Bien sûr, pour expérimenter les nouvelles machines, il fallait se déplacer sur les lieux qui les hébergeaient; c’est ainsi qu’au « réseau internet » se superposa un réseau social, constitué des membres du département de sciences sociales, de l’informatique littéraire, et de quelques enseignants-chercheurs et élèves en sciences humaines curieux des techniques informatiques d’alors: un mois après l’installation des NeXT, en février 1992, une vingtaine de personnes y disposaient d’un « compte ».
Mais celles-ci, comme l’auteur de ces pages, avaient en général assez peu de recul par rapport aux ordinateurs: le rejet pur, ou au contraire l’émerveillement et le prosélytisme naïf, l’emportaient sur une analyse raisonnée de leurs avantages et inconvénients. A de très rares exceptions près 16, la relation entre l’ordinateur et l’écriture n’était pas pensée, et le besoin de culture technique était euphémisé, juste réduit à une somme de tours de main.
Globalement, ces machines avaient trois inconvénients:
— elles s’imposaient aux personnes qui n’en voulaient pas;
— elles ne faisaient pas ce qu’on attendait d’elles;
— elles pouvaient réaliser des tâches impensées ou refusées.
Pour les autres, la curiosité était souvent au rendez-vous, tout comme une sorte de fascination devant la machine, joliment dessinée et capable de transmettre des courriers vocaux et des images. Par ailleurs, les concepteurs des NeXT avaient pensé aux littéraires, en introduisant les éléments clés de la culture... anglo-saxonne: le Webster, une Bible (en anglais) et les œuvres complètes de Shakespeare étaient disponibles, avec textes, images, procédures de recherche dans l’intégralité du corpus consulté et liens hypertextuels. Mais les potentialités de ces sources, comme celles des outils qui les accompagnaient n’étaient pas imaginées 18 en 1992.
Les ordinateurs restaient des machines à écrire et à compter, et leur organisation, comme leur système iconique apparaissaient déroutants: l’idée que la configuration des machines dépende des choix de l’utilisateur, et qu’un fichier personnel puisse être accessible à partir des quatre ordinateurs, troublait les esprits; pour ce dernier point, l’architecture client/serveur d’Unix contredisait la conception classique de l’unicité du support papier.
Restait à maîtriser le nouveau système d’exploitation, qui souffrait de sa réputation de convivialité, avec ses menus déroulants et ses logiciels clickables: dans de telles conditions, il était difficile d’inciter les utilisateurs à suivre des longues formations 19.
Enfin, la faible diffusion des NeXT faisait que peu de logiciels étaient écrits à leur intention. Par exemple, un seul logiciel statistique fut (plus ou moins bien) implémenté pour ces machines. Ce qui, encore une fois, incita les chercheurs ayant des besoins —ou des habitudes— spécifiques, à retourner vers des ordinateurs de type Macintosh ou PC.
Dans les faits, un protocole comme le ftp apparaissait aussi inutile que complexe 20. L’utilisation de logiciels comme Archie ou Gopher, particulièrement bien conçus sur les NeXT, restera toujours fort rare.
Il en était de même pour les fenêtres « Terminal » permettant de transmettre des commandes ou de se connecter sur une autre machine: les informaticiens avaient évoqué la possibilité de travailler à distance, mais l’intérêt d’une telle pratique n’était pas perçu.
Même le courrier électronique ne générait qu’un intérêt amusé pour les plus motivés, réduits à une poignée de personnes malgré des formations régulières proposées aux enseignants comme aux élèves: à qui donc envoyer un mail en France en 1992, si ce n’est à la personne assise devant la machine voisine, quand on était chercheur ou étudiant en sciences humaines? L’ENS littéraire était un des toutes premières institutions françaises de ce type à se doter d’un tel outil, environ cinq ans avant les autres.
De fait, quand les réseaux regorgeaient déjà de logiciels, les seuls documents intelligibles pour les chercheurs en sciences humaines étaient... des recettes de cuisine rédigées en anglais. Les groupes de news 21 semblaient dédiés à des professionnels de la programmation. L’apparition des bases Wais 22 en France enchanta les informaticiens, qui rendirent interrogeables, dès mai 1992, le catalogue de la bibliothèque et les pre-prints des chercheurs du département de mathématiques et d’informatique d’alors (DMI). Mais les chercheurs en sciences humaines ne disposaient ni des ressources informatiques, ni des pratiques éditoriales leur permettant de s’approprier de tels outils de lecture et d’écriture. Et ce n’est qu’en mai 1993 qu’ils découvrirent une utilité concrète de l’internet, avec la possibilité d’interroger des catalogues électroniques de bibliothèques 23. Sinon, les rares audacieux qui, dès 1992, grâce à leurs compétences linguistiques, s’abonnèrent à des listes de discussion dédiées à la littérature étrangère, espérant s’affranchir du réseau trop fermé des littéraires de l’ENS (qui n’avaient quasiment aucun correspondant extérieur), s’avouèrent désespérés par la vacuité des messages qui s’emmagasinaient dans leurs boîtes à lettres: ces listes se multipliaient, mais, tributaires de leur jeunesse, restaient, de l’avis des expérimentateurs, fort naïves.
On peut penser que ces machines Unix sont venues trop tôt, et que leurs destinataires n’étaient pas préparés aux méthodes de travail spécifiques à un système d’exploitation qui privilégie les petites briques logicielles qui s’emboîtent les unes dans les autres, aux dépens des logiciels capables de tout faire. En fait, c’est la relation des chercheurs à l’informatique dans son ensemble qui était non pensée. Tout d’abord, la variété des besoins et des connaissances —même au sein d’un même département— était trop importante pour que puissent être définis des profils d’usage 24. Aussi, le déterminant commun aux ordinateurs redevenait-il la machine à écrire. Même les personnes qui pouvaient tirer profit d’instruments banalisés comme les Macintosh se refusaient à imaginer leurs potentialités éditoriales, alors qu’elles avaient en charge la production d’ouvrages. Et nombreuses étaient les autres à s’avouer désemparées par ces ordinateurs, prétendus conviviaux et en fait trop intuitifs pour qu’une culture cohérente puisse se construire au fil de leur pratique 25.
Ainsi, c’est tout un accompagnement qu’il fallait prévoir, en tenant compte des besoins et des résistances de chacun, et plutôt que de jeter l’anathème sur tel ou tel système d’exploitation, il convient de prendre conscience que l’arrivée des machines Unix et de l’internet au sein de l’ENS littéraire eût pu être jugée suffisamment menaçante pour être niée.