3.3 Capacités de l’écriture informatique

Nous commençons à percevoir les limites des analyses qui veulent réduire l’informatique à une technique séparée des opérations qu’elle permet. Contrairement à une métaphore trop relayée, l’ordinateur n’est pas une automobile, qu’on peut piloter sans être obligé d’en connaître le fonctionnement, qu’on amène chez le mécanicien dès le premier problème survenu 48.

Il n’est plus besoin de prouver en quoi notre relation au texte est transformée par les possibilités de recherche, de remplacement, de suppression, de modification, de copie. Il s’ensuit un travail de ré-écriture qui assouplit les conditions de travail du siècle dernier, et qui peut-être transforme les éléments classiques de son organisation: élaboration d’un plan, recherche de la phrase parfaite, vision d’ensemble de l’œuvre à produire, que celle-ci soit un article, ou une encyclopédie. Là encore, il ne s’agit pas de juger 49, ni de négliger les connaissances nécessaires à un bon usage de l’informatique. Mais les capacités de l’informatique ne se lisent pas uniquement « par défaut »: considérer que les ordinateurs permettent de gagner du temps, de se décharger de contraintes répétitives afin de permettre un meilleur épanouissement de la pensée pure revient à avaliser la frontière entre spiritualité et machinisme, dont nous avons montré l’inconsistance.

Pour mettre en évidence ces effets mentaux de l’écriture informatique, nous ne pourrons nous satisfaire de la notion d’usage dominant. Non seulement parce que celle-ci n’a pas de sens, comme on le montrera dans la quatrième partie, mais parce qu’une potentialité cognitive n’a pas à se réaliser à chaque instant pour être évaluée à sa juste mesure: par exemple, le théorème de Gödel constitue un acquis de taille, et sa connaissance distingue les mathématiciens d’aujourd’hui de ceux du XIXe siècle. Pour autant, on ne s’en sert pas tous les jours.

Réciproquement, notre démarche n’est pas pour autant élitiste. Les instruments qui suivent sont utilisés par des informaticiens chevronnés comme par des jeunes chercheurs en sciences humaines. Et dans la prochaine partie, nous montrerons que l’appropriation de l’informatique n’est pas corrélée au statut social ou intellectuel de ses utilisateurs.

Trois objets, ou concepts, sont essentiels pour cerner ce saut quantitatif dans nos capacités. Deux sont usuels: ce sont la liste et le graphique. S’y ajoute l’hypertexte, qui lui non plus, n’a rien de novateur. Nous allons maintenant montrer en quoi ces figures de l’écrit, associées aux machines et aux réseaux dont nous disposons, transforment de façon conséquente notre outillage mental, notre production de sens. On se souviendra que l’écriture permet une décontextualisation de la forme graphique, et que cette distanciation du sens permet d’en produire du nouveau 50.

3.3.1 Expressions régulières

L’expression régulière élargit cette notion de forme graphique: un « mot » est alors un ensemble de signes —une chaîne de caractères, disent les informaticiens— séparé d’un autre par un groupe d’autres symboles: ce peut donc être un mot au sens commun, un nombre, une phrase (les séparateurs sont alors les signes de ponctuation), une instruction graphique, une balise, etc. Mais ce peut être aussi une série de formes graphiques non connexes —ou contiguës—, grâce aux variables de repérage de motif 51.

Les opérations textuelles étendues aux expressions régulières permettent de repérer des parties variables de texte, et de les modifier rapidement. À côté, les opérations permises par les traitements de texte ordinaires font figure de parent pauvre. Si la notion d’expression régulière est intégrée aux commandes Unix, divers éditeurs, comme par exemple BBedit sur Macintosh, la proposent aussi, et de nombreux linguistes et chercheurs en littérature l’utilisent aux États-Unis 52. Bien sûr, une des premières applications des expressions régulières est l’internet, avec la recherche de mots —indépendamment de leur codage et de leur casse, voire de leur position. Une autre, toute simple mais très utile au scripteur, consiste à mettre en couleur le texte compris entre des accolades ou parenthèses, des mots-clés prédéfinis, etc. Ce que font la plupart des éditeurs de texte.

L’expression régulière s’applique à toute forme de fichier ASCII: html, POSTSCRIPT, etc. On remarque qu’elle s’appuie sur une traduction du code en notre système graphique, et donc que là encore, les deux se confondent. Si certains peuvent être choqués d’apprendre qu’une œuvre de Zola se manipule comme un tableau statistique ou comme le logo d’une entreprise, on remarquera que ce type de traitement —bien sûr combiné à d’autres— finit par s’imposer: le développement de laboratoires de littérature comme l’ARTFL 53 ou Frantext 54, mais plus généralement, d’une nouvelle industrie de la langue, en est la preuve.

Le traitement par expressions régulières permet une manipulation puissante de toute forme de texte; il contribue grandement à la distanciation entre le sens de ce texte et les formes qui le constituent.

3.3.2 Tableaux

Avec ou sans expression régulière, on peut réaliser des listes variées: listes de mots, de nombres, d’images, de fichiers... En regard des éléments de ces listes, il est naturel d’inscrire des informations de types variés. On obtient alors des tableaux; par exemple, en associant aux mots d’un texte leur fréquence. Sur ces tableaux, les opérations de tri, de sélection, d’agrégation, de catégorisation —et bien sûr toutes les formes de calcul— sont réalisées très rapidement; dans toutes ces procédures, l’ordinateur est incontournable: aujourd’hui, ces tableaux et matrices sont de taille virtuellement infinie 55.

Les effets intellectuels inattendus produits par les listes sont amplifiés par les possibilités de traitement de ces listes et par l’accroissement de leur taille. Comme on le verra dans notre quatrième partie, la finesse des mesures obtenues avec le traitement informatique incite à interroger les catégories conceptuelles qui servaient auparavant de repères méthodologiques.

3.3.3 Graphiques

L’« outil » le plus communément utilisé pour traiter des tableaux est le... tableur 56. Dans une vision naïve, qui entérine la distinction entre le chiffre et la lettre, entre la machine et la psyché, le tableur facilite les calculs statistiques. Or, depuis bien longtemps —la fin des années 1980—, des tableurs comme Ragtime proposent une indistinction entre chiffres et textes, entre statistiques et mise en page; mais ils n’ont de succès qu’auprès de rares experts (concepteurs de catalogues, etc.).

Même dans le registre étroit de la gestion des nombres, le tableur est un outil d’écriture fortement sollicité: on se souvient que l’essor de l’ordinateur Apple II provient en partie du succès rencontré par son tableur 57. La société Microsoft l’a bien compris, qui a développé le logiciel Excel pour mieux capter le public des Macintosh.

Paradoxalement, le tableur n’est pas un outil statistique, mais graphique, et à deux titres: tout d’abord, en matière de présentation. À partir d’un séparateur de texte spécifique (communément tabulation, point-virgule ou espace), on visualise les fragments de lignes obtenus dans une série de petites boîtes, appelées « cellules », en faisant en sorte que les cellules d’une colonne donnée aient toutes la même largeur; on obtient alors un confort de lisibilité difficile à obtenir avec des moyens traditionnels.

Ensuite, le tableur sert plus à réaliser des graphiques 58 que des calculs. La sélection d’une plage de cellules permet de produire des camemberts, histogrammes, nuages de points, etc. qui font aujourd’hui partie intégrante de notre écriture, comme les cartes et autres schémas. Ces graphiques amplifient de manière décisive les possibilités d’association mentale, toujours difficiles à réaliser face à des tableaux de nombres.

Le tableur facilite donc toute une série de procédures associées à des formes complexes du raisonnement, tant sur le plan heuristique que sur le plan démonstratif, et il socialise une écriture pictographique. Cependant, il existe aujourd’hui des assistants intellectuels encore plus performants.

Ceux-ci sont les logiciels permettant de produire des graphiques sans passer par l’organisation —manuelle, voudrait-on dire— des tableaux de nombres qui les fondent: autant, avec un tableur courant, on multiplie les calculs, les tris, et on demande ensuite la mise en forme graphique des résultats produits, autant c’est l’inverse qui se produit avec un outil comme Xmgr: à partir de listes, cet outil les trie, par exemple de façon à afficher le graphe de leurs distributions statistiques (éventuellement cumulées). Il propose ensuite l’application de diverses fonctions (logarithme, exponentielle, etc.) applicables à ces listes (donc aux axes du graphe) pour rendre plus lisibles les courbes produites. La meilleure approximation d’une courbe correspondant à des données empiriques est réalisée sans intervention de l’opérateur sur les listes: la fonction optimale est appliquée, à la demande —après que l’on a choisi une famille de fonctions. Cette étrange inféodation des calculs mathématiques complexes à la représentation graphique, qui les devance, est chère aux physiciens. Ces derniers avouent sans ambage que leurs méthodes de travail en sont transformées: ils se sentent libres d’élaborer des raisonnements sophistiqués, qui s’appuient sur des mécanismes de conviction —ou de contradiction— proprement visuels 59.

Ces formes de construction du raisonnement à partir de listes et de graphiques se répandent aussi en sciences humaines. Auparavant, bien peu d’institutions se dotaient —comme l’ancêtre de l’EHESS en 1954— d’un laboratoire de cartographie 60. Aujourd’hui, de nombreux étudiants ou chercheurs historiens, sociologues, etc. réalisent les cartes dont ils ont besoin sur leurs ordinateurs personnels. Et ces assistances graphiques au raisonnement, déjà développées par des chercheurs comme Pierre Bourdieu ou Hervé Le Bras, s’étendent aux disciplines de l’érudition.

Le graphe et la carte s’intègrent donc dans l’outillage mental du chercheur contemporain sous deux formes: la première, assez répandue, est liée à l’usage massif du tableur (et dans une moindre mesure, du logiciel de cartographie) comme producteur d’images. Elle entérine le remplacement des laboratoires dédiés par des logiciels. Bien sûr, les abus de cette rhétorique graphique peuvent agacer, quand elle n’est pas maîtrisée. Mais ce fait entérine la diffusion de l’écriture pictographique.

La seconde, plus rare, place le graphe au centre du raisonnement, de l’activité d’écriture. La rupture, en termes de pratiques intellectuelles (et donc de connaissances requises), est ici encore plus manifeste.

C’est ce type de production, plus que la série de petits dessins inscrits sur les touches des machines à laver ou sur les panneaux du code de la route, qui explique à notre avis en quoi notre écriture redevient pictographique. Ce ne sont pas non plus les pictogrammes que l’on rencontre de plus en plus dans les textes —comme la puce ou le triangle qui se substituent au tiret dans une énumération, le petit carré qui signale la fin d’un article de magazine, ou les flèches (voire les nuages blancs sur fond de ciel bleu) qui envahissent les présentations « Powerpoint » des industriels devant un parterre d’investisseurs— qui témoignent du statut de plus en plus pictographique de notre écriture, mais notre capacité accrue à produire des dessins à partir de listes pour organiser, synthétiser notre raisonnement.

Henri-Jean Martin rappelle que cette évolution de notre écriture date du XVIIe siècle, quand l’essor de l’« imagerie schématisante et documentaire [...] de la cartographie et [de] certains livres scientifiques » 61 se combine avec un accroissement du nombre des logographes en mathématiques, puis dans d’autres disciplines, comme la chimie au XVIIIe siècle 62. La fin du XXe siècle, avec la diffusion des ordinateurs, amplifie encore plus la production de ces pictogrammes qui interviennent directement dans l’acceptation ou le refus d’une hypothèse, et dont la variété est sans limites: la facilité de produire du dessin qui fait sens est essentielle pour comprendre les formes contemporaines de notre outillage mental.

3.3.4 Hypertexte

Les objets d’usage courant qui offrent des listes organisées de mots sont l’index et le dictionnaire, la bibliographie, et plus généralement le fichier (matières, auteurs, etc.) de la bibliothèque. Ces listes sont maintenant aisées à manipuler, et appellent à la création de listes de listes, et de renvois entre les premières comme les secondes.

L’hypertexte, longtemps pensé de façon métaphorique —avec les pictogrammes sur les papyrus symbolisant des renvois entre œuvres— ou conceptuelle —suite aux travaux de Vanevar Bush et de Theodore Nelson 63— trouve ses premières réalisations dans les années 1980, avec les CD-ROM, et deux exemples simples peuvent témoigner de sa vulgarisation.

Considérons tout d’abord un CD-ROM tel que le dictionnaire Le Robert. Au lieu de rechercher la définition d’un mot dans un lourd imprimé, il suffit d’en saisir les premières lettres dans une fenêtre électronique; diverses possibilités s’offrent alors au lecteur: définition abrégée ou détaillée, étymologie, citations exemplaires, etc. La sélection de n’importe quel mot entrant dans une définition le transforme en vedette; plus précisément, tous les mots communs 64 sont reliés entre eux par un tissu hypertextuel; des jokers aident à construire des expressions régulières simples; on retrouve aisément tous les mots qui contiennent une graphie donnée 65. Un tel outil, propre à l’écriture informatique, permet une utilisation rapide de la liste ordonnée de mots que constitue un dictionnaire, et autorise les détournements d’usages (mots croisés, Scrabble, etc.).

L’autre paradigme de l’hypertexte est évidemment le web, avec un langage simple comme le html (et un logiciel bien plus sophistiqué, qui gère le protocole http d’un serveur): contrairement au CD-ROM, dont la production exigeait une haute technicité, n’importe quel utilisateur peut construire un système hypertextuel au sein d’un même texte, ou entre divers textes de sa production 66. La différence fondamentale avec l’exemple précédent est que les renvois peuvent aussi dépasser le cadre d’un seul support: le lien renvoie alors à un texte situé ailleurs. Il s’ensuit une réticulation textuelle qui n’est plus maîtrisée par ses auteurs: à partir d’un seul fichier, on peut rapidement dévider un très grand sous-ensemble des pages web du monde entier 67

Ces successions de définitions, de renvois, ne pouvaient que donner le désir de construire des listes ou des dictionnaires. Ce qui peut se produire de façon alphabétique ou thématique —et bien sûr non exhaustive— avec les listes de pointeurs, si simples, mais si fondamentales aux chercheurs, jusqu’aux listes... de listes de listes 68

La réticulation de ces pages par l’hypertexte et le caractère électronique de leur contenu textuel ont par ailleurs permis de développer un nouvel outil de travail, aujourd’hui incontournable: le moteur de recherche. Deux cheminements coûteux ont ainsi pu être évités: celui qui mène à la bibliothèque, jamais assez vaste pour contenir toutes les pages web actuelles, celui de la lecture en diagonale, pour retrouver une expression dans le texte. Bien sûr, les moteurs ont aussi leurs défauts: aspiration non exhaustive du web (ce qui serait difficile), modes de repérage purement lexicométriques, et mauvais repérage de l’imprimé (malgré les tendances contemporaines à la numérisation, de très nombreux textes, anciens ou récents, ne sont pas accessibles sur le web). Mais là encore, on voit comment une pure production de listes, qui s’associe aux moyens de les traiter, amplifie considérablement nos capacités mentales. Et les outils créés pour travailler ces listes transforment le statut du texte, qui devient lui-même... liste 69.