Ces trois catégories, et l’ensemble des procédures associées, constituent ce que nous appelons l’« outillage mental ». Celui-ci, combinaison d’instruments, de méthodes, de savoirs et de raisonnements —du passé ou du présent— est donc l’ensemble des ressources qui sont à la disposition d’un individu donné à une époque donnée. Il se renouvelle constamment, du fait de la transmission des connaissances, de la production des commentaires et des synthèses; ces pratiques ont des répercussions sur l’ensemble de l’écriture: les annotations (note, index, etc.) mettent les textes en réseau, les synthèses invitent à imaginer de nouveaux objets graphiques (carte, symbole, etc.), et la décontextualisation résultant de la mise en listes de formes graphiques (mots, expressions, etc.) recompose les catégories et les concepts.
Ces dynamiques sont attestées depuis les débuts de l’écriture, tout comme le caractère réflexif de cette technique —comment l’explicitation des procédures qui la constituent et qu’elle engendre réorganise la pensée, le système de signes, la matière et la structure du support.
L’outillage mental, essentiel au développement de nos facultés de compréhension, n’est pas pour autant éthéré: il s’inscrit dans les pratiques de l’échange entre les hommes, et à ce titre, se déploie suivant deux temporalités, celle de l’individu et celle de la société.
Nous avons appelé laboratoire le premier « espace-temps »: il n’y a pas de transmission de la connaissance, de développement d’outils et de méthodes sans un voisinage social, celui des maîtres, collègues, élèves, parents, amis. Le laboratoire, peuplé de personnes et d’instruments, est l’ancrage social de l’outillage mental. L’analyse des transformations de ce dernier ne va pas sans l’étude attentive de l’organisation du laboratoire.
L’autre temporalité génère des sédimentations, des archétypes, des statuts, des normes, des écoles, des cultures. Elle est bien plus complexe à décrire, et traduit la façon dont le pouvoir de l’intellect se distribue au sein des autres formes de pouvoir (économique, religieux, politique) ou s’accommode de leur existence. Mais ce ne sont pas que des données sociologiques qui font que l’écriture est prise, enchassée dans ces autres contextes. On a pu voir à quel point des systèmes graphiques, mais aussi la diffusion d’idées, peuvent dépendre de logiques industrielles ou commerciales. Et si les lettrés et les savants arrivent si facilement à s’intégrer dans les structures du pouvoir, c’est bien que la transmission et l’amélioration de l’outillage mental apparaît indispensable à toute société structurée autour de l’écriture; quitte à accepter qu’apparaissent des effets contraire aux buts annoncés, quand se constituent des castes développant des pratiques intellectuelles routinières.
Dans ces deux temporalités, l’outillage mental est pris en des enjeux dont la meilleure preuve de l’importance est signalée par la complexité et l’irrationalité des discours qui en témoignent. Le débat contemporain est, sur ce point, éloquent.
D’un côté, on aurait la Culture, légitime et nationale, héritage étonnant de génies solitaires, désocialisés, dont la production est exempte de tout contact avec la matière. Toute transformation mineure du système de signes et de sa graphie mettrait cette culture en péril, traduirait la volonté de la transformer en marchandise. Cette situation, typique des défenseurs de notre patrimoine, vaut aussi pour la plupart des enseignants-chercheurs en sciences humaines, qui ont souvent pour fonction de perpétuer et d’analyser cette culture. Si les sciences sociales se distinguent partiellement de telles attitudes —en grande partie parce qu’elles sont sensibles aux structures collectives et aux effets d’institutionnalisation—, elles privilégient néanmoins une attitude mentaliste qui oblitère le caractère technique de l’écriture. En effet, dans ces deux situations, la technique est ravalée au rang d’opération mécanique, donc prévisible et répétitive, sur la matière, et ne peut en aucun cas prétendre à une quelconque interaction avec les nobles activités de l’esprit.
De l’autre, on aurait des techniques, modernes, et donc par nécessité toujours changeantes, qui nous rendraient plus intelligents, plus fraternels, plus cultivés. Il est ici déconseillé de solliciter l’outillage mental pour expliciter les raccourcis d’un tel raisonnement: il est en effet inutile d’apprendre, car tout savoir devient intuitif; la machine sait tout, l’utilisateur n’a qu’à « cliquer ». En cas d’échec, voire de panne, celui-ci est censé se reporter au mode d’emploi qui lui est dédié: « l’informatique pour les nuls ». Le plus surprenant dans ces discours typiques de la publicité informatique —hélas trop repris par les journalistes et les hommes politiques— est que, malgré l’évocation confuse d’un outillage mental réactualisé (références à la modernité, aux capacités que nous offre la machine), ils nous renvoient à la vision techniciste du XIXe siècle: par l’intermédiaire de la métaphore du bureau, table de travail constituée de dossiers, de chemises, de feuilles, voire de post-it, mais aussi par la gestuelle imposée par les systèmes d’exploitation les plus courants, l’utilisateur de l’ordinateur est contraint à une série d’activités manuelles, répétitives, aliénantes. La taylorisation des pratiques —et peut-être de la pensée?—, s’universalise, avec la pénétration des ordinateurs dans nos espaces domestiques.
Or, l’ordinateur n’est ni une machine à écrire, ni un objet pensant qui nous réduit à l’état de dactylographe. C’est une machine, certes, mais qui travaille sur notre système de signes, par l’intermédiaire de ce même système de signes. Peu importe, à la limite, qu’on use pour cela d’un carton perforé ou d’une plaquette de silicium. On écrit des instructions pour que la machine réalise des opérations, des plus simples comme l’addition, jusqu’aux plus complexes (calcul de la trajectoire d’une fusée ou production d’un roman). Le résultat n’est qu’une succession de caractères, que leur tout constitue un programme, une image ou un son. Tous ces objets se travaillent comme du texte, avec des outils qui amplifient plus qu’auparavant les procédures de distanciation entre la forme graphique et le sens du texte. Ces caractères, ces textes, qui ne sont rien sans ces outils, voient leur statut tranformé par la présence des seconds. Ainsi, le système graphique et le codage, la pensée et ses instruments de lecture sont indissociables.
Il s’ensuit une approche conceptuelle de la connaissance et de son ordonnancement d’un type —osons le mot— nouveau. Non pas révolutionnaire, car il est clair que toute l’histoire de l’écriture témoigne de telles transformations, qui touchent autant à nos catégories mentales (produit des mesures et classifications à notre disposition) qu’aux possibilités d’analyse des processus de l’écrit induites par la forme de notre outillage mental. À ce titre, l’informatique explicite toute une série d’opérations, puisqu’il a fallu les énoncer avant que la machine ne puisse les reproduire.
Mais avant de pouvoir amplifier nos possibilités de calcul, de synthèse, et de questionnement sur nos activités intellectuelles, il faut suer et souffrir. Là encore, les mots ne sont pas trop faibles. Abandonner les anciens réflexes, en assimiler de nouveaux, apprendre des méthodes, des savoir-faire, des tours de mains ou des procédures qui ne sont pas toujours d’une rationalité évidente —ou clairement documentés—, assumer son inculture, constituer un réseau social d’entraide, tout cela prend du temps. Ce n’est qu’au terme de tant d’efforts que l’on profite des capacités d’écriture des ordinateurs. On a vu que ceux-ci ne nous aident pas qu’à gagner du temps. Ils nous permettent de faire un usage judicieux de ces trois constituants de l’écriture que sont la liste, le graphique, et l’hypertexte. Il s’ensuit une production de sens dont on aurait tort de se priver: après tout, cet appareillage composé par les logiciels de qualité évoqués précédemment a été conçu par des hommes ayant des besoins explicites en matière de manipulation du code, d’organisation du raisonnement, de production de synthèses.
Entre les marchands de solutions toutes faites (et mal faites) qui étouffent nos capacités intellectuelles à force de multiplier les formats, les cryptages et les supports, et les défenseurs de l’outillage mental classique qui acceptent trop souvent les produits des premiers au prétexte qu’une simple machine à écrire leur suffit, et que la technique ne peut participer à la reconstruction de la culture, le chemin, le cheminement intellectuel pourrait-on dire, est parsemé d’embûches.
D’autant que les enjeux sont de taille: on a brièvement évoqué leurs aspects économiques, liés aux constructions de rentes, de monopoles, qu’élaborent quelques industriels en s’appropriant notre système de signes, et plus largement notre outillage mental. Mais ces enjeux sont avant tout intellectuels, et structurent donc le monde des professionnels de la connaissance, enseignants et universitaires. C’est pourquoi nous devons maintenant décrire la façon dont s’expriment et se réorganisent les rapports de force, les dynamiques de recherche dans les sciences humaines, suite à la diffusion d’un outillage mental qui s’appuie sur les ordinateurs et les réseaux.