Introduction

Peut-on définir un cadre conceptuel qui permette d’appréhender l’internet? Tantôt ensemble de câbles, tantôt bibliothèque de protocoles, réseau dont les nœuds sont des ordinateurs, l’internet pourrait se comprendre comme un système technique de plus dans notre environnement. On pourrait en faire l’histoire, mesurer ses effets sur l’industrie, comme cela a pu être fait pour l’électricité et l’aviation. Mais les historiens des techniques nous rappellent qu’une telle approche est prématurée, car l’internet n’est ni stabilisé, ni massivement socialisé depuis plusieurs générations. La meilleure preuve en est la foison des approches et des discours à son sujet, qui embrassent tous les champs du social, de la politique et de l’économie. Comme les fonctionnalités de l’internet sont mal connues, et comme ses détournements —preuve de son appropriation— sont encore trop récents, celles-ci sont plus imaginées que décrites. Leur évocation s’obtient en abusant d’un vocabulaire approximatif, le flou des mots employés permettant une grande liberté dans la construction des raisonnements. Les médias, mais aussi de nombreux ouvrages, donnent à penser que l’internet est avant tout une machinerie à faire rêver, ou à détester. On y projette trop de social, trop de politique. De tels discours nous semblent d’autant plus pervers qu’ils masquent des projets politiques: « j’ai inventé un logiciel qui fabrique des communautés », nous affirmait un heureux informaticien, dont le produit venait d’être acheté à prix d’or par une banque désireuse d’investir dans la Net-économie en 2000. Bien sûr, notre interlocuteur ne se posait pas la question du type d’échange, construit, imposé —formaté, pourrait-on dire— par ses programmes qui prennent en charge le social. Mais, dans les faits, Paris et Bruxelles manifestent-ils plus de recul quand ils invitent Français et Européens à « entrer dans la société de l’information » avec les « nouvelles technologies », usant ainsi de deux expressions qui nous semblent dénuées de sens?

Dans un contexte aussi bruyant que réducteur il semblait difficile de faire de l’internet un objet de science. Nous espérons malgré tout expliquer rationnellement ces appels si peu rationnels au fait social total. Nous nous sommes longuement demandé si la référence technique était pertinente pour analyser l’internet: les chantres du déterminisme technique, qui veulent nous persuader que la technique nous garantit un avenir (social) radieux, et les descriptions d’un internet comme un amas de fils et de machines, fonctionnant de façon relativement autonome, ne nous y incitaient guère. Bien plus, les représentations associées au mot technique combinent deux préjugés, liés l’un à l’autre: tout d’abord l’idée qu’une technique est associée à un ensemble de machines qui travaillent la matière, souvent en économisant l’énergie musculaire de l’homme; ensuite, son corollaire, qui sous-entend qu’aux artisans et ingénieurs, s’opposent les intellectuels, qui ne se servent que de leur tête, voire de papier et de crayons qui, de toute façon, n’influeraient jamais sur leurs productions « cérébrales ». Aux uns le travail sur la matière, aux autres l’agilité conceptuelle. On verra que ces représentations simplistes, lointaines héritières de celles de Platon, sont très partagées et ont des effets redoutables.

Une technique est en fait un ensemble de procédés destinés à une fin particulière, requérant souvent des instruments, des savoir-faire et des connaissances. Si l’on considère les buts premiers de l’internet —transmettre des paquets d’information—, notre objet aurait droit au statut de technique. Mais on perçoit alors mal en quoi il se distinguerait du télégraphe ou du réseau SWIFT des banques. Si l’on s’attache aux ressources qu’il héberge, le cadre technique semble trop contraignant; pour autant, les dérapages que l’abandon d’un tel cadre permet, sur les registres de la virtualité et de l’immatérialité, nous rappellent qu’un internet métaphorique, bouquet de protocoles ou réseau d’échange, n’a pas de sens sans les machines, lourdes, coûteuses et présentes, qui le rendent tangible: les ordinateurs. Ceux-ci sont des instruments relativement bien connus, car ils ont entre 60 et 80 ans d’existence. Les premières expériences de mises en réseaux de ces machines (ordinateur à imprimante, ordinateur à ordinateur, etc.) sont, elles aussi, suffisamment anciennes pour qu’on puisse les analyser avec un minimum de recul.

Que fait un ordinateur? Il effectue avant tout des comptages, des calculs. Aux algorithmes élémentaires se sont ajoutées au fur et à mesure diverses fonctions mathématiques, de plus en plus élaborées à mesure qu’elles pouvaient être écrites. Ce point est essentiel: aujourd’hui, l’ordinateur est un instrument relativement souple, qui peut réaliser nombre de choses non prévues par ses constructeurs, pourvu qu’elles soient le fruit de lignes de commandes. Même si d’aucuns imaginent que dans un futur proche, nous pourrons transmettre des commandes orales à de telles machines (ce qui est aujourd’hui réalisable, mais encore rare), la condition essentielle d’une telle transmission sera, et à notre avis pour longtemps, l’existence de lignes de codes écrites qui permettront la reconnaissance, puis la traduction et la mise en application de ces flux oraux. Dès le début, l’ordinateur a été (et reste) une machine à traiter des symboles graphiques (nombres ou lettres) avec des symboles du même type, organisés en programmes.

On comprend alors que, même si l’ordinateur est aussi une machine à traiter la matière 1, ses fonctionnalités diffèrent grandement —et depuis longtemps— de l’ensemble des autres machines qui, depuis le XIXe siècle, ont nourri notre imaginaire technique.

En ce sens, l’informatique, dans toute sa diversité actuelle, apparaît comme une technique centrée sur l’écriture; et l’internet n’est qu’un prolongement (un parmi des dizaines d’autres, concrètement expérimentés dans les années 1980) de cette technique. Pour construire un tel réseau, il faut assurément des câbles, mais surtout des machines qui en constituent les points nodaux, et qui, par l’intermédiaire de programmes pouvant contenir jusqu’à des millions de lignes de texte, trient, réadressent ou traduisent les informations qui leur arrivent, d’une manière ou d’une autre, sous une forme textuelle; et aussi des êtres humains pour produire toutes ces formes de textes, de ceux qui servent à faire fonctionner ces machines à ceux qu’elles transmettent.

À l’évidence, l’internet devait être replacé dans un contexte à la fois plus large et plus traditionnel, celui de l’informatique, que l’on devait appréhender à son tour comme un élément d’une technique ancestrale: l’écriture.

Tel est l’objet de notre première partie: nous rappelons que l’écriture, à la définition si ambiguë 2, se structure autour de son système de signes, intimement lié à la matière (le support, mais aussi le calame, voire l’encre) comme à la pensée: l’organisation d’un raisonnement complexe, sa critique, sa diffusion se font bien plus aisément dans un contexte d’écriture que dans un contexte d’oralité.

Dans les faits, ce triplet matière/signes/psyché est inséparable sous peine de conduire à des erreurs de raisonnement, qui par exemple, opposent de façon binaire la matière et la technique à l’esprit, à la pensée pure. Plus, si l’on détaille l’ensemble des procédures, savoir-faire, actes physiques comme mentaux associés à l’écriture, son statut de technique apparaît clairement, même si ce fait est trop souvent euphémisé dans le domaine des sciences de l’homme. À la suite d’un Lucien Febvre, d’un Ignace Meyerson, nous appelons outillage mental cet ensemble de connaissances, d’instruments, et de potentialités préalables à un usage efficace de l’écriture.

Pour autant, l’usage optimal de l’écriture ne va pas de soi. La maîtrise —et le développement— de l’outillage mental nécessite un long apprentissage, dont on sait qu’il peut prendre toute une vie. Cet apprentissage ne se fait pas en solitaire: il se construit dans un environnement collectif, propre à l’individu, que nous appelons laboratoire; mais il crée aussi des effets de sédimentation plus larges. En effet la transcription des savoirs, leur matérialité, comme leurs effets politiques —grâce aux avantages obtenus suite à une meilleure compréhension du monde— puis économiques, se réalisent dans une temporalité longue, qui est celle de la constitution des structures sociales. Ces effets peuvent aussi avoir des pendants pervers: valorisation d’une écriture archaïsante qui perd tout lien avec la langue parlée, constitution de castes attachées à leurs privilèges au point qu’elles en oublient leur mission de transmission de la connaissance, mise en place de monopoles dans la chaîne de production de l’écrit, etc.

La complexité des mécanismes intellectuels, puis sociaux, économiques et politiques construits autour de l’écriture a été détaillée par des auteurs comme Henri-Jean Martin, Christian Jacob, Pierre Bourdieu ou Jack Goody. Ce dernier définit comme technology of the intellect 3 l’ensemble de ces relations entre activités mentales (solitaires ou collectives), objets qui les permettent, et même structures (y compris industrielles) qui concourent à l’élaboration des uns et des autres 4.

Nous pouvons alors expliquer pourquoi l’internet ne peut être séparé de son contexte informatique. Depuis environ un siècle, l’homme apprend à différencier l’espace de visualisation du texte de son espace de stockage. Une telle rupture, manifeste avec l’internet, fait que des centaines de protocoles de recodage s’intercalent entre le support et la graphie. Nous donnons quelques exemples de telles traductions, qui, souvent, explicitent ce statut graphique du texte alors même que l’image obtenue reste codée avec notre système de signe habituel, et donc devient manipulable comme ce texte qu’elle porte. Il nous semblait essentiel de mettre en évidence, en nous appuyant sur le fonctionnement des ordinateurs, une première propriété réflexive de l’écriture, qui n’avait été jusque là attestée que dans des cadres très théoriques.

Nous mettons en évidence les effets intellectuels —fastes ou néfastes— rendus possibles par ces procédures de travail sur notre système de signes, ainsi que les appétits économiques qu’elles suscitent: c’est parce que l’informatique et l’internet s’intègrent dans un processus de transformation —ni le premier ni le dernier— de la technique d’écriture que leurs enjeux apparaissent si manifestes, si multiformes, mais aussi si peu compris. Si l’on s’accorde donc avec le fait que l’écriture est l’élément central de notre outillage mental, et que toute transformation de cet outillage génère des enjeux et des conflits considérables 5, la preuve que nous donnons de cette réorganisation de la technique d’écriture par l’internet explique la puissance virtuelle de ce dernier objet —et par conséquent les violences qui ne manqueront pas d’apparaître dans les courses au pouvoir qui s’ensuivront.

Cependant, même si nous proposons une grille de lecture de la compétition économique actuelle, notre but reste l’explicitation du fonctionnement de l’écriture. En effet, parer l’écriture de propriétés intrinsèques reviendrait à commettre une erreur trop répandue, qui consiste à se représenter une technique comme un objet autonome, en oubliant l’homme, qui en est à la fois le créateur et l’utilisateur.

Certes, notre outillage intellectuel se nourrit des interrogations que l’on porte à son sujet: l’analyse, explicite ou non 6, de la façon dont l’écriture agit sur elle-même accroît de façon surprenante nos capacités à comparer, imaginer, synthétiser. Mais, étudier cette réflexivité, profiter de sa dynamique, c’est évidemment aussi s’y engager soi-même: adopter une posture de recul face à l’instrument essentiel à la construction de notre pensée transforme notre représentation du monde, l’organisation de nos raisonnements. Autrement dit, l’étude d’un phénomène qui semble spontané nous implique dans une pratique volontaire, lucide et assumée, qui n’est autre que l’unique constituant de la pratique scientifique: Jack Goody et Pierre Bourdieu rappellent que celle-ci se réalise quand l’on prend acte de la dimension réflexive de l’outillage mental, quand on en tire le meilleur parti.

Or, c’est ce fait trop souvent perçu comme une hypothèse ou une intuition que notre thèse vise essentiellement à prouver: la réflexivité de l’outillage mental est le catalyseur de la production scientifique mais aussi sa condition, dans la mesure où la recherche est intimement liée à la possibilité de repousser les limites de nos connaissances, d’interroger leurs constituants et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Il est alors tentant de tester cette proposition en prenant comme objet l’internet, qui transforme l’écriture, mais qui n’est pas pour autant vu comme un catalyseur de la production scientifique. Dans cette optique, le terrain le plus propice pour notre recherche est constitué des personnes qui ont la charge de transmettre et d’améliorer l’outillage mental, c’est-à-dire les universitaires et les chercheurs. Nous nous sommes principalement penchés sur les pratiques des spécialistes des sciences humaines, parce qu’ils ont cette particularité de valoriser et de commenter abondamment les effets secondaires de l’écriture (culture, histoire, patrimoine, identités, etc.) tout en affichant souvent un mépris pour la technique et un faible intérêt pour l’explicitation des relations entre écriture, outil et pensée.

Pour mener à bien notre démonstration, nous avons réalisé deux études.

La première porte sur la prestigieuse division littéraire de l’École normale supérieure. C’est l’objet de notre seconde partie. Nous y avons privilégié la méthode ethnographique: il nous semblait essentiel de montrer le plus précisément possible, non seulement comment s’organisaient les prises de position variées autour de l’écriture informatique, mais les conditions sociales et culturelles permettant l’appropriation d’un outillage contemporain qui n’a rien d’évident. Ce qui a permis aussi de montrer à quel point l’écriture est aujourd’hui —dans sa forme élémentaire comme sophistiquée— dépendante de l’informatique.

L’autre étude (notre troisième partie) repose sur une enquête par questionnaire auprès des universitaires les plus impliqués dans les divers processus de l’internet, avec comme activité centrale la publication électronique. L’organisation du monde scientifique autour des formes traditionnelles de l’écrit y apparaît de façon flagrante, en même temps que les pionniers enquêtés détaillent clairement leur perception de l’outillage mental et du laboratoire, en montrant comment s’y articulent, dans diverses disciplines des sciences humaines, les mécanismes de réflexivité.

Ainsi, dans les deux situations, l’internet sert de révélateur au fonctionnement de la recherche. L’engagement dans cette technique favorise l’analyse sociologique de l’univers scientifique, qui apparaît indispensable pour garantir des bénéfices intellectuels lorsqu’on est confronté à des résistances nourries par une référence constante à un outillage mental archaïsant.

Soucieux de montrer concrètement comment cette réflexivité de la technique d’écriture se réalise à partir de ses formes les plus classiques, et comment l’informatique et l’internet ne se concevaient pas l’un sans l’autre dans notre conception de l’outillage mental des chercheurs, nous avons décidé d’étudier une liste, issue de l’internet, que nous traitons en usant au mieux des instrument d’écriture actuels que sont les ordinateurs. C’est l’objet de notre quatrième partie 7, qui montre dans le détail, certes, les avantages variés qu’offre le traitement des requêtes que des centaines de milliers d’internautes ont adressées durant trois mois à un moteur de recherche; mais aussi la nécessité d’acquérir de nouvelles compétences, de développer de nouvelles méthodes, pour produire ces résultats scientifiques.

L’étude de cette liste permet tout d’abord de découvrir des faits sociaux et intellectuels plus précieux que ce qu’on aurait pu tirer de la lecture —ici impossible— de chaque élément de la liste. Ensuite, nous montrons comment un tel matériau met en perspective des thèmes de travail prometteurs pour les chercheurs en sciences sociales, à condition de tirer le meilleur parti des ressources des machines actuelles, et de défricher des méthodes aux confins des sciences humaines et exactes. Ce qui prouve d’une part la pertinence des études sociologiques fondées sur l’activité de machines, et d’autre part la nécessité pour les ingénieurs de s’approprier des pans conséquents de la culture des sciences humaines avant de tirer du sens de ces formes d’écriture —les archives électroniques— qu’ils ont inventées. Enfin, il apparaît que la production de mesures interroge le chercheur sur les implicites des disciplines: la découverte de phénomènes très rares, mais essentiels, qui souvent sont oubliés au profit de pratiques massives, mais dénués de valeur informative, invite à repenser les catégories sociales —ainsi que leur distribution, ce qu’ont déjà mis en évidence des chercheurs comme Hervé Le Bras ou Maurizio Gribaudi— sur lesquelles nous fondons notre compréhension du monde: nous découvrons alors à quel point la sociologie reste dépendante d’un cadre gaussien implicite, qui confond norme et moyenne; nous proposons alors des méthodes pour reconstruire des catégories homogènes et pertinentes; ici, les approches quantitatives et qualitatives, censées s’opposer, se renouvellent en fait l’une l’autre. Certes, la nature de l’objet que nous étudions, trace écrite par excellence, nous a aidé à questionner les manières de compter et d’agréger les pratiques humaines. Mais au final, l’étude de cette liste nous a permis d’expliciter l’ensemble des procédures intellectuelles, matérielles, graphiques, impulsées par l’écriture, et la façon dont elles s’articulent avec des disciplines et des cultures variées, invitant à recomposer leurs frontières.

En définitive, les pages qui suivent voudraient proposer une grille de lecture efficace du phénomène internet, qui, avant toute chose, participe, avec l’informatique, d’une modification de notre outillage mental. Celle-ci ne se produit jamais sans heurts ni douleurs, mais elle reste le fait de l’homme. Unique artisan —en collectif— de la technique de l’intellect, il n’a qu’un moyen pour accroître sa compréhension du monde, et donc sa liberté: user et abuser de toutes les mises en correspondance que lui permet cette technique, ce qui revient à la remettre sans cesse en chantier, le cadre optimal d’une telle activité étant le champ de la science. Il est alors logique que l’internet, en tant qu’un des derniers produits de cette attitude réflexive de l’écriture, ait une incidence directe sur la production scientifique comme sur l’analyse de cette production —élément d’importance pour les chercheurs que nous sommes. Ce contexte intellectuel nous semble essentiel pour comprendre les enjeux actuels relatifs à l’informatique et à l’internet, y compris dans les situations (jeu, commerce, etc.) où la référence à l’outillage mental est soigneusement gommée, évacuée.