Si, comme le dit un professeur de philosophie, ses collègues étaient composés à « 99 % d’indifférents narquois, et 1 % de curieux ‘prosélytes’ », on peut concevoir que cette combinaison majoritaire de mépris et de condescendance ne facilitait pas la tâche des pionniers. Une telle attitude grégaire face à l’innovation —prise en un sens large et non pas dépendant de techniques nouvelles— s’intègre pleinement dans le registre de violence symbolique propre au monde universitaire déjà évoqué dans notre seconde partie. Mais on y a aussi vu que le monde universitaire ne pouvait étouffer toute forme d’engagement ou de marginalité scientifique.
On reste malgré tout étonné de la ténacité des chercheurs face aux formes collectives de dénigrement et de ségrégation. Une première personne les rappelle, même si elle s’affirme chanceuse: « [Au sujet de mon environnement professionnel,] j’ai été particulièrement encouragé par un de mes [anciens] collègues qui m’a incité à écrire, à tirer les leçons théoriques de mes expériences professionnelles, une chance et un vrai soutien! »; sinon, « chez les bibliothécaires [les réactions étaient]: ‘c’est bien... mais est-ce bien sérieux?’ Vaguement condescendant mais cela change. [En 2000, notre site], notamment, a su convaincre les professionnnels. »
Ces pratiques collectives de mise à l’écart ne sont pas sans effets sur la carrière. À la question « vos activités vous ont-elles nui professionnellement », quelques réponses sont sans appel: « oui, cela a servi de prétexte pour me placer première collée au concours de recrutement au CNRS. Par miracle j’ai réussi à passer l’année d’après »; « Oui. Pour un [chercheur de la discipline] X, il n’y a pas de poste universitaire à profil informatico-X. Le temps passé à faire de l’informatique et de l’internet n’a pas été employé à la thèse d’habilitation. Cette compétence acquise et le temps passé ne peuvent se monnayer en diplômes ou titres universitaires »; « au sein du Y, elles se sont traduites par une mise à l’écart ».
D’autres personnes, moins menacées professionnellement, car professeurs d’université ou équivalent, sont plus nuancées, mais ont assurément vécu des situations difficiles: « plutôt une sorte de relégation, qui conduit à accroître le sentiment de solitude. Il se peut qu’actuellement les choses changent un peu »; « le travail sur Internet paraissait superflu à la plupart des littéraires, mais j’ai été soutenu par les collègues scientifiques »; « [cela m’a nui] peut-être un peu auprès du CNU ou de la commission de spécialistes. Mais ce n’est pas sûr »; « je ne crois pas, mais ce n’est pas impossible ».
Et quand l’universitaire n’est pas menacé par ses confrères, c’est d’ailleurs que viennent les tracas: « soutien moral au sein de l’administration de mon département. Opposition radicale de la part du responsable financier des X (imprimés), qui voyaient dans [leur version électronique] un concurrent dangereux (il a fait bloquer l’adresse Internet des X au niveau du serveur!) »; « il y a eu au départ (1996) une tentative pour m’interdire de publier mes cours sur le web. Mais très vite, ‘on’ a été obligé de reconnaître que c’était contraire à mes droits fondamentaux, sans compter que c’était contraire à la liberté académique, et que j’avais suffisamment de contacts dans la presse spécialisée internet pour épancher mes états d’âme, ce qui aurait fait vilain. En fait, mon directeur était très favorable, sa direction, disons... moins ».
Ces réponses laissent imaginer toutes les difficultés qu’ont pu rencontrer les enseignants du second degré et les universitaires moins bien armés (en termes de culture informatique, de réseau social, ou simplement de force de conviction) quand ils ont essayé de mener à bien des projets analogues à ceux étudiés ici. La faible taille de notre échantillon prouvait déjà le très faible taux de succès de telles initiatives, ce que confortent les témoignages de solitude que nous avons recueillis 1.