2.3 Technophobies

Les spécialistes des sciences humaines —disciplines faiblement cumulatives, et donc particulièrement dépendantes du texte— tendent, dans leur grande majorité, à valoriser la création, la culture, le génie aux dépens de l’environnement matériel des artistes, auteurs, et scientifiques. On compte dans ce paragraphe souligner les raccourcis et les incohérences qu’impliquent de tels discours en matière de raisonnement, puis mettre en valeur les débats et les enjeux sous-tendus par la place des techniques 55.

2.3.1 La technique tuerait la Culture

Certains des représentants actuels des mondes lettrés ne sont pas loin d’accepter cette notion d’outillage mental en ce sens qu’ils explicitent l’influence de la technique sur le code, et par là sur la langue prise comme identité culturelle. Se sentant à la fois dépositaires et responsables de la culture, ils expriment leur inquiétude, comme Jérôme Peignot à l’occasion d’une table-ronde sur l’écriture et l’informatique: « [en un siècle] nous avons perdu les accents sur les capitales, les petites capitales, les italiques sont menacées, les ligatures donc aussi... A quand... la langue elle-même? » 56. Il précise cette menace sur la langue: « ainsi en sommes-nous arrivés à ce paradoxe que non seulement nous ne savons pas à quel sort notre langue est vouée mais encore que nous contribuons nous-même à son saccage » 57. Bertrand Poirot-Delpech rappelle comment, sous pression des fabricants de claviers soucieux d’économies, l’Académie française s’apprête à supprimer le ù, parce qu’il n’existe que dans notre langue 58. La technique, prise dans son acception commune, apparaît clairement comme l’ennemie de la culture, si proche de l’écriture, elle aussi prise dans son sens le plus courant, c’est-à-dire le plus « noble » alors que seuls les dessins de son système de signes changent. En fait, la relation entre instruments, système graphique et pensée n’est pas explicitée. L’industrie, l’appât du gain, sont prétendus responsables d’une évolution de la graphie, qui aurait une incidence directe sur les « belles » lettres.

Certains universitaires sont sensibles au fait qu’un outillage intellectuel modernisé permet d’obtenir des résultats inconcevables avec celui d’une génération antérieure et qu’il infléchit les thématiques de recherche. Mais peu d’entre eux explicitent ce fait.

D’autres professeurs refusent simplement les ordinateurs, ou les confient à leur secrétariat, et affirment haut et fort qu’aucun outil, aucune machine ne peut avoir le moindre effet sur leurs pratiques intellectuelles 59. Leur discipline serait donc éternelle et exclusivement théorique. De tels discours sont assez étonnants: déjà, la catoptrique 60, la rhétorique et la grammaire se sont effondrées au cours des siècles, bien que ces deux dernières —techniques au sens le plus classique du terme— soient encore au fronton du grand amphithéâtre de la Sorbonne.

Cette relégation de la technique dans un univers matériel, méprisable car loin de la pensée pure, et censé la menacer, pose problème: ou se positionnent l’éditeur et l’imprimeur dans la chaîne de transmission de la littérature? Par quel artifice peut-on distinguer un dictionnaire, un usuel d’une œuvre considérée comme majeure? Le Littré est-il vraiment à mille lieues de La Recherche du temps perdu? De façon générale, de telles réactions apparaissent étranges de la part de spécialistes de l’écriture et de son histoire.

2.3.2 Main de l’homme, bras de la machine

Il semble que le débat contemporain sous-jacent à de telles prises de position soit celui de la frontière entre l’intériorité de l’homme —spirituelle—, et l’extériorité de l’outil (dictionnaire, machine).

L’étroite relation entre l’objet technique et l’opération qu’il permet de réaliser (trier des mots, couper une haie, etc.) est plus importante que la dichotomie entre l’activité intellectuelle et l’exercice manuel. Jack Goody reprend à ce propos la métaphore de Norbert Wiener 61: le bras articulé qu’utilise un mécanicien pour effectuer une réparation prolonge-t-il celui de l’homme ou n’est-il qu’une machine? De même, pourrait-on compléter, la souris de nos ordinateurs est-elle un objet extérieur ou un complément de notre main 62? Celle-ci, comme les langages de programmation, nous permet de « manipuler » des mots, des listes, en un sens bien concret. Ces ordonnancements, ces catégorisations produisent du sens, qui va pouvoir prendre corps à l’aide des mêmes outils (souris, ordinateur, etc.), sous forme d’articles universitaires, par exemple.

Ainsi, la carte, le Littré, et la bibliothèque, réserve de la mémoire, ne doivent pas être vus seulement comme des objet externes 63. Il importe de mettre les objets qui permettent le déploiement de notre intelligence au cœur même des processus qui l’organisent, plutôt que d’opérer une brutale dichotomie entre la pensée et les objets matériels. Sinon, on est condamné à une réflexion stérile: si on définit « les compétences et les savoirs comme ‘mentaux’ au sens où ils sont entièrement contenus à l’intérieur de l’esprit, [...] on atteint rapidement un point où il est impossible de s’engager dans l’étude de l’interaction humaine » 64: l’étude de la psyché ne se satisfait pas de la frontière définie par le corps humain et la technique ne s’oppose pas au mental.

La carte, apport heuristique qui surprend toujours son auteur car elle donne plus à lire et à interpréter que ce qu’il comptait y inscrire, met bien en évidence l’absurdité d’une telle frontière: « quand une carte ou un livre interviennent entre l’objet [explicité par la carte ou le livre] et le sujet, nous avons affaire à l’‘esprit’ extérieur aussi bien qu’intérieur. [...] L’écriture nous offre un instrument capable de transformer nos opérations intellectuelles de l’intérieur; ce n’est pas une question de compétence au sens limité, mais un changement dans les capacités » 65. Il faut comprendre par là que l’on n’est pas dans un registre de simple potentialité, comme celle que pourrait offrir l’accès à un mode d’emploi, mais de net accroissement de la puissance intellectuelle et de ses effets réflexifs.

On en conclut que les produits de l’écriture, livres, bibliothèques, journaux, calculatrices, tout comme leur forme, leur présentation, et les industries qui y sont associées 66 ne sont pas distinguables de l’invention proprement humaine de cette écriture et de son renouvellement. Les plus matériels de ces objets participent d’une re-création de sens, d’une nouvelle appropriation des connaissances, et remodèlent la forme comme le contenu de l’écriture. On l’a vu avec les papyrus, avec les journaux du XIXe siècle et la littérature française, on le voit avec la ré-introduction des graphiques, dont la diffusion est facilitée par l’apparition des calculatrices et des logiciels.

L’opposition entre les pratiques proprement intellectuelles et le système technique qui environne l’individu est inopérante: il y aurait d’une part, la littérature, la création, et les sciences cognitives? D’autre part, la sociologie, l’économie, qui se limiteraient aux phénomènes concernant de nombreuses personnes? L’écriture, dans son abstraction intime, dématérialisée, face à la matière de l’ingénieur? La lettre contre le chiffre? Certes, cette dernière opposition est fortement ancrée dans le paysage intellectuel français. Mais, outre que la rupture entre les sciences de l’homme et les sciences de la nature est récente, datant du milieu du XIXe siècle 67, elle est de moins en moins tenable: l’organisation des disciplines dans les pays étrangers, mais aussi les appels répétés de chercheurs comme Jean-Gabriel Ganascia, Christian Jacob ou Jean-Louis Lebrave témoignent en faveur d’une plus grande souplesse intellectuelle, d’une dissolution de ces anciennes frontières universitaires. Il y aurait là le moyen de créer un dialogue fécond entre les sciences de la cognition et l’anthropologie, l’histoire et l’informatique; de faire converser ces disciplines de l’esprit avec la linguistique et l’étude de la littérature. De penser les mondes actuels avec nos outils contemporains d’écriture, et d’enrichir la réflexion sur la communication qui souffre souvent d’un trop faible ancrage technique.

En revanche, la valorisation de l’intériorité, du mental en son sens le plus restrictif, ne conduit pas qu’à nier l’outillage mental et le laboratoire, en reléguant la technique. Elle conduit aussi à nier le social, vite réduit à une somme d’individualités. Elle participe d’une idéologie, celle de la caste de l’écrit 68, et, paradoxe scientifique d’importance, elle mène à des représentations intellectuelles erronées.

On découvre alors que l’écriture, en tant que processus intimement lié à certaines formes de l’intelligence, produit évidemment des représentations mentales et sociales sur elle-même, qui à leur tour génèrent des effets sur la façon dont elle est perçue et utilisée, et donc sur la façon dont sont pensés, catégorisés, hiérarchisés les savoirs.

Malheureusement, l’idéologie des sciences humaines au sujet de l’écriture reste vivace. Et on ne peut que s’étonner, à la suite de Jack Goody, devant la posture intellectuelle des chercheurs en sciences humaines qui la véhiculent: « il est étrange qu’un groupe d’êtres humains qui passent probablement plus de temps à lire et à écrire qu’à parler et à écouter aient été si oublieux des implications psychologiques et sociales de leur profession » 69. Du coup, on comprend que seuls les aspects matériels les plus significatifs 70 aient attiré l’attention des chercheurs, qu’ils soient linguistes, anthropologues ou historiens, alors même que « le penchant vers une science sociale ‘mentaliste’, souvent encouragé par un attachement à l’‘individualisme’ » 71 les incitait à négliger les effets de cet outillage mental.

2.3.3 Exemplarité

Ces représentations et leurs enjeux, qui seront détaillés dans la seconde partie, montrent vite leurs limites: le pouvoir intellectuel, et même la doxa universitaire, sont toujours très sensibles aux changements dans les capacités précédemment évoqués. La meilleure preuve en est donnée par l’ascension professionnelle du sociologue Pierre Bourdieu. Certes, on peut, à sa suite, invoquer le déterminisme, et affirmer que l’université française est le lieu par essence de « la complaisance résignée et de la complicité soumise » 72, où la « conformité ostentatoire » garantit la respectabilité scientifique 73, où le pouvoir est accordé à ceux qui sont les « plus inclinés et les plus aptes à reproduire sans altération » le système qui les élit 74. Mais comment alors parvenir, comme lui, à une telle consécration universitaire et intellectuelle? N’est-il pas, dans la forme comme dans le fond, dans son style 75 comme dans son emploi systématique de tableaux statistiques, de graphiques factoriels, un des meilleurs représentants de ceux qui créent de la pensée à force de jongler avec les techniques d’écriture, et en montrant tous les avantages intellectuels que procure cette nouvelle combinatoire? N’est-ce pas parce qu’il a délibérément rejeté une technique d’écriture au profit d’une autre, qu’il a d’ailleurs imposée avec succès, qu’il a pu « faire école »?

Cet exemple prouve que le monde scientifique contemporain, même vu comme lieu de prédilection du temps long, comme espace de reproduction d’une caste aveugle à ses propres outils, ne peut rejeter systématiquement ceux qui le régénèrent lorsqu’ils appliquent les principes et les méthodes qu’il promeut: il risquerait sinon de s’effondrer sous le poids de ses contradictions. Aussi, la démarche de Pierre Bourdieu apparaît-elle lucide et généreuse, mais peut-être n’explicite-t-elle pas assez les conditions de son propre succès, étroitement liées à une sollicitation systématique de l’outillage mental généralisé dont il pouvait disposer quand il travaillait à Homo Academicus.

En tant que technique intellectuelle, l’écriture est prise, sollicitée, convoitée, appropriée, et aussi transformée dans l’incessante bataille des rapports de force. Mais dans le cas de Pierre Bourdieu comme dans celui des grands intellectuels, le « génie » n’explique pas tout. Comme l’a signalé Jack Goody, l’écriture est l’ingrédient central d’une telle production, et peut donner une puissance inégalée.

En espérant avoir réconcilié la technique et la production intellectuelle, nous prenons cependant acte de nos limites, en ayant conscience qu’il faudrait solliciter trop de savoirs, notamment linguistiques et philosophiques, et ce sans garantie de succès, pour aborder dans le détail toutes les dimensions de l’écriture. Nous retiendrons que l’acceptation de l’écriture comme technique permet de ne pas couper l’individu de sa société, sur les plans de son autonomie intellectuelle comme politique: au contraire, elle le re-socialise, lui donne une singularité universalisable qui l’inscrit dans une triple dimension humaine, matérielle et conceptuelle.