Au printemps 1996, l’internet était introduit au sein de l’ENS littéraire depuis quatre ans, et le serveur elias regroupait quasiment tous les comptes des enseignants de cette division tentés par le courrier électronique. À ce groupe s’ajoutaient des élèves (en majorité du département de sciences sociales), des chercheurs CNRS, des étrangers. Mais certains élèves avaient aussi un compte sur les machines qui leur étaient dédiées, et gérées par le SPI. Cette enquête de 50 jours consécutifs (mai et juin 1996) est exhaustive quant aux pratiques des enseignants et des chercheurs de l’École littéraire et des laboratoires (CNRS) associés. Elle est représentative des usages des élèves (en sciences humaines), comme le prouvera l’enquête suivante.
Il y a 103 possesseurs de comptes électroniques au moment de l’enquête: 38 élèves ou étudiants rattachés au département de sciences sociales, 13 personnes de l’encadrement (secrétaire, enseignants-chercheurs, etc.), 4 personnes de la cellule informatique littéraire, 9 enseignants-chercheurs et 13 élèves de l’École littéraire non rattachés au département (pensionnaires étrangers inclus), 13 anciens élèves et autant d’« invités » (personnes extérieures à l’ENS qui avaient des liens plus ou moins formels avec l’institution).
Chaque utilisateur du courrier aurait donc émis ou reçu 2 messages par jour en moyenne.
En fait 27 personnes n’ont envoyé aucun message et n’en ont reçu que deux. Pour 25 autres, le total « émission + réception » est compris entre 3 et 10, avec une seule personne qui en a émis 6, ce qui constitue le maximum pour ce groupe. Ces flux sont quasi-inexistants si on se rappelle la durée de l’enquête: 50 jours. Un premier frémissement apparaît chez les personnes pour lesquelles le total « émission + réception » est compris entre 12 messages et 50 inclus. Ce groupe de 20 personnes commence à rédiger des messages: environ autant qu’il en reçoit. Ceci témoigne d’un timide début de socialisation du courrier électronique auprès de ce petit groupe.
Enfin un groupe de 30 personnes a émis ou reçu entre 56 et 2499 messages pour la période considérée, ce qui correspond à un minimum d’un message émis ou reçu par jour. Nous appelons « utilisateur régulier » une personne qui a de telles pratiques, c’est-à-dire dont la somme des messages émis et reçus dépasse un par jour en moyenne 2. Et encore, dans ce groupe, il y a deux personnes, peut-être à l’étranger, qui n’ont émis aucun message, et les membres de la cellule informatique littéraire, qui ont une fonction d’initiateurs des pratiques électroniques. Si nous nous intéressons à l’indicateur « messages émis », qui témoigne plus de pratiques volontaristes, il apparaît que sur ces 30 personnes, 21 ont émis plus d’un courrier par jour ouvré (soit plus de 35 messages émis en 50 jours), et 14 en ont émis plus d’un par jour. Au sein du pôle de socialisation de l’internet lui-même, 86 % des personnes les plus sensibilisés au courrier électronique ne s’en servaient donc pas.
Au sein du département de sciences sociales lui-même, dont 51 membres disposaient d’un compte, on dénombrait quatre élèves et cinq enseignants « utilisateurs réguliers ». Les autres usagers réguliers venaient chercher dans ce département le confort électronique dont ils ne pouvaient disposer dans le leur ou dans leur université (d’accueil ou d’origine). La majorité de ces derniers était en étroit contact avec les universités américaines, ce qui explique leur statut de « pionniers ».
Le tableau 1.1 récapitule la composition des utilisateurs occasionnels et réguliers; il complète les catégories énoncées précédemment par une classification par sexe, afin de prouver que l’hypothèse de répartition sexuée des pratiques ne tient pas. La totalité des personnes ayant émis ou reçu plus de 51 courriers est comptabilisée ici dans les utilisateurs réguliers.
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S’il est évident qu’on ne peut corréler l’usage du courrier électronique avec une quelconque compétence disciplinaire (celui-ci peut servir à un usage ludique ou privé, et des chercheurs réputés peuvent, encore aujourd’hui, ne pas se servir du courriel), la typologie des listes de discussion d’alors peut expliquer en partie le peu d’engouement des chercheurs en sciences humaines pour ce mode de communication. Il est évident que ces listes ont une forte incidence sur les statistiques du courrier reçu: parmi les messages, 3303 proviennent de listes de discussions extérieures à l’ENS 3. Ainsi plus de la moitié du courrier externe au réseau local provenait de listes de discussion, lesquelles ne touchaient qu’une quinzaine d’abonnés, qui, évidemment, font partie des utilisateurs réguliers. Ces listes, au nombre de 73, provenaient dans leur grande majorité d’universités américaines: 30 exactement, face à trois listes françaises et trois canadiennes (plus précisément, québécoises). Cette décomposition met d’ores et déjà en évidence l’absence d’offre d’information en sciences humaines en France à cette période: certes, le nombre d’utilisateurs réguliers du courrier électronique est fort réduit, mais en France les outils et les réseaux permettant de dynamiser les pratiques, même sur le plan extra-professionnel (car toutes les listes auxquelles sont abonnées nos personnes ne sont pas représentatives de groupes d’universitaires), étaient alors fort lacunaires dans l’espace francophone. En revanche, la forte présence de listes américaines, y compris pour des thèmes touchant aux sciences de l’antiquité, met en évidence le second emprunt indispensable à la socialisation réussie de l’internet: après avoir imité les « pratiques » des informaticiens, on importe celles des résidents outre-Atlantique.
Le timide usage du courrier électronique au sein de l’École littéraire peut s’expliquer au vu du faible nombre d’ordinateurs: la plupart des enseignants ne disposaient pas de machines sur leurs bureaux 4, et le nombre total des ordinateurs disponibles pour les élèves et enseignants (plus de mille personnes au total) ne dépassait pas soixante-dix, en incluant la trentaine de machines dédiées aux élèves. Pour beaucoup, l’ordinateur n’était que le prolongement d’une machine à écrire, dont la pratique était déjà complexe quand il s’agissait d’utiliser des polices de caractères « exotiques » ou de relire des fichiers au format inconnu.
Il n’en reste pas moins que seulement neuf personnes ayant un statut officiel au sein de l’ENS littéraire (incluant donc ses enseignants) ont émis plus d’un courrier par jour pendant la période de l’enquête 5.
S: sexe;
T: type. R= régulier; S= membre de la cellule informatique littéraire.
ST: statut. E= élève du département de sciences sociales ou étudiant de son DEA; G= invité, enca= membre de l’encadrement au sein du département de sciences sociales; enca I= membre de la cellule informatique littéraire; enca L= membre de l’encadrement au sein d’un autre département littéraire; AE= ancien élève de l’ENS, E G= élève d’un autre département littéraire ou pensionnaire étranger.
TTE: total des messages émis.
TTR: total des messages reçus.
TTT: total des messages émis et reçus.
RLENS: nombre de messages provenant de listes ENS (aucun n’a été envoyé à de telles listes).
RLFR: nombre de messages provenant de listes françaises (aucun n’a été envoyé à de telles listes).
ELCA: nombre de messages adressés à des listes canadiennes.
RLCA: nombre de messages reçus de listes canadiennes.
ELEDU : nombre de messages adressés à des listes universitaires américaines.
RLEDU : nombre de messages reçus de listes universitaires américaines.
ELAU : nombre de messages adressés à des listes différentes des précitées.
RLAU : nombre de messages reçus de listes différentes des précitées.
EINT: nombre de messages émis à destination du réseau local.
RINT: nombre de messages reçus et provenant du réseau local.
EENS: nombre de messages émis à destination d’autres réseaux de l’ENS.
RENS: nombre de messages reçus et provenant d’autres réseaux de l’ENS.
EEXT: nombre de messages envoyés à l’extérieur de l’ENS.
REXT: nombre de messages reçus et ne provenant pas de l’ENS.
TTE: total des messages émis.
TTR: total des messages reçus.
TTT: somme des messages émis et reçus.
E/E+R: rapport des messages émis sur le total des messages émis et reçus.
REPART: cumul des flux.
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