Et travailler un fond de carte revient donc peu ou prou à effectuer des recherche-remplacement avec un traitement de texte. Nous retrouvons ici la simplification que peut induire l'écriture (l'image, complexe, chute à l'état de texte)en même temps que les déplacements méthodologiques qu'elle induit (source d'apprentissages et d'efforts). Ainsi la production de cartes se popularise en même temps qu'elle se complexifie en permettant d'appréhender des détails ou de les faire disparaître à plus grande échelle, de réaliser des animations, etc.

La carte produit du territoire, c'est-à-dire des représentations collectives qui articulent l'espace et le social. Ce territoire n'est pas donné, il se construit, et plus aisément avec l'écriture électronique qu'avant. Il suffit pour cela de présenter originalement37 et sous forme graphique des données associées à des entités spatiales. Nous avons ici la preuve que nos représentations du monde sont infléchies par une production textuelle: celle-ci participe à la production d'une culture, de savoirs précis ou imprécis qui serviront de support à nos considérations, nos raisonnements. La carte passe alors du statut de description ou de synthèse à celui de méthode: effectivement, nous ne réalisons plus une carte après des mois de labeur, mais 10 ou 100 en un instant; non plus au terme d'un raisonnement pour l'illustrer, mais en son coeur. Et les multiples «graphes» organisés obtenus vont souvent l'infléchir, voire nous inviter à le repenser complètement. Il s'ensuit que la carte s'inscrit dans nos chaînes argumentatives: elle fait émerger la notion de preuve graphique.

Pouvons-nous détailler ces formes de raisonnement et leurs effets cognitifs? saurions-nous en retracer l'histoire? Il nous semble que oui, et nous voudrions ici présenter les moteurs de notre démarche. La preuve graphique n'est pas une notion récente. Nous en trouvons trace chez les Anciens (Pythagore, Euclide, etc.) et lors de la construction de l'esprit scientifique (Vésale, Copernic, Descartes [Descartes, 1991], etc.). Ce type de preuve se développe sous l'influence des mathématiciens et physiciens dans la première moitié du XIXe siècle et va se diffuser grandement dans sa seconde moitié38. L'équivalence graphe-concept (écriture-pensée) s'affirme avec les diagrammes de Feynman, essentiels pour comprendre la mécanique quantique. Et nous pouvons considérer que l'invention du Web au CERN en constitue le point limite: l'implémentation d'un système d'écriture qui puisse s'accommoder de tout l'éventail des objets facilitant la démonstration chez les physiciens -textes, listes (bases de données), schémas, graphiques, etc. Il y a fort à penser que la preuve graphique se soit socialisée au point de s'insérer en de multiples formes de raisonnement. Par exemple en sociologie, quand Pierre Bourdieu définit la notion de champ au moment où il découvre les apports heuristiques des méthodes factorielles et surtout, des graphes associés.

Nous voudrions vérifier ce point de façon détaillée et tenter d'en déduire certaines transformations des schèmes discursifs et épistémologiques à l'oeuvre dans les sciences sociales. Nous voudrions aussi considérer les sources de ces nouveaux raisonnements. La preuve graphique ne débarque pas ex nihilo, elle ressort d'un besoin des mathématiciens d'enrichir le champ de l'écriture, de leur technique intellectuelle. Elle ressort aussi de réflexions sur l'écart de la science à la nature et de son écriture au langage39: quand par exemple, après bien des débats, les mathématiques ont cessé au XIXe siècle de tirer leur légitimité de l'étude des grandeurs naturelles [Bourbaki, 1984]. Et l'idée que la pensée puisse être mécanique apparaît chez David Hilbert, qui imagine une machine qui vérifierait universellement la véracite des théorèmes -utopie contredite par Kurt Gödel. Ainsi, l'histoire de la cartographie, et plus généralement de la preuve graphique s'insère-t-elle dans une dynamique du besoin et de l'invention, de la technique et de la conceptualisation.

Ce résultat ne nous apparaît pas pour autant interprétable sous la forme d'un progrès universel ni d'une domination intellectuelle des sciences exactes qui s'étendrait aux sciences humaines par le biais de la base de leur outillage mental. Tout d'abord, le fait de rabattre la géométrie dans l'univers de l'écrit, et par là de textualiser les outils primaires de l'énonciation (carto)graphique peut engendrer des conflits de formations discursives. Par exemple, la généralisation du concept de spatialité ne s'accomode pas des notions profanes de géographie et de territoire. Comme la possibilité qu'un nombre ne soit pas naturel, l'idée qu'un espace ne soit pas nécessairement terrestre peut heurter40. En ce sens, nous pensons que le préjugé d'une virtualité de l'internet peut résister au concept (à nos yeux fécond) de territoire de l'internet. D'autre part, les personnes les plus familiarisées avec la spatialité (les ingénieurs) peuvent avoir, du fait de leur formation, des difficultés pour appréhender les représentations sociales (identités, imaginaires): les dimensions collective et culturelle du territoire leurs échappent partiellement.

Enfin, la dynamique réflexive de l'écriture n'est pas poussée à son terme par tous: les mathématiciens ont su rabattre leurs multiples signes et formules en une combinatoire épurée, qui se suffit d'une soixantaine de signes41 en inventant dès 1978 les logiciels TEX et LATEX. Nous avons remarqué que d'autres experts en littératie contemporaine se contentent d'avoir un rapport instrumental à l'internet et s'appuient à cet effet sur une problématique de la puissance, quand leurs capacités à «jongler» avec les symboles et l'écriture les fait dessiner un internet composé de droits et d'interdits, et les invite à raisonner en termes de proscrits et de légitimes, de clients et de pare-feu, de digital immigrants et de digital natives. Et la majorité des scientifiques se laissent peu à peu déposséder de leur instrumentation intellectuelle, en utilisant de plus en plus de logiciels «privateurs» (par opposition à «libres») [Guichard, 2008].

3.3  Épistémologie

Si nous nous référons à ces transformations de l'écriture scientifique que nous avons remarquées et à leurs conséquences, l'internet n'aurait ni 30 ans ni 40, mais environ 150. Aujourd'hui, trois modes essentiels de l'accès au savoir et de la preuve ne ressemblent plus à ce qu'ils étaient il y a un siècle: la documentation, le graphique, et le calcul. Ce dernier est parfois oublié. Pourtant, il détermine les deux autres et un ordinateur ne fait que compter: c'est un computer. Ainsi le monde de l'internet (notre monde) serait le prolongement de la recherche scientifique des deux derniers siècles. Sous cet angle, rien de nouveau: aujourd'hui comme hier, nous vivons dans l'espace de nos savoirs, de nos croyances, de nos techniques, et de nos représentations que nous tissons à partir d'eux. Ce qui nous invite à comprendre notre monde comme culture, et à admettre que celle-ci n'est pas qu'émotive ou nationale, identitaire ou ancestrale. En l'occurrence, notre analyse ouvre la porte d'une réflexion conjointe à la technocratie, l'imaginaire et la culture. Par exemple, il est probable que les polytechniciens du XIXe siècle, qu'ils fussent capitaines d'industrie ou banquiers du Second Empire, libéraux ou socialistes, ont participé de la production d'une culture qui a permis sinon suscité des imaginaires (Jules Verne, le futurisme). L'idée n'est pas de prôner l'étude d'une culture «scientifique et technique», ni d'étudier encore une fois le culte du progrès, mais de tenter de comprendre quelles sont les formes culturelles d'aujourd'hui et comment elles se déploient, ainsi que de repenser la notion de technocratie dans une perspective diachronique42.

Cependant, travailler sur ces productions intellectuelles et sociales intermédiaires (le calcul, les ingénieurs) peut être prolongé en tentant de cerner les «atomes» qui les constituent. Ces briques élémentaires semblent intimement liées à l'écriture: aujourd'hui symbole, paquet, flux. Leurs agencements, les moyens de les traiter, un par un ou en groupe, de les apparier, pour en produire du sens ou non, renvoient à des méthodes, parfois issues de contraintes systémiques ou de la façon dont ces briques ont été choisies ou construites comme atomes43. Nous avons donné quelques exemples de la façon dont ces briques élémentaires infléchissent nos méthodes, nos concepts et avons insisté sur le fait d'une perpétuelle circulation entre les uns et les autres: entre ces choses et la pensée, entre la technique et la raison. Et si nous abordons un nouveau monde, c'est peut-être plus celui des méthodes, des inventions, des idées (incluant les préjugés) qui peuvent se développer et s'entrelacer à partir de telles briques. Au point qu'il nous faudra peut-être abandonner cette vision atomiste et discrète pour une approche continue et topologique.

Il nous semble qu'il y a ici place pour une épistémologie qui tente d'articuler étroitement science, savoir, culture et technique. Et l'internet en serait le noyau, non parce qu'il serait exemplaire et donc identifiable, mais parce qu'il est intriqué dans notre réalité, aboutissement (temporaire et actuel) des capacités scribales de l'homme contemporain. Un territoire n'existe pas sans tensions sociales, sans conflits. Mais les enjeux économiques et les procès de propriété intellectuelle actuels sont-ils purement cyber ou sont-ils, tout simplement? Vivants dans ce monde écrit, hyper textuel, il nous semble utile d'en déterminer les mécanismes, les tensions, les dynamiques. Nous pensons que cela peut se faire en explorant méthodiquement les savoirs, les pratiques, les formations discursives et les idéologies qui traversent nos sociétés, en les articulant avec des phénomènes déjà étudiés, en les conceptualisant.

Notre projet relève autant d'une épistémologie historique de la technique que d'une anthropologie de l'écriture. Il s'articule autour de l'exploration de savoirs, des méthodes et des pistes de recherche de la science contemporaine (principalement physique, philosophie, mathématiques et sciences sociales) et des pratiques singulières ou peu médiatisées dans le domaine de l'internet. Nous comptons traduire tout cela en termes philosophiques susceptibles d'éclairer le débat public sur ces questions méconnues.

Nous espérons ainsi faciliter le déploiement d'une épistémologie concrète qui s'émanciperait des oppositions historiques entre sciences exactes et sciences humaines.

Références

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Notes

1Maître de conférences à l'ENSSIB, responsable de l'équipe Réseaux, Savoirs & Territoires de l'École normale supérieure (Ulm).

2URL: http://www.ciph.org

3Ex.: les routeurs, points d'aiguillage des réseaux, dont l'industrie est florissante. L'entreprise Cisco est le principal fabricant de routeurs et d'instruments facilitant le tout communicationnel.

4TLFi: http://www.cnrtl.fr/lexicographie/technique.

5Il repère deux techniques intellectuelles proprement réflexives dans l'histoire de l'humanité: le langage et l'écriture.

6UCS transformation format 8 bits (UCS: Universal Character Set). Encodage permettant la représentation d'environ 65 000 symboles. D'autres encodages (UTF-16, UTF-32) permettent de dessiner encore plus de symboles, mais sont peu utilisées du fait de leur taille en octets.

7On pourra remarquer que cette faculté contemporaine est aussi le résultat d'une difficulté des premiers informaticiens à manipuler et à retrouver un texte qu'ils avaient inscrit sur un support à codage binaire.

8Livres, articles, ou totalité des écrits pour le cas de l'internet (à comparer en ce cas à la totalité des imprimés contemporaines (prospectus, journaux, livres, etc.).

9Par exemple, après l'invention de l'imprimerie, quand un texte devient unique puisque toutes ses copies sont identiques.

10En 2008, le coût de la consommation d'électricité de Facebook était évalué à un million de dollars par mois: http://vincentmorin.canalblog.com/archives/2008/11/17/11402371.html.

11ICANN, ISOC, IETF, W3C, etc. ICANN: Internet Corporation for Assigned Names and Numbers; ISOC: Internet Society; IETF: Internet Engineering Task Force; W3C: World Wide Web Consortium.

12Cf. le film Us Now, fortement mis en valeur par des journaux spécialisés comme http://www.internetactu.net: http://www.usnowfilm.com/ (et http://watch.usnowfilm.com/subtitled pour les sous-titres en français).

13Cf. note 2 . On trouvera ses propos à l'URL http://www.cisco.com/web/about/ac49/ac20/ac19/ar2008/letter_to_shareholders/french.html.

14Les «modèles économiques collaboratifs et les technologies permettant le Web 2.0 en réseau garantissent l'amélioration des activités et du quotidien des 66 000 employés de Cisco». Cf. URL précité.

15Nous ne prétendons pas que les propos du président de Cisco sont dénués d'idéologie (cf. note 32 ), mais constatons qu'il n'éprouve pas le besoin de pousser la sienne aux limites de celle des personnes qui imaginent l'internet comme une solution politique.

16Et sans les mépriser: nous sommes tous profanes en de multiples champs.

17Cf. la dynamique scientifique impulsée par les instituts des systèmes complexes (ISC-PIF à Paris, IXXI à Lyon, etc.) dans le domaine des réseaux sociaux, y compris de l'internet.

18Cette notion concilie l'histoire de l'internet (le noyau réduit des personnes sachant écrire sur l'internet en 1990 ou 1995) et une actualité plastique (l'accroissement régulier du nombre de personnes dotées de telles compétences).

19Même si parfois celle-ci relève d'une faible connaissance de ce qui a déjà été fait et qui serait aisément réutilisable.

20Cas typique des étagements textuels, du balisage au logiciel qui mettra le tout en forme.

21«Le correcteur a tout l'air d'une figure éminemment moderne qui doit son existence aux impératifs d'une technologie nouvelle, un peu comme les webmasters et designers de pages Web des années 1990. [...] De même que les nouveaux métiers intellectuels nécessités par l'internet, celui du correcteur a pris forme avec une rapidité qui nous paraît foudroyante» [Grafton, 2007].

22Conférence où se mêlent générosité et compétition. Cf. http://articles.mongueurs.net/comptes-rendus/hack-2007-nl.html.

23Incluant parfois des formes d'exhibition de l'ascèse.

24Elle n'est pas que subie. Ce point pourrait montrer les limites du concept d'habitus de Pierre Bourdieu.

25Des résultats récents ont montré que les statistiques de l'internet (incluant le fontionnement des machines et les pratiques humaines) suivent des lois de puissance (variance théorique infinie), qui contredisent les notions probabilistes usuelles (permettant de négliger les phénomènes marginaux). Ce qui invite à intégrer des résultats antérieurs sur les pratiques cognitives (usages de la langue, consultation de revues, citations d'auteurs) dans un cadre plus large de «statistiques de l'intellect» qui incluerait celles de l'internet. Nous dirigeons une collection au sein de laquelle un ouvrage sur ce sujet sera prochainement publié (collection Cyber, éd. Publibook Université). Il apparaît que les dirigeants de l'entreprise Google ont bien compris ce phénomène puisqu'ils en tirent leurs recettes publicitaires.

26Source: [Fridel, 2006] et enquête permanente sur les conditions de vie des ménages 2005 (dédiée aux nouvelles technologies, 5600 enquêtés), sur laquelle nous avons pu travailler.

27Crédoc: Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie. enquête sur «la diffusion des technologies de l'information et de la communication dans la société française», 2000 enquêtés, 2008. Rapport accessible à l'URL http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/etude-credoc-2008-101208.pdf.

28Un fournisseur d'accès à l'internet. Tous les discours (et les mesures) sur la fracture numérique s'articulent autour d'un seul indicateur: la présence ou non d'un accès à l'internet à domicile.

29Cf. l'URL http://clinton3.nara.gov/WH/New/New_Markets-0004/20000417-4.html et [Guichard, 2010].

30Obligations d'user de navigateurs spécifiques et de proxies par AOL.

31Suppression de 1984 (l'ouvrage de George Orwell) de tous les disques durs du «Kindle», le livre électronique d'Amazon en juillet 2009.

32Loi sur l'économie numérique, loi sur le droit d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information, lois Hadopi.

33Organisés en association sans but lucratif qui servent de façade à des entreprises prospères, dont l'entreprise Cisco précédemment évoquée.

34Les courriels émis par des membres de tels site sont éliminés avant d'atteindre leurs destinataires.

35Surveillance policière ou commerciale (cf. le principal moteur de recherche).

36Correctement mesurée par Ératosthène. Marin de Tyr l'avait réduite à 30 000 km et pensait que l'oekoumène s'étalait sur 225o et non pas 130.

37Et non nécessairement originales: le retraitement d'anciennes données permet de représenter des territoires qui n'avaient pas de sens au moment de leur recueil: cf. l'atlas de l'immigration en France, que nous avons réalisé à partir de données des recensements de 1931 et 1936: http://barthes.ens.fr/atlascio. Cf. aussi la carte animée de la France des communes, mettant en évidence le poids politique disproportionné des zones rurales: http://barthes.ens.fr/cybergeo/communesfr.html.

38Cf. le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse, qui regorge de planches, graphiques, formules mathématiques.

39Cependant, cet écart n'est ni stable ni permanent: le langage rattrape toujours l'écriture (Clarisse Herrenschmidt, communication personnelle).

40Par exemple, l'espace einsteinien des astro-physiciens, irréel pour d'autres.

41Notre alphabet réduit à ses majuscules et minuscules sans diacritiques, les 10 chiffres et quelques signes de ponctuation.

42Les critiques d'un Jürgen Habermas nous semblent sur ce point à prolonger: la technocratie n'y est pas appréhendée en des temporalités longues.

43Par exemple, le regain d'intérêt pour les lois de puissance résulte de l'impossibilité d'appliquer aux flux de l'internet les lois de Poisson.

Page créée le 31 août 2010, modifiée le 31 août 2010