Chapitre 5
Conclusion

L’ENS littéraire a découvert l’internet quatre à cinq ans avant la majorité des institutions françaises en sciences humaines, en grande partie grâce à son voisinage avec des chercheurs en sciences exactes. De 1992 à 1996, quelques groupes de chercheurs, d’enseignants, d’étudiants (élèves et anciens élèves) se familiarisent avec les réseaux à une période où ceux-ci n’ont pas encore basculé dans l’espace marchand. Quand les « pionniers » découvrent la complexité mais aussi, vers 1996, les avantages de la culture informatique nécessaire à une maîtrise raisonnée de l’internet, 90 % de leurs collègues n’utilisent pas le mail, et sont très désemparés face aux ordinateurs. À cette période, les pressions sont telles que l’administration et les enseignants de l’École littéraire prennent conscience du besoin de s’informatiser en masse. Mais les enjeux intellectuels de l’écriture informatique sont niés au profit d’une vision bureaucratique, qui obéit autant aux injonctions publicitaires (les ordinateurs sont d’usage aisé, toute forme d’apprentissage est inutile) qu’aux conceptions dominantes en matière de technique (les informaticiens n’ont pas à réfléchir, mais à obéir aux professeurs d’université). Il s’ensuit des conflits de représentation au sujet de l’informatique. L’internet n’est pas pensé, ce qui peut à la limite être admissible quand on sait que son appropriation massive ne peut dater d’avant 1996. Mais le refus d’imaginer les potentialités de la publication électronique —traduisant une volonté de garder la main-mise sur l’édition savante—, de s’interroger sur le coût d’apprentissage de l’informatique à la période où elle se complexifie —avec les protocoles de l’internet— et de profiter des acquis des laboratoires qui avaient expérimenté l’informatique et l’internet, ont finalement été très préjudiciables à l’institution tout entière: les sites web des départements ne sont pas crédibles; le fax reste préféré au courrier électronique. Le catalogue de la bibliothèque, lieu chéri des « anciens », n’est toujours pas informatisé. Mais surtout, les élèves, dans leur grande majorité, restent formés à d’anciennes méthodes, qui privilégient les beaux discours aux méthodes de travail contemporaines. Il ne s’agit pas de prétendre que l’ENS littéraire accuse un retard ou un préjudice dont elle ne se relèvera pas: on connaît la fausseté de tels arguments alarmistes. Mais il semble clair que quelques promotions d’élèves ont été sacrifiées sur l’autel du culte de l’omniscience des mandarins, qui peuvent, sans vergogne, diriger des collections imprimées dédiées à « l’étude des apports théoriques, méthodologiques et pratiques des nouvelles technologies dans le domaine des sciences humaines et de la littérature en particulier » alors même qu’ils ne savent pas se servir du courrier électronique.

Ceci n’est pas un procès, mais un constat. Le propos n’est pas de corréler l’internet à une certaine forme d’intelligence: certaines personnes, très attachées à l’outillage mental dont elles ont hérité, sont des chercheurs hors pairs, et par ailleurs des enseignants aussi efficaces que dévoués. D’autres favorisent le développement de centres informatiques, qu’ils destinent, suivant leur position du moment, à l’administration ou à la recherche, dans le seul but d’accroître leur pouvoir.

Il ne s’agit pas non plus d’imaginer que si les « réactionnaires » ont refusé l’internet à l’ENS, c’est parce que les nouvelles technologies 1 organiseraient naturellement la promotion d’une organisation sociale plus souple que celle érigée en notre État par l’histoire, comme l’écrivait le sénateur Tregouet 2. On sait que l’idée d’un tel assouplissement des relations hiérarchiques est un des mensonges induits par le déterminisme technique, et on doute que la direction de l’ENS y ait souscrit, en ayant peur de tels effets prétendus de la technique.

S’il y a une leçon passionnante à tirer de l’expérience de l’ENS, c’est bien la façon dont des personnes ayant délibérément choisi le pouvoir au détriment de la recherche sont restées prisonnières des registres de l’échange qui les ont fait accéder à ce pouvoir. Propriétaires d’un outillage mental d’autant plus désuet qu’elles n’ont pas cherché à l’actualiser par une recherche continue, préférant les honneurs administratifs à la compétition scientifique, elles ont confondu ordinateur et papier carbone, traitement de texte et travail sur le texte. En montrant leur attachement à une forme d’écriture bureaucratique (secrétaires, photocopieurs, circulaires, etc.), et leur refus d’imaginer un quelconque lien entre évolution d’un système de signes et organisation de la pensée, elles témoignent déjà a contrario de la relation entre outillage mental et production scientifique: pour garder le pouvoir, il convient de ne rien changer à ses habitudes ni à celles de ses confrères.

Mais, outre l’explicitation des processus intellectuels 3 que permet une technique d’écriture en transformation —déjà abordée, mais qui sera approfondie au chapitre suivant—, l’obligation d’opérer un retour sur la sociologie des tenants de l’outillage mental constitue déjà en soi un des aspects positifs de cette forme de réflexivité propre à l’écriture.