Le premier bilan de cette politique est lourd. Sans même tenir compte des difficultés de la majorité des chercheurs à s’approprier diverses cultures informatiques, on peut se contenter de l’analyse d’un indicateur: la production sur le web. On obtient alors, en juillet 2001, les résultats décrits dans les tableaux 4.1 et 4.2.
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La politique des laboratoires CNRS est tout autre. Le site Nouvelle Gallia Judaica, maintenu par une seule personne, a déjà un nombre de pages tout à fait honorable, dont une quinzaine d’outils et d’articles téléchargeables. On voit là que la réflexion sur l’édition électronique est aboutie. Le Delta a une politique éditoriale bien différente de celle du département de sciences sociales, auquel il est rattaché: déjà, il a six fois plus de pages; ensuite, la publication d’articles n’est pas négligée: quand les sociologues ne s’engagent pas au-delà du résumé, le directeur du Delta, Roger Guesnerie, professeur au Collège de France, publie l’intégralité de sa conférence inaugurale 28. Malgré sa position exceptionnelle, il n’hésite pas à proposer un contact direct par courrier électronique. Le laboratoire d’archéologie compte 25 fois plus de pages que son homologue départemental (et l’on n’a pas compté ici les images), et l’Item en compte exactement 100 fois plus que le département littérature et langages.
À titre indicatif est donné le nombre de pages du site de l’équipe Réseaux, Savoirs & Territoires (RST), qui prolonge les travaux entamés par les premiers participants de l’Atelier Internet.
Ces statistiques pourraient être critiquées: on a compté le nombre de pages, mais on n’a pas évalué la valeur scientifique de leur contenu. Mais on peut imaginer que cette dernière doit être bien faible pour les sites des départements qui se sont contentés de reproduire sur le web l’annuaire de leurs enseignements, et on s’expose, en acceptant de tels arguments, à nier la qualité des travaux d’un Roger Guesnerie.
À la lecture de tels résultats, on doit reconnaître que les publications électroniques des départements témoignent d’un manque de réflexion sur les avantages et les inconvénients de la publication électronique, et de façon plus générale, sur la façon dont les outils de recherche influent cette dernière. Cependant, il ne faut pas oublier que cette « avancée à reculons dans le cyberespace » risque fort de servir de modèle à la plupart des universitaires des sciences humaines, au vu de la forte légitimité de l’ENS dans ces domaines.
En matière d’usages, la situation n’apparaît pas meilleure.
En 2000, les enseignants ne sachant pas ou ne voulant pas utiliser le courrier électronique commençaient enfin à se faire rares. Mais les application de cet outils n’étaient pas pour autant entrées dans les mœurs. Les listes de discussion au sein de l’ENS littéraire étaient réduites à deux: une en géographie, l’autre en histoire. Le département de sciences sociales n’a pas su 29, comme on l’a vu, profiter de la dynamique qu’il a instaurée en 1992: par exemple, le conseil pédagogique du DEA de sciences sociales ENS-EHESS décida en 1999 de se munir d’un alias permettant de joindre de façon électronique l’ensemble de ses membres (une quinzaine de personnes). Seul le coordinateur en fait usage, deux fois par an, pour convoquer les membres du conseil. Aucun abonné n’a jugé utile d’utiliser ce mode d’échange pour des débats. Malgré leur usage pionnier du courrier électronique, les sociologues restent plus attachés aux échanges inter-individuels proposés par le téléphone ou le fax qu’aux modes de communication collectifs comme les alias et listes de discussion.
L’utilisation des ressources du web est aussi très faible. À titre indicatif, l’article publié en novembre 1996, contenant une centaine de références précieuses pour les sciences de l’antiquité 30, a été consulté 2876 fois entre sa date de publication et janvier 1999. Mais il n’a été consulté que 92 fois par des machines de l’ENS 31. En bref, ce document longtemps unique en son genre n’était pas consulté plus de 4 fois par mois en interne, alors que son public potentiel représente plus du cinquième de l’École littéraire.
Il y a encore deux ans, la critique la plus fréquente face à l’énonciation de telles statistiques consistait à étiquetter leurs auteurs de prosélytisme irréfléchi. Aujourd’hui, de nombreux responsables s’alarment de cette situation d’indigence électronique au sein d’une institution qui a toujours proclamé son excellence.
On doit donc conclure qu’au moment où, en sciences humaines, l’informatique devenait un outil de recherche à part entière, en partie du fait que les réseaux proposaient des services efficaces, en partie grâce à la démocratisation de la programmation, les instances de décision de l’ENS multipliaient les résistances et freinaient l’appropriation d’un tel instrument.
Bien sûr, de tels retards constituent un préjudice pour la recherche, et en premier lieu pour les élèves, qui approfondissaient leur maîtrise d’une rhétorique traditionnelle sans pour autant pouvoir se familiariser avec d’autres outils de travail. On sait qu’un retard ne constitue pas nécessairement un handicap définitif, comme l’exemple des historiens le prouve; mais il peut être problématique pour des jeunes chercheurs qui vont entrer en compétition avec beaucoup d’autres quand ils chercheront un poste. Enfin, la conception d’ordinateurs et d’informaticiens au service de l’administration et plus généralement du pouvoir étouffe aussi la possibilité d’une attitude réflexive par rapport à l’écriture, ce qui peut être un handicap pour les personnes qui ont choisi de mettre cette technique au cœur de leurs pratiques professionnelles.