Les conditions dans lesquelles les enquêtés ont pu mener à bien leurs activités sont très variables suivant leurs institutions, que l’on peut regrouper en trois catégories. Tout d’abord celles qui étaient proprement « sinistrées », ou « rétive[s] à toute innovation », et les laboratoires dont les personnes qui désiraient consulter leur mail étaient condamnées à « s’enfermer dans la pièce sans fenêtre où résidait la seule machine connectée à Internet ». Ensuite, on constate une assistance passive des institutions: le réseau était présent, mais rien n’était fait pour inciter à la consultation ou à la production; au contraire, l’inertie était de règle. Enfin, des laboratoires autonomes financièrement —souvent du CNRS—, dont les responsables ont délibérément choisi de s’impliquer dans la publication électronique.
En 1995, certains doivent tout construire: « [les ressources] n’étaient même pas inexistantes, mais négatives. La situation était sinistrée, au niveau micro-informatique. Il a même fallu créer un service. On n’avait pas d’ordinateurs, ou alors, sous-dimensionnés. Pas de logiciels. Pas d’imprimante, et pas de connexions réseau... L’institution était plutôt un obstacle. Tout ce que nous faisions au départ était informel (aide des informaticiens, conseils des copains, discussions pour les projets) ». Cette situation pouvait inciter les pionniers à quémander un accès au réseau auprès d’une autre institution: « en 1995, j’ai ‘forcé’ l’introduction de l’X dans le serveur de l’Y, et ai pu bénéficier d’un accès institutionnel. Cela dit, pendant près de 8 mois, j’étais l’unique détenteur d’un compte X, le responsable, le directeur, le rédacteur... ». Cette personne remarque de façon sarcastique: « la plus grande aide qui m’ait donc été apportée tenait à la totale indifférence de l’institution à son sort numérique ». On retrouve là le profond désintérêt des sciences humaines pour l’informatique.
L’intérêt pour les réseaux pouvait générer des réactions agressives: « l’aide de l’institution a surtout été matérielle, côté moral nous avons plutôt connu les attaques franches ou plus souvent encore lâches ». Un autre enquêté, qui disposait au départ d’un solide réseau social et technique, a vu lui aussi ses projets vite contrariés: « ensuite j’ai essayé de créer une petite équipe web [de quatre personnes, en 1995] qui, comme par hasard s’est trouvée rapidement dissoute avec l’aide efficace de la direction du X aidée par la direction du Y qui voyait d’un mauvais œil se créer une autre entité informatique ».
Sinon, l’inertie reste l’arme privilégiée des universitaires, même en 1999: « j’ai été aidé de manière passive: j’avais accès à des ordinateurs, et un réseau, comme tous. J’ai été aidé de manière plus active par le responsable de l’informatique, qui m’a donné tous les accès nécessaires sans attendre que la lourde bureaucratie interne ait donné sur papier avec tampon tous les visas. Cela m’a permis de travailller et de présenter un projet fini. Bien entendu, j’ai attendu que les autorisations soient réunies pour mettre en ligne le nouveau site web... ». Un autre enquêté témoigne d’une situation analogue: « je ne gérais directement aucune enveloppe de crédit permettant des investissements en informatique ; je devais donc négocier au coup par coup avec mon supérieur hiérarchique... Il a fallu susciter une véritable volonté politique au sein de la direction. Cela a pris environ 2 ans, avec des hauts et des bas ». Et pourtant, son projet était soutenu par l’État et la région. Un troisième décrit une situation aussi peu satisfaisante: « très peu d’aide de la part de l’institution. Budget pas prévu pour cet objectif au départ. Informaticiens très peu disponibles en interne pour la conduite du projet (soutien de principe, mais pas de possibilité d’aide réelle) ». Il est à noter que ces deux dernières personnes espèrent voir leur projet finalisé en 2001, alors qu’elles y travaillent depuis trois ans.
Cette inertie est telle que parfois, les enquêtés réagissent vivement quand on leur demande s’ils ont profité d’une assistance institutionnelle: « bien sûr que non! », répond un membre actuel de l’Institut Universitaire de France, quand un autre rappelle l’absence d’aide à la formation en informatique: « il n’y avait pas d’encadrement, ni même de stage rapide. Il fallait épier discrètement les autres et essayer de comprendre ».
Au total, ce sont 21 personnes sur 28 qui ont dû compter majoritairement sur des ressources techniques et sociales extérieures pour mener à bien leurs projets, quand ceux-ci n’étaient pas ouvertement critiqués. Leurs statuts et âges étaient variables, tout à fait représentatifs de l’échantillon total, à une exception près: aucune d’entre elles n’appartient au CNRS.
Restent sept autres personnes, toutes en France, qui ont eu, semble-t-il, plus de chances ou plus de moyens. Mais cinq d’entre elles étaient responsables de leurs budgets de laboratoire: « [je disposais du] matériel du labo, et [d’]un ingénieur »; « [je disposais du] budget confortable d’un laboratoire que je dirigeais », et donc « [d’une] grande latitude sur le plan budgétaire », rappelle de son côté la personne qui a subi la résistance de l’informaticien qui refusait l’internet; « je disposais d’un crédit suffisant au niveau direction générale du labo... plus les ordinateurs successifs nécessaires », « [nous disposions des ressources] d’un laboratoire CNRS... le financement d’un serveur a été aidé par le Ministère de la Recherche, puis le CNRS a donné un financement complémentaire... et nous a accordé un poste de technicien. [Avant,] nous avons pris sur le budget du laboratoire les vacations destinées à assurer l’élaboration du contenu de la revue »; « la bibliothèque et le département informatique ont très vite compris l’intérêt de l’investissement dans ce domaine. Les difficultés ne sont ni financières, ni techniques. Elles concernent nos compétences, le temps qui file et nos capacités d’analyse, d’invention et d’organisation, compte tenu des autres obligations (enseignement notamment) qui pèsent sur nous... [nous avons aussi profité] de partenariats, d’appels d’offres gagnés etc. »;
Restent enfin deux personnes, qui avaient de moindres responsablités, mais qui ont aussi trouvé aisément les moyens désirés: « les ressources ont été celles en provenance des sources publiques traditionnelles (ministère) mais aussi une très forte implication de l’institution régionale »; « au début j’ai reçu une aide fondamentale: celle de ceux qui ont cru au projet et qui m’ont poussé à le continuer (directeur d’un côté, collègues, étudiants et collaborateurs de l’autre). Puis sont arrivés les moyens ». Cette dernière a réussi à impliquer huit institutions, françaises et étrangères.
Il apparaît que si l’on n’appartenait pas au CNRS, mieux valait vivre en province qu’en région parisienne quand on désirait s’engager dans l’internet universitaire: les institutions d’Ile de France (Grandes Écoles, universités, etc.) brillent par leur inertie. Eu égard au grand nombre de professeurs d’université à Paris, on est conduit à penser que beaucoup d’individus disposant d’un grand pouvoir scientifique se sont, entre 1995 et 2000, absolument désintéressés de l’internet et de ses potentialités pédagogiques, documentaires, ou éditoriales, quand ils n’ont pas tout fait pour en retarder la socialisation.