Le refoulement des étrangers durant l'entre-deux-guerres : Examen des conditions de l'usage du mot et de la procédure.
P. Rygiel
rygielp@imaginet.fr
Je m'appuie, pour les deux premiers volets de cette étude, sur un dossier rassemblant les textes (lois, décrets, circulaires ministérielles) réglementant à notre connaissance le droit de séjour des étrangers en France entre 1918 et 1939. Durant les années vingt, il désigne le refus de séjour opposé à un étranger désirant entrer en France, ou s'y trouvant de fait sans que l'état ait légitimé sa présence. Plusieurs circulaires en témoignent, dont nous donnons ici deux exemples, datant de 1922 , et de 1929 .
Nous ne trouvons pas trace de ce terme dans les textes en notre possession durant la première moitié des années trente. Lorsqu'il reparaît, c'est sous une acception nouvelle. Le décret du 6 février 35 précise en son article 7 que les cartes d'identité d'étrangers à validité normale doivent être renouvelées lors du premier trimestre suivant la date de leur expiration, "passé ce délai, les titulaires des cartes non renouvelées seront considérés comme étant en situation irrégulière et pourront faire l'objet d'une mesure de refoulement" (1) . . Le terme désigne alors une mesure administrative enjoignant à un étranger ayant auparavant séjourné légalement en France d'avoir à quitter le territoire, soit une décision lui ordonnant d'interrompre son séjour et non plus lui interdisant d'y implanter sa résidence.
Nous ne pouvons conclure de ce texte à une extension de l'usage de ce terme ou à un glissement de sens. En 1937 le ministère de l'intérieur enjoint ainsi aux préfets de "refouler impitoyablement tout étranger qui cherchera à s'introduire sans passeport ou titre de voyage valable" (2) . , ce qui laisse supposer que la première acception du terme reste en usage. Cependant le texte des instructions que donne la préfecture du Nord aux maires et aux commissaires de police de ce département, daté du 31 mai 1938 (3) . , distingue le refoulement, consécutif au retrait d'une carte d'identité, du refus de séjour, opposé à un étranger tentant de s'établir en France. C'est là exclure de l'éventail des sens possibles la signification première du terme. Nous ne pouvons donc dépasser le constat de l'apparition d'un usage nouveau du mot et de l'absence durant cette période d'un accord sur la signification à lui conférer.
Nous pouvons cependant parvenir à une définition qui subsume les acceptions rencontrées si nous nommons refoulement l'ensemble des décisions administratives, prises sans que les services centraux de l'état aient été consultés (4) . , qui enjoignent à un étranger de quitter le territoire national ou de ne pas pénétrer celui-ci. Nous examinerons dans la suite du texte, dans quel cas, selon la réglementation en vigueur, l'administration est censée recourir à de telles procédures, ce qui devrait nous permettre de mieux spécifier celles-ci.
Il faut pour ce faire revenir à l'étude des textes réglementant l'obtention de la carte d'identité d'étranger, soit pour partie répéter des choses connues (5) . . La carte d'identité valant alors permis de séjour, ces textes énoncent les conditions que doivent réunir les étrangers pouvant être admis à entrer et à séjourner en France et donc désignent en creux le portrait de ceux qui doivent être refoulés. Le souci de filtrer les entrées imprègne les textes des années vingt. Il s'agit d'éviter l'arrivée d'étrangers ne souscrivant "pas aux prescriptions sanitaires (6) . ", économiquement inutiles - le décret du 19/7/22 pose qu'un étranger ne doit obtenir de carte que si l'état du marché du travail le permet - et qui ne doivent pas "être entré frauduleusement en France (7) . ". Ces contraintes ne pèsent pas seulement sur les étrangers lors de leur entrée en France mais tout au long de leur séjour, qui n'est possible que tant qu'elles sont respectées. En effet un décret de novembre 1924 pose que : "La carte d'identité vaut permis de séjour. Elle peut être retirée aux titulaires qui négligent de se conformer à la réglementation en vigueur ou qui cessent d'offrir les garanties nécessaires (8) . ". Une circulaire de 1931 (9) . , qui revient sur l'usage qui fut fait de la procédure de refoulement, nous éclaire sur le contenu qu'il faut donner à ces "garanties nécessaires". Les refoulements, nous dit-on étaient jusqu'ici destinés à écarter des étrangers "indésirables" du fait de leur "défaut de moralité" ou parce qu'ils n'offraient pas de garanties suffisantes "au point de vue national", ce qui signifie probablement que leur engagement politique ou syndical n'était pas du goût de l'administration. Il s'agit maintenant de refouler des étrangers que l'"état du marché du travail" rend économiquement inutiles quoiqu'ils ne soient "pas aussi indésirables que les précédents". Il s'agit là d'un infléchissement dans l'application de la réglementation plus que d'une inflexion des principes. Dès 1922, nous l'avons vu, le séjour de l'étranger est subordonné à son utilité économique. De la fin de la première guerre au milieu des années trente, donc, le droit de séjour est pour l'étranger subordonné à son utilité économique et à son innocuité sanitaire, politique et sociale, toute latitude étant laissée aux autorités locales d'apprécier la conformité des populations qu'ils ont en charge à ces critères.
Un net infléchissement se produit au milieu des années trente, dès avant l'arrivée au pouvoir du front populaire. Les circulaires du ministère de l'intérieur prônent d'abord une plus grande mansuétude dans l'application de la réglementation existante. Un texte d'avril 1936 (10) . précise que les chômeurs ne devront pas être systématiquement refoulés. Surtout il introduit un élément nouveau devant servir à l'appréciation des dossiers. Il convient dorénavant de tenir compte de quatre (11) facteurs principaux :
- leurs moyens d'existence propres ou provenant de leur parenté
- leurs attaches de famille
- les conditions d'installation dans lesquelles ils se trouvent. Il arrive, en effet, que des étrangers travailleurs, sont propriétaires d'un habitation (...)."
Il s'agit ici de prendre en compte ce que nous nommerions aujourd'hui le degré d'intégration des familles immigrées à la société française, ce qui constitue une triple nouveauté. C'est reconnaître explicitement à certains étrangers, du fait de leurs attaches en France, un droit au séjour, soit admettre que l'étranger n'est plus seulement un travailleur immigré mais aussi un membre de la société française, enfin, l'énumération des facteurs à prendre en compte, en introduisant l'esquisse d'une codification, soustraie en partie l'étranger à l'arbitraire des décisions de l'administration locale.
Malgré un net durcissement du ton dans l'immédiat avant-guerre, cette nouvelle orientation survit au front populaire. Certes la volonté est alors clairement affichée de faire un tri au sein de la population étrangère. Le ministre de l'intérieur rappelle ainsi aux préfets et aux commissaires de police en mai 1938 qu'il convient de débarrasser notre pays des trop nombreux indésirables qui y circulent librement (12) . ". Cependant le ministère du travail rappelle à ses agents en septembre 1938 que : "Les étrangers titulaires de la carte de "travailleur à durée normale continuent d'être considérés comme ayant droit de cité sur notre sol (13) . ". Ce même texte souligne qu'il convient de plus de tenir compte, lors de l'appréciation des dossiers des liens, en particulier familiaux, qui relient les étrangers concernés à la France.
Il n'y a rien là qui apparaisse comme une rupture avec la période précédente. Si rupture il y a, elle est plutôt dans l'apparition de catégories privilégiées, définies par leur nationalité, auxquelles le droit de séjour sera octroyée plus largement qu'à d'autres. Une circulaire de septembre 37 (14) . , prise à la suite de négociations entre les gouvernements belges et français, invite ainsi les autorités locales à examiner avec la plus grande bienveillance les demandes formulées par les ressortissants belges.
Les refoulements, qui sont, au temps des entrées massives, moyen de préserver l'hygiène et l'ordre public en effectuant un tri parmi les candidats au séjour en France, deviennent donc, avec le renversement de la conjoncture économique, un outil de gestion de la main d'oeuvre immigrée présente en France, puis lorsque le spectre de la récession fait place à celui de la guerre, un procédé, qui doit, respectant les droits acquis par les étrangers dont l'intégration ne fait pas question, permettre de se débarrasser des étrangers indésirables, dont l'assimilation préoccupe plus alors que l'utilité économique.
Cette description permet de revenir sur ce qui distingue les refoulements des expulsions. D'une part, l'instance de décision n'est pas la même, puisque l'arrêté de refoulement est pris sans qu'interviennent les échelons centraux de l'administration, alors que c'est le ministre de l'intérieur qui décide de l'opportunité d'une expulsion. D'autre part, les textes définissant les circonstances amenant à refouler un étranger ne font pas référence à des fautes, crimes ou délits commis par l'étranger sur le territoire national, à l'exception des infractions à la réglementation définissant les conditions du séjour et de l'entrée des étrangers, alors que la loi de 1849, qui définit la procédure d'expulsion, la réserve aux étrangers qui troublent l'ordre public. En théorie du moins, l'expulsion est donc une sanction, qui de fait suit la plupart du temps une condamnation ou une arrestation (15) . . L'arrêté de refoulement ne fait qu'exprimer le constat d'une inadéquation entre les caractéristiques d'un immigrant et les besoins du pays, tels que l'administration les comprend. Il semble cependant que l'examen des pratiques administratives quotidiennes conduise à remettre en cause cette distinction, les expulsions durant les années trente obéissant souvent à des motifs économiques. (16) .
Cela laisse supposer qu'entre la norme ainsi définies par les services centraux de l'État et les pratiques des administrations locales, au premier rang desquelles les services préfectoraux et ceux de la main d'oeuvre, qui doivent, sauf exceptions, accepter le contrat de travail présenté par l'étranger pour que celui-ci puisse obtenir le droit de séjour, peut exister un écart.
Il faut pour apprécier celui-ci disposer de sources. Plusieurs circulaires enjoignent aux autorités locales d'informer les échelons supérieurs de l'administration de leurs décisions. Le ministre de l'intérieur réclame ainsi en décembre 1931 une statistique récapitulative des décisions de refoulements prises de puis 1920 (17) . . En 1931, demandant à être informé mensuellement du nombre de refoulements ordonnés pour raisons économiques, ce même ministre rapelle que tout refus de carte d'identité antérieur à cette date aurait du lui être signalé au moyen d'un rapport circonstancié. Il ordonne que les étrangers "réellement indésirables" continuent de lui être ainsi signalés (18) . . En 1935, le ministre réitère la demande d'une statistique des refoulements par nationalité. Il sera peut être possible de retrouver dans les archives du ministère de l'intérieur trace de ces rapports et statistiques, quoique les bons connaisseurs des fonds où elles sont susceptibles d'être retrouvées que nous comptons parmi nous fassent sur ce point preuve d'un grand pessimisme.
De plus, le recueil des textes définissant les conditions d'obtention de la carte d'identité et le traitement à appliquer aux dossiers d'étrangers n'est pas achevé, non plus que l'exploration de leur genèse. L'accomplissement de ces tâches suppose une visite des fonds des ministères du travail, de l'agriculture et de l'intérieur, ainsi que l'exploration des séries M des archives départementales, qui souvent recèlent des exemplaires de circulaires dont il n'est pas possible de retrouver la trace dans les archives des administrations centrales les ayant émises.
Les archives départementales sont également susceptibles d'abriter des dossiers de demande de carte d'identité, soit d'autorisation de séjour, qui, lorsqu'ils sont conservés doivent permettre de déterminer selon quels critères celle-ci était accordée ou refusée.
Notes