Déjà, il est apparu que ces documents produits par des machines ne pouvaient pas être analysés sans machines. Aucun traitement n’a pu être réalisé sans un travail préalable d’écriture, qui consistait à rédiger des lignes de programmation afin de produire d’autres listes et des graphiques. Ainsi, une nouvelle forme de l’écrit conduit à la création de nouveaux dispositifs d’écriture et de lecture, qui entrent en rupture avec ceux qui étaient auparavant à notre disposition.
Ces outils ont eu une incidence certaine sur notre raisonnement. Tout d’abord, ils nous ont incité à développer ou à réadapter des méthodes assez peu répandues dans le domaine des sciences sociales, linguistiques et lexicométriques. Ensuite, du fait que l’on travaillait sur des très grands nombres d’objets et de personnes, ils nous ont permis de mettre en évidence des lois statistiques rarement remarquées, les lois de puissance. Ce qui incite à réviser la plupart des axiomes et des méthodes de la sociologie: les agrégations brutales en classes sociales, en groupes de capital culturel donné, déterminant des normes ou des habitus nous apparaissent comme des extrapolations subjectives doublement appuyées sur la loi de Gauss —tant par la volonté de trouver des moyennes et des marges que par la batterie de tests développés pour mettre en évidence des écarts ou des indépendances— qui ne laissent pas de place à l’immense variété des pratiques individuelles. Dans notre étude, chaque personne a une très grande importance, et négliger un profil rare apparaît aussi dangereux que de supprimer les hapax de la littérature française. Nous avons montré à quel point les analystes pressés de telles archives multiplaient les erreurs de raisonnement parce qu’ils faisaient appel à une doxa sociologique, linguistique et économique lénifiante.
Le troisième effet est celui de l’infléchissement de notre problématique: un travail sur les listes produites par autrui incite à se pencher sur le rapport d’autrui à l’écrit avant même d’évaluer le sens de ce qu’il écrit. Ce point nous apparaît essentiel dans la mesure où l’objet d’étude est avant tout une trace de pratiques intellectuelles: on ne peut espérer déduire les préoccupations ou les préférences d’un individu à partir d’un texte si on ne sait comment il les exprime, quelles sont ses capacités à les énoncer.
Ceci induit à son tour un travail délicat de retour au texte, et aux outils qui permettent de l’appréhender. Mais ce rapport à l’écriture est mesurable, à partir de faits concrets, ce qui, une fois de plus, nous semble plus constructif pour témoigner de telles pratiques intellectuelles —et donc culturelles— que l’appel à toute une série de concepts préconstruits dont on ne peut savoir jusqu’à quel point ils ne sont pas créateurs des catégories qu’ils permettent de mettre en évidence.
Ainsi, plus qu’une méthodologie, c’est une épistémologie des sciences sociales —dont on n’oubliera pas à quel point elles se fondent sur l’écriture— qu’incite à repenser un tel travail sur les listes contemporaines.