2.3 Premières appropriations

Cependant, au fil du temps, les potentialités de ces machines —et leurs fonctions pédagogiques 26— facilitèrent, au sein d’une poignée d’expérimentateurs, l’acquisition d’une culture informatique contemporaine.

2.3.1 Minitel

Le travail à distance se développa quand on apprit qu’il était possible de lire et de rédiger son courrier électronique à partir de chez soi. Si l’on disposait d’un ordinateur à domicile (situation rare), il fallait alors acquérir un modem (lent et coûteux), qu’il fallait alors configurer, ce qui pouvait prendre assez vite des dizaines d’heures d’essais infructueux avant de finir par transmettre un SOS à un expert (par téléphone, ou en sollicitant un rendez-vous). À défaut, on pouvait utiliser le terminal vidéotexte (et son modem) disponible dans de nombreux foyers français: le Minitel. Encore devait-on en choisir un spécifique —de type 1b ou 2.

Cette pratique finit par se répandre. Et l’on constate que le Minitel n’a pas été un concurrent de l’internet. Au contraire, la possibilité de louer à coût modique des Minitels 1b (20 F par mois) a facilité à l’ENS la domestication du courrier électronique chez ceux qui n’avaient pas les moyens de s’acheter un ordinateur personnel et un modem 27.

Cependant, les exemples suivants donnent une idée de la difficulté à traduire le jargon des informaticiens, et à organiser les diverses connaissances permettant un tel usage. En effet, éprouvant moi-même de sérieuses difficultés à paramétrer ce terminal, je sollicitai une assistance technique qui, naturellement, me parvint par courrier électronique et envoyée d’un Minitel. En voici un extrait, en date du 22 janvier 1992:

Je r’ecris depuis mon Minitel, a la maison [...].
La connexion fonctionne donc pour peu qu’on ai taper
Fnct+T normal 1!

[...] 28

Voila pour ce soir. Excuse les fautes de frappes, j’ai du mal
avec certaines touches comme les fleches!...

A bientot!...

Olivier.

Ce message n’est pas très compréhensible, du fait de la difficulté à corriger les fautes de frappe sur ce type de terminal. D’où l’allusion aux flèches, qui, combinées avec d’autres touches du Minitel, permettaient d’effacer les caractères 29. Par ailleurs, la combinaison de touches —essentielle pour obtenir un affichage correct 30— n’était pas « Fnct+T 1 » mais « Fnct+T a ».

Après de multiples expériences à domicile, je rédigeai une notice à destination des possesseurs de comptes électroniques qui désiraient lire leur courrier à partir d’un Minitel; les extraits qui suivent mettent en évidence la complexité des paramétrages à effectuer et la culture digitale spécifique, préalables à l’envoi de commandes absconses:

[...]

Allumez le minitel, puis tapez « Fnct T a » (i. e. maintenez appuyée la touche « Fnct » pendant que vous appuyez sur la touche « t », relâchez les deux touches, puis appuyez sur la touche « a ») pour obtenir un clavier ascii et un écran 80 col.

Composez le numéro de l’Ecole: 43 25 02 09.

Attendez le tîîît de connexion, puis appuyez sur la touche « connexion/fin ». Un « C » apparaît en haut à droite de l’écran. Peu après, un « I » s’affiche à côté du « C ». La connexion est établie.

Tapez alors sur la touche « retour » (retour chariot: et non pas ENVOI. Cette touche est sur le clavier en bas à droite).

[...]

Envoyer votre courrier

[...]

Corriger les fautes de frappe.

En cas de faute de frappe, la touche d’effacement n’est pas « Correction », ni flèche vers la gauche, mais « Ctrl <— » (touche « Ctrl » et touche « flèche vers la gauche »).

[...]

Effet de l’anarchie des protocoles diffusés par les informaticiens et les industriels, on constate ici à quel point l’ensemble des savoirs à engranger avant de pouvoir s’approprier l’informatique est non structuré; et l’on comprend alors la difficulté pour un profane à classifier de telles connaissances, ce qui ne facilite en rien leur acquisition.

2.3.2 Échanges de fichiers et programmation

Après la correspondance électronique à domicile et les catalogues de bibliothèques californiennes, un troisième avantage de la mise en réseau apparut avec les téléchargements et les interrogations de bases de données. Le protocole ftp permit notamment de réceptionner des fichiers de l’INSEE trop conséquents pour tenir sur une disquette: mais les transferts ne s’opéraient correctement qu’après de nombreuses communications téléphoniques avec un informaticien éloigné.

La structure particulière de ces données —les notions de ligne et de séparateur de champ des documents de l’INSEE ne correspondaient pas aux normes Unix— donna l’occasion de se familiariser avec les rudiments de la programmation Unix et des expressions régulières: 1993 fut l’année de la découverte de sed et awk, 1994 celle de Perl. Bien sûr, les personnes qui proposaient ces méthodes de travail sur le texte (et qui les enseignaient) étaient les mêmes informaticiens.

D’autres formes d’acquisition, comme celles résultant de l’interrogation à distance de bases de données telles que Questel et Frantext, allaient aussi inciter quelques personnes 31 à se familiariser —toujours avec l’aide des informaticiens— avec ces outils de téléchargement, de travail à distance et de nettoyage de fichiers sur des machines Unix. Il s’ensuivit une familiarisation avec la programmation qui allait générer la production de programmes informatiques dédiés à l’analyse textuelle. Du coup, certaines spécialistes de littérature pouvaient aussi tirer parti des machines Unix.

2.3.3 Laboratoire

Malgré les formes de rejet précédemment décrites, l’usage des NeXT se répandait: les formations —souvent personnelles— y contribuaient. Un nombre croissant de personnes profitait du courriel: quelques élèves, ayant des amis partis aux États-Unis, et des étudiants ou chercheurs invités à l’ENS.

Ainsi se construisit, dès 1993, un réseau social autour des machines reliées à l’internet. Des experts de disciplines variées venaient se retrouver autour d’elles, ce qui fut l’occasion de nombreux dialogues « médiatisés par l’ordinateur ». Non pas que les machines fussent des agents incontournables de l’échange: tout simplement parce qu’on se retrouvait devant les NeXT pour lire son mail, ce qui était l’occasion de discuter à bâtons rompus avec un voisin qui faisait de même, mais aussi de profiter de ses connaissances pour se familiariser avec les nouvelles machines et les protocoles de l’internet, ou à l’inverse, de jouer à son tour le rôle du tuteur face à une personne qui demandait de l’aide.

La présence des Macintosh voisins, avec leurs logiciels et codages distincts, aidait aussi à l’acquisition collective d’une culture informatique. On peut donc affirmer que, durant les années 1992 à 1994, les littéraires de l’ENS, par l’intermédiaire d’une vingtaine d’entre eux, ont construit un nouveau laboratoire.

Ces années semblent être celles de l’exploration et de l’expérimentation d’Unix et de l’internet. Les besoins des élèves et des chercheurs n’étaient pas explicités. L’idée essentielle était que les uns et les autres finiraient par tirer parti de leur familiarisation avec les nouvelles machines, même si elles n’intéressaient qu’un petit nombre de personnes. Par ailleurs, ces réseaux sociaux autour des machines valorisaient le département de sciences sociales qui affichait une proximité —toujours à définir: intellectuelle? méthodologique? fondée sur des emprunts de vocabulaire et d’ordinateurs?— avec les sciences exactes, en même temps qu’une générosité complaisante face aux départements sous-informatisés.