Chapitre 2
Arrivée de l’internet

Le détail de la façon dont l’internet s’est progressivement diffusé au sein de la division des lettres de l’École normale supérieure dans les années 1990 répond tout d’abord au besoin de décrire le plus précisément possible une lente et coûteuse appropriation, voire des choix difficiles en termes d’investissement intellectuel pour les étudiants et les chercheurs qui l’ont choisie. À ce titre, ce travail participe d’une démarche que l’on peut qualifier d’ethnographique. Mais celle-ci est aussi historique: en effet, dans le domaine de l’internet, la tendance est à la « mémoire courte », et bien des pratiques, des réactions, voire des stratégies, partagées ou décidées il y a peu d’années sont déjà oubliées. Ce fait est amplifié par le dogme du déterminisme technique, qui veut toujours faire du récent passé table rase: le culte de l’éternelle nouveauté nous engage dans un présent perpétuel qui fait abstraction de son terreau social. En donnant un témoignage détaillé de la façon dont un ensemble de chercheurs a pu s’approprier un outil d’écriture qui semble accepté en 2001, nous espérons mettre en évidence les principales tensions politiques et intellectuelles à l’œuvre dans les sciences humaines.

Reste alors à savoir si une telle description permet ou non la généralisation: l’École normale est une institution prestigieuse en France, et ses membres n’ont pas besoin de solliciter les « nouvelles techniques » pour en améliorer l’image. C’est par ailleurs un établissement interdisciplinaire, où le poids de la division scientifique est très fort, en moyens financiers, en nombre de chercheurs, ou en matière de renommée sientifique: plusieurs prix Nobel et médailles Fields sont passés par l’ENS, et les informaticiens de l’ENS ont vite assis leur réputation, malgré la jeunesse de leur discipline. Ces théoriciens, et bien d’autres chercheurs en sciences exactes, utilisent évidemment des ordinateurs, et leurs besoins comme leurs pratiques profilent des normes et des usages qui s’étendent bien au-delà de leurs départements. Une telle situation se rencontre rarement dans une université qui se consacre exclusivement aux sciences humaines.

Pourtant, malgré cette « marginalité » de l’ENS, la confrontation de sa partie littéraire avec l’informatique et l’internet est révélatrice d’un fonctionnement aisément généralisable.

Tout d’abord parce que l’ENS littéraire reste un espace de production d’auteurs universitaires: ses anciens élèves monopolisent de nombreux postes dans les universités, et leurs nombreuses publications (ouvrages scientifiques, manuels, etc.) leur garantissent des relations privilégiées avec les éditeurs. Malgré ses faibles effectifs, l’ENS elle-même, en tant qu’organe de reproduction, valorise beaucoup l’imprimé: ses professeurs sont souvent responsables de collections; sa bibliothèque, réservée aux élèves et anciens élèves, est de fait un lieu de travail pour « grands lecteurs », qui lisent pour écrire. Aussi peut-on s’attendre à ce que les « pouvoirs de l’imprimé » réagissent de façon manifeste à la diffusion de l’informatique et de l’internet, même si ces réactions ne sont pas toujours explicites. En ce sens, la situation à l’ENS peut être considérée comme exemplaire de celle d’un groupe social spécifique, que l’on désigne parfois comme les intellectuels ou les érudits, mais qui regroupe assurément les héritiers du système éditorial et universitaire qui s’est mis en place au XIXe siècle.

Ensuite, parce que la situation privilégiée de l’École joue bien sûr en sa faveur: le contact avec les « scientifiques », avec les étrangers, les dotations budgétaires conséquentes, l’autonomie des chercheurs font que des choix techniques, pédagogiques ou politiques s’y imposent moins fortement et moins uniformément que dans une petite université sans grands moyens; par suite, les membres de cette institution peuvent expérimenter de nouvelles pratiques inimaginables dans beaucoup d’espaces d’enseignement et de recherche. Aussi peut-on penser que si la diffusion des techniques informatiques a pu générer des tensions, des incompréhensions, des conflits au sein de l’École littéraire, ceux-ci ont dû être encore plus importants au sein de la majorité des laboratoires et universités de sciences humaines.

L’intention n’est pas de sous-entendre que l’ENS littéraire a abordé les questions de la relation de l’informatique et de l’écrit avant les autres, ou qu’elle s’est livrée à des expérimentations qui servent de référence: ces tentatives s’inscrivent dans un contexte plus large, mais le fait d’en décrire une de façon détaillée donne les moyens de comprendre un mouvement diffus et complexe. Et c’est surtout par ses formes de résistance à l’informatique et à l’internet que la partie littéraire est exemplaire: celles-ci ne témoignent pas seulement d’un conflit entre « anciens » et « modernes », mais servent de référence pour les autres institutions tentées par de tels refus de repenser l’outillage mental, au vu de la légitimité de cette institution à définir et à reproduire les normes universitaires 1.


 2.1 Un projet d’informaticiens
 2.2 Rejets
  2.2.1 Diacritiques et culture Unix
  2.2.2 Usages impensés
 2.3 Premières appropriations
  2.3.1 Minitel
  2.3.2 Échanges de fichiers et programmation
  2.3.3 Laboratoire
 2.4 Le web
  2.4.1 Bref historique
  2.4.2 Lire, écrire, trouver
  2.4.3 Web, écriture, et revues savantes