Afin de mettre en contexte leurs expériences, il était proposé aux enquêtés de préciser l’état d’esprit de leurs collègues, vis-à-vis de l’internet en général, et de leur initiative en particulier. Il va de soi que les réponses obtenues sont susceptibles d’induire deux types de biais contraires : d’une part, la valorisation des activités solitaires et la violence symbolique au sein du monde universitaire peuvent inviter les répondants à donner une image dépréciative de leurs confrères; mais d’autre part, la reconnaissance obtenue par les pionniers, même si elle s’est produite dans des milieux qui n’ont pas les moyens de promouvoir la carrière des répondants, peut les amener à euphémiser les résistances —voire les agressions— qu’ils ont rencontrées dans leur environnement proche.
La perception de l’internet en cette tardive aube de sa diffusion en France était fort négative. Les maîtres mots sont « scepticisme » et « indifférence ». On se limitera ici au rappel des témoignages les plus explicites, sachant qu’ils rendent compte de la majorité des autres: « scepticisme largement partagé. Aucune attente (rien ne valant, comme chacun sait, une bibliothèque, un livre et un crayon) ». De telles positions n’évoluent pas avec le temps: « Mes collègues [...] de X étaient en majorité inertes. Si on les interroge, ils se montrent [encore aujourd’hui] dubitatifs ou ironiques sur l’utilité du web ». Un philosophe décline de la façon suivante les positions de ses collègues: « 1. détestaient (et détestent) Internet; 2. désintéressés; 3. intéressés mais incapables de maîtriser; 4. n’avaient pas compris les possibilités du médium; 5. quelques enthousiastes quand même ». La situation était à peine meilleure au Canada: « en rentrant en 1995 [de congé sabbatique], j’ai découvert avec plaisir que plusieurs jeunes collègues avaient déjà créé des pages et sites web, dont un qui était chargé de créer un site pour le département. Mais la très grande majorité de mes collègues restaient indifférents, voire hostiles ». Et une telle situation semble prévaloir en 2000, d’après un spécialiste de littérature: « en 1993: scepticisme à peu près total de la part de la hiérarchie directe (le bâtiment a tardé à être câblé). En 2000: scepticisme encore partiel d’une partie de la communauté littéraire (la moitié?) ».
Certes, on peut excuser une telle inertie, ou s’en inquiéter: « En 1999, les professeurs du [laboratoire] se mettaient tout juste à utiliser le courrier électronique. Je dois dire qu’ils s’y sont mis avec une relative célérité la première année de la mise en place des listes électroniques. Il reste encore, cependant, un irréductible qui ne veut pas de compte email », rappelle un historien. Un autre rappelle l’ambivalence des sentiments vis-à-vis de l’internet: « le mépris (surtout chez les anciens) ou une fascination idiote et peu critique (chez les plus jeunes) Pas vraiment satisfaisant! ». Un troisième complète ce panorama: « difficile à déterminer ou à reconstituer. Il semble que le terme le plus approprié serait une indifférence polie de la plupart, parfois une ignorance totale, voire une certaine condescendance chez certains, souvent les plus installés et les plus âgés, en partie, mais c’est une hypothèse un peu gratuite parce que dans mon univers d’origine tout ce qui peut se rapprocher de la technique est dévalué et peut difficilement être pensé comme création ou réflexion ». On retrouve là les « classiques » des représentations universitaires: mépris de la technique et du laboratoire, refus d’imaginer que l’outillage mental assimilé puisse se moderniser.