On imagine alors que la majorité des initiateurs aient dû dépenser beaucoup, en temps et en argent, pour mener à bien leurs projets.
Neuf personnes considèrent que leurs dépenses étaient faibles ou nulles: certes, trois d’entre elles n’ont pas finalisé leur projet; les autres n’évoquent que des frais téléphoniques, liés à leur connexion à domicile, qu’elles considèrent comme négligeables ou déjà intégrés dans leurs dépenses professionnelles habituelles (comme l’achat de journaux); on peut aussi supposer qu’elles disposent de bureaux correctement équipés et de budgets de recherche leur permettant d’éviter l’achat de machines sur leurs fonds propres, comme le rappellent deux personnes: « l’achat d’une machine personnelle remonte à 1986 à une époque où les implications financières n’étaient pas négligeables »; « en fait, machine perso et modem livrés par le labo; je ne paie que le téléphone ».
Ces frais, ajoutés à l’achat de documentations et parfois de logiciels, peuvent être estimés à environ 3000 F par an, si on respecte la sous-évaluation induite par les intéressés: « finalement, le montant est peu élevé si on le rapporte sur 5 années, mais j’avoue ne pas être en mesure de le chiffrer », rapporte une enquêtée qui avoue cependant avoir utilisé ses « fonds propres pour acquérir un modem, puis un ordinateur plus puissant, puis un modem plus rapide pour connexion ISDN. Idem pour l’abonnement au serveur ».
D’autres exemples témoignent de telles sous-estimations des dépenses: « difficile à dire. Nous n’avons jamais fait d’évaluation financière englobant tous les frais réels ou cachés (qui sont nombreux) »; « non en théorie [je n’ai pas eu à faire appel à mon budget personnel pour mener à bien mes activités]. Néanmoins, par principe, j’ai aussi un abonnement et matériel payé sur mon budget personnel. Cela doit représenter une dépense annuelle d’environ 5000 F tout compris, mais très variable suivant les années (renouvelt de matériel) ».
Dans la majorité des cas, la moyenne se situe entre 5000 et 10000 F par an. la somme globale peut être explicitée par l’enquêté: « 5000FF/an. abonnements divers, notamment au câble »; « dépenses considérables: 10000 FF en moyenne »; « budget difficile à estimer, sans doute entre 5 et 10 000F par an ». Sinon, le coût du matériel acheté est détaillé 2: « achat de machine pour avoir internet à la maison »; « 1 machine, 1 modem et une imprimante (lors de mon arrivée à X en 1999) soit 9 000 francs »; « achat de 2 machines personnelles depuis 1993: bureau et portable, imprimante laser; environ 10000 F/ an »; « ma mise de fond personnelle pour mon équipement a été de l’ordre de 30.000 F TTC »; « environ 7 à 8000 francs [par an] »;
Parfois, le matériel personnel doit être transféré sur le lieu de travail: « je me suis longtemps (2 ans) servi de mon modem personnel au bureau (2500ff à l’époque, cela fait pleurer...). Plus l’ordinateur (mais cela j’en avais de toute manière besoin) »; « on paie toujours de sa poche quand on veut foncer. Comme il n’y a plus de subventions, je paie moi-même actuellement un ordinateur personnel, un lecteur de saisie optique, une imprimante, une connexion Internet par câble. Disons $ 5000 CAN pour les douze derniers mois (1999-2000) ».
Deux personnes ont réussi à réduire les coûts en les intégrant dans leur comptabilité professionnelle: le médecin (« les dépenses peuvent entrer dans le cadre fiscal des frais professionnels —disons inférieures à 20.000f ») et un ingénieur, interrogé à propos de son bilan (« possibilité de bosser en freelance pour le privé donc ‘beurre dans les épinards’ largement réinvesti dans le matériel informatique personnel »). Mais ces situations atypiques ne doivent pas faire oublier que la passivité des institutions est souvent la cause de lourdes dépenses personnelles: « les collègues vraiment intéressés ne font pas confiance aux équipements de X ou de la fac: ils s’équipent à leurs propres frais et font de l’internet chez eux. En fait, l’institution universitaire est en retard par rapport aux comportements individuels »; « sans ordinateur à la maison, avec un ordinateur pour tout le [laboratoire], rien n’était possible ».
Ces témoignages prouvent que l’acquisition de l’appareillage et l’accès au réseau ont un coût conséquent, surtout pour des personnes qui utilisent l’internet depuis bien longtemps: « en 1994, une connexion internet coûtait 900FF/mois chez Oléane (avec une mise de départ de l’ordre de 5000FF si mes souvenirs sont bons) ». Ainsi peut-on affirmer que l’investissement des enquêtés sur cinq ans est plus proche de 30 000 F que des 15 000 F évoqués par les euphémistes. De telles dépenses ne sont pas négligeables pour des chercheurs qui ont souvent de modestes salaires et des promotions tardives.
Ces chercheurs qui ne comptaient pas leur argent comptaient-ils leur temps? D’entrée, certains manifestent une fois de plus leur engagement en critiquant la question « ce temps était-il pris sur le travail ou les loisirs? », qui n’apparaissait pas très pertinente pour des personnes habituées à confondre les deux: « le travail d’un prof qui s’intéresse à son boulot tend à remplir tout l’espace disponible »; « ce temps est pris sur mes loisirs bien que je pense que dans le cas du métier de chercheur, il devient difficile de séparer nettement travail et loisirs »; « où se situe la frontière? ».
Mais ce type de réponse traduit déjà une forme de motivation peu courante. Si les rares personnes qui se sont légèrement impliquées évoquent un « temps variable », ou « limité jusqu’à présent, et sur les heures dites de travail », une nette majorité déclare des propos tout autres.
Dix personnes consacrent une journée par semaine aux réseaux, autant prise sur l’activité professionnelle que sur les loisirs: « une journée par semaine, prise sur les loisirs »; « 5 à 10 heures hebdomadaires [prises sur les loisirs], le plus important restant la production de contenu »; « loisirs. 2 à 5 heures par jour », etc. « Je consacre à Internet (en dehors des autres activités informatiques) environ 10 heures par semaine, en confondant heures de travail et de loisirs: la frontière est impossible à définir, puisque je me connecte indifféremment depuis le bureau et le domicile »; « environ 1/10e de mon temps de travail + loisirs »; « sur les heures de travail et sur les loisirs soit à peu près une journée de loisirs par semaine », « très peu initialement. Beaucoup pour publication des cours sur pages web (5 h par semaine de plus qu’avant; pris sur autres travaux) », etc.
Pour dix autres, la machine du temps s’emballe. Passe encore que les personnes effectivement payées pour travailler sur l’internet déclarent y passer la majorité de leur temps: « depuis 1996 c’est devenu mon travail à 100 % ». Un répondant, chargé d’imaginer l’informatisation d’une bibliothèque et de publier son catalogue sur le web, commence, lui à s’alarmer: « de plus en plus à partir de 1998: c-à-d avec des périodes de pointe à plein temps (par exemple entre septembre et décembre 1999). En 2000 : en moyenne 3/4 jours par semaine (en équipe) et de plus en plus en ‘heures sup.’ (non rémunérées bien sûr) »; mais les boutades du type « 25 heures sur 24! Travail _et_ loisirs. Une véritable catastrophe! » vont de pair avec des propos plus mesurés d’un autre enquêté, qui évoque malgré tout « 16 heures sur 24, quotidiennement, aussi bien sur le travail que les loisirs, car le net procure un surcroît de plaisir à travailler et à partager ». L’acheteur du modem à 2500 F évoque, lui, un temps « considérable. [À mesurer] en milliers d’heures », quand le benjamin de l’échantillon répond: « beaucoup de temps! Malheureusement, je ne peux pas donner d’évaluation. Ce temps était probablement pris à la fois sur mon temps de travail et mon temps de loisirs (je n’ai pas d’heures de bureau, cela m’est difficile de le dire) ». La personne qui rappelait qu’« on paie toujours de sa poche quand on veut foncer » précise à quel point la passion peut solliciter: « disons que je passe plus de temps à mon poste de travail chez moi que dans des cours ou comités sur le campus. [...] Un horaire ‘heures de travail’ n’existe pas. Créer un site web c’est en même temps boulot et loisir si on aime ce qu’on fait ». Enfin, un dernier témoignage est encore plus éloquent: « ça dépend des moments. Actuellement c’est en train de me bouffer la vie, il faudra que j’arrête ».
Ces pionniers se sont engagés dans un internet scientifique quelques années avant l’engouement des institutions publiques et des entreprises pour l’internet. D’ores et déjà, on a la preuve qu’ils ne pouvaient arriver à leurs fins sans posséder une solide culture informatique. Pour l’acquérir, mais aussi pour construire leurs sites, ils n’ont pas compté leur temps. Leur solitude, liée à leur intuition précoce, les a incité à acheter sur leur budget personnel du matériel, des abonnements, etc., autant de frais que leur institution refusait souvent de prendre en charge.
On pressent que les résistances à leurs projets n’étaient pas que le fait d’une hiérarchie peureuse ou traditionaliste, mais que de nombreux collègues considéraient cet engagement sur le web comme une chimère, voire une preuve du dilettantisme des pionniers.
Il nous reste donc à détailler et à expliquer le scepticisme collégial d’alors, vis-à-vis de l’initiative des enquêtés, comme vis-à-vis de l’internet en général.