Le retable médiéval de Grace Cathedral, à San Francisco

Un dossier (avec photos) publié en 2005 dans la Galerie Nef.


Ce retable médiéval flamand date du début du 16e siècle. Il a d'abord appartenu à l'abbaye d'Hambye (Normandie) jusqu'à la Révolution française, avant d'être vendu, de changer plusieurs fois de propriétaire et de terminer son voyage dans la Grace Cathedral de San Francisco, en Californie. Les deux courts textes qui suivent sur l’abbaye d’Hambye et la Grace Cathedral de San Francisco visent à replacer l'histoire du retable dans son contexte. Ils précèdent un article approfondi sur le retable lui-même. Une série de photos de Tim Aldridge vient compléter le tout. Ce dossier est également disponible en anglais.

L'abbaye d'Hambye (Normandie) en quelques lignes
La Grace Cathedral de San Francisco (Californie) en quelques lignes
Un retable de l'abbaye d'Hambye à la Grace Cathedral de San Francisco
Une série de photos du retable
La version anglaise de ce dossier


L’abbaye d’Hambye (Normandie) en quelques lignes

par Marie Lebert

Sise dans le bocage normand, non loin du Mont Saint-Michel, l’abbaye Notre-Dame d’Hambye est fondée vers 1145 par Guillaume Painel, seigneur d'Hambye, et par Algare, évêque de Coutances (le diocèse du lieu). Le monastère est établi par un groupe de Bénédictins venant de Tiron (région du Perche, dans le sud-est de la Basse-Normandie). Animés d’un idéal de rigueur et d’austérité proche de celui des Cisterciens, ces Bénédictins bâtissent à la fin du 12e siècle et au début du 13e siècle une abbaye sobre et élégante, caractéristique des débuts de la période gothique. La communauté religieuse atteint son apogée au 13e siècle puis, après un long déclin au cours des siècles suivants, s’éteint dans les années 1780.

Devenue bien national au début de la Révolution, comme toutes les abbayes françaises, l'abbaye d'Hambye est vendue en 1790. Les propriétaires transforment ou détruisent les bâtiments, et dispersent le mobilier. Après avoir appartenu à l'abbaye pendant trois siècles (16e-18e siècles), le retable est lui aussi vendu. Les bâtiments conventuels deviennent des bâtiments agricoles. L’église abbatiale est utilisée comme carrière à partir de 1810, et progressivement démantelée.

Classée monument historique en 1905, l’abbaye d’Hambye est l’un des ensembles conventuels les plus complets de la région, malgré la disparition du réfectoire et de la majeure partie du cloître. Les ruines majestueuses de l’église surplombent des bâtiments conventuels comprenant une sacristie, une belle salle capitulaire à deux nefs et abside polygonale, un scriptorium, une cuisine, un pressoir, une écurie et une étable. Ces bâtiments sont restaurés à partir de 1960 sous l’égide d'Elisabeth Beck, propriétaire des lieux avec le Conseil général de la Manche. Les différentes salles abritent maintenant des meubles anciens, des tapisseries, des toiles peintes (les fameuses toiles peintes de Hambye, très colorées), des ornements religieux et des objets liturgiques. Ouverte au public une partie de l’année, entre Pâques et la fin octobre, l’abbaye accueille des expositions, des concerts et des colloques.


La Grace Cathedral de San Francisco (Californie) en quelques lignes

par Marie Lebert

La ville de San Francisco voit véritablement le jour en 1849, au début de la ruée vers l’or (Gold Rush). Une première chapelle épiscopalienne, dénommée chapelle de la Grâce, est bâtie à cette date. Elle est remplacée en 1851 par une église de taille plus grande, qui est elle-même remplacée à son tour en 1860 par une église néo-gothique en briques. L'église néo-gothique est détruite lors du gigantesque incendie faisant suite au tremblement de terre de 1906. Cet incendie détruit aussi les trois-quarts de la ville, dont la propriété de la famille Crocker sise sur Nob Hill. La famille Crocker, dont le chef de famille avait fait fortune dans les chemins de fer, fait don de son terrain au diocèse de Californie pour y construire une cathédrale. Elle donne aussi un certain nombre d’objets d’art liturgiques, dont le retable médiéval de Hambye. L'architecte Lewis B. Hobart dessine en 1928 le plan de la cathédrale actuelle. La construction s'achève en 1964.

Inspirée des cathédrales gothiques françaises et catalanes, la Grace Cathedral est l’une des 81 cathédrales épiscopaliennes des Etats-Unis, et la troisième en importance, après celles de New York et de Washington DC. Renforcée par du béton et de l’acier pour pouvoir résister aux tremblements de terre, la cathédrale est très imposante, avec une longueur de 100 mètres (329 pieds), une nef s'élevant à 27 mètres (89 pieds), des tours de façade hautes de 53 mètres (174 pieds) et une flèche culminant à 75 mètres (247 pieds) au-dessus du sol. La cathédrale ainsi que les bâtiments et terrains attenants couvrent une superficie d'un hectare (2,6 acres).

Le retable de l’abbaye d’Hambye est situé dans la chapelle de la Grâce, terminée dès 1930 en tant que premier élément de la future cathédrale. Située à l’emplacement exact du perron de la résidence de William H. Crocker, cette chapelle est inspirée de la Sainte Chapelle, joyau gothique construit par Saint Louis dans l’Ile de la Cité à Paris. Le retable médiéval est un don de Madame Crocker. La peinture murale située à l’arrière du retable est réalisée en 1931, et s'inspire des décorations ornant les colonnes du trésor de la Sainte Chapelle. Le retable prend appui sur un autel médiéval français fait de pierres calcaires et datant de 1430. Des recherches sont en cours sur l'histoire de cet autel.


Un retable de l’abbaye d’Hambye à la Grace Cathedral de San Francisco

par Bernard Beck, secrétaire de l'Association des amis de l'abbaye d'Hambye

Au printemps 2002, Marcel Briard, professeur d’allemand au Lycée Leverrier de Saint-Lô et qui fut de longues années guide-conférencier à l’abbaye, a fait, sur le site internet de la cathédrale de Grâce (San Francisco), une découverte originale et importante qui enrichit considérablement l’histoire du patrimoine de notre abbaye (en même temps qu’elle démontre les capacités de ce nouvel outil qu’est le réseau informatique). Le site de la cathédrale de Grâce permet en effet de visiter virtuellement cette cathédrale néo-gothique californienne et de prendre connaissance de ses richesses dont des notices bien documentées font la description.

Or, parmi les oeuvres d’art conservées dans la cathédrale figure un retable gothique flamand provenant de... l’abbaye d’Hambye.

Nous sommes donc entrés en contact avec l’archiviste de la cathédrale, Michael Lampen, par l’intermédiaire de Marie F. Lebert, une amie qui fait de fréquents voyages en Californie. Michael Lampen nous a adressé très aimablement l’étude de Lynn F. Jacobs, publiée en 1997 dans le Jaarboek van Het Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen (Annales du Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers) sous le titre: A Netherlandish Carved Altarpiece in San Francisco’s Grace Cathedral (Un retable flamand de bois sculpté à la cathédrale de Grâce de San Francisco).

Les Flandres méridionales (Bruxelles et Anvers) ont été aux 15e et 16e siècles une importante région productrice de retables en bois sculpté destinés en grande partie à l’exportation et dont environ 350 subsistent encore aujourd’hui, la plupart en Europe. Les Etats-Unis, par le biais des achats de collectionneurs et des donations aux musées, en possèdent cinq dont celui de San Francisco. La Walters Art Gallery de Baltimore conserve aussi un retable de la Passion (Bruxelles, fin 15e siècle) provenant de la collégiale de Blainville-sur-Crevon, près de Rouen, ce qui n’est pas sans intérêt comme on va le voir ci-dessous.

Le retable de la Grace Cathedral, exécuté au tout début du 16e siècle, comporte trois panneaux (triptyque): au centre la Crucifixion, à gauche le Couronnement d’épines, à droite le Baiser de Judas et l’Arrestation de Jésus. Toutefois l’encadrement (la "caisse") et son décor d’architecture gothique sont une reconstitution moderne, ce qui laisse supposer à Lynn F. Jacobs que le retable devait comporter normalement deux autres scènes (perdues) et aurait été composé – selon le schéma habituel des retables flamands - de trois panneaux d’égale dimension: au centre la Crucifixion, à gauche les scènes superposées de l’Arrestation et du Couronnement d’épines, à droite deux épisodes postérieurs à la Crucifixion.

Quoi qu’il en soit et malgré ces modifications, le retable possède un incontestable intérêt et peut être rapproché des nombreuses oeuvres identiques conservées dans les églises et les musées.

Mais comment est-il arrivé en Normandie puis en Californie?

Qu’un retable flamand se soit trouvé dans notre abbaye d’Hambye n’a rien de surprenant. Le commerce de telles oeuvres était courant à la fin du 15e siècle et au 16e. Elles étaient facilement transportées par bateau depuis Anvers et débarquées à Rouen ou dans un port de la côte normande. La région possède encore le retable de la Nativité de la cathédrale de Rouen (aujourd’hui au Musée des Antiquités de Seine-Maritime), et le retable de la Passion de l’église de Vétheuil, auxquels s’ajoutait celui de Blainville-sur-Crevon (aujourd’hui aux Etats-Unis). La cathédrale de Coutances abrite aussi, dans l’une des chapelles méridionales de la nef (chapelle Saint-François), un panneau de bois sculpté du début du 16e siècle (l’Arrestation de Jésus) qui a toutes les chances d’avoir appartenu aussi à un retable flamand.

On a pu retracer le cheminement de notre retable vers les Etats-Unis à partir de l’année 1890. A cette date un collectionneur français, le marquis de la Fressange, l’achète à un fermier voisin de l’abbaye d’Hambye. Le grand-père de ce dernier avait acquis l’oeuvre sous la Révolution, lors de la vente du mobilier de l’abbaye (le 3 prairial an II de la République, 23 mai 1794). Et en effet, l’inventaire du mobilier dressé pour la vente des biens nationaux de l’abbaye fait état de "l’autel de l’abbaye avec sa contretable". L’acheteur s’appelle Levillain, d’Hambye, et il s’est porté également acquéreur de trois autres autels, de deux buffets, d’un lutrin, de statues, d’un tableau et de diverses pièces de mobilier parmi lesquelles "une armoire à trois volets servant à renfermer les papiers du chartrier avec le Christ" (Niobey, Hambye, le château, l’abbaye, Saint-Lô, imprimerie Jacqueline, 1940). L’autel et sa contretable ont été acquis pour 60 livres et l’armoire pour 42. La contretable pourrait être notre retable flamand, à moins que l’armoire "à trois volets” n’en ait déjà réemployé les panneaux. Le marquis de la Fressange vendit le retable au musée du Louvre par l’entremise du conservateur Molinié. Celui-ci le revendit au marchand d’art parisien Raoul Heilbronner et l’œuvre passa ensuite à son gendre, le marchand Maurice Stora. Ce dernier céda en 1931 le retable à Madame William H. Crocker de San Francisco qui en fit don à la cathédrale de Grâce (archives de la cathédrale).

Cependant les circonstances dans lesquelles l’abbaye d’Hambye a fait l’acquisition de ce retable sont encore obscures. Lynn F. Jacobs pense, avec raison, que les moines n’ont pu en enrichir leur église dans les décennies et les siècles (17e-18e) qui ont suivi. Deux raisons en effet peuvent corroborer cette opinion: le lent déclin du monastère dans la période moderne impliquant l’amoindrissement progressif de sa communauté et de ses ressources. Et ensuite l’évolution du goût: on peut difficilement imaginer que des abbés réformateurs comme Jean de Ravalet dans le dernier tiers du 16e siècle ou Alphonse-Louis de Richelieu au milieu du 17e aient offert à leur abbaye une "antiquité" au sens propre du terme. Le retable est donc plus certainement entré à l’abbaye au début du 16e siècle.

Ceci paraissant assez logique, qui a acheté l’oeuvre ou l’a offerte aux moines d’Hambye? La reconstitution de l’histoire de notre abbaye est, comme on le sait, rendue difficile par la perte de ses archives (du fait du médiocre entretien du chartrier par les derniers moines, de la dispersion des papiers à la Révolution, des bombardements de Saint-Lô et de l’incendie des Archives départementales en 1944). Aussi faut-il en rassembler patiemment les éléments à partir d’autres sources. Nous avons, en 2001, signalé l’existence à la Renaissance de deux abbés d’Hambye oubliés par l’histoire, l’Italien Hippolyte Bellarmato (1549-1555) et Louis d’Estouteville, dit le Protonotaire (1504-1512), second fils de Jacques d’Estouteville et de Louise d’Albret et petit-neveu du cardinal Guillaume d’Estouteville.

Cette grande famille d’Estouteville est étroitement liée à notre abbaye depuis le mariage en 1415 de Jeanne Painel et de Louis d’Estouteville. Dès la seconde moitié du 15e siècle elle a donné des preuves de son goût pour l’art et de son mécénat comme en témoignent les constructions du cardinal Guillaume à Rouen, à Gaillon, au Mont Saint-Michel, à Rome et les donations de Jacques d’Estouteville et Louise d’Albret à l’abbaye de Valmont (tombeaux de la chapelle des Six-Heures). Le jeune Louis, leur fils, né en 1484, est devenu, grâce à l’appui de sa famille, abbé de Valmont à dix ans, puis à vingt ans (en 1504) abbé d’Hambye contre le candidat des moines Béraut de Boucé. En 1514 il devient abbé de Savigny. En 1520 deux chanoines proposent - sans succès - sa candidature à l’évêché de Coutances. Il est aussi depuis 1501 chanoine de la cathédrale de Rouen et deviendra un peu plus tard, en 1512, le doyen du chapitre. Cette même année il se démet de sa charge abbatiale d’Hambye en faveur de Béraut de Boucé, et fera de même pour Valmont en 1517 en faveur de Jean Ribaut, ne conservant ainsi que son abbatiat de Savigny et son canonicat de Rouen.

Or Louis d’Estouteville s’est montré dans chacune de ses charges ecclésiastiques un délicat mécène, conformément à la tradition familiale. À Valmont, il donne une verrière pour le choeur de l’abbatiale. Il paie son admission dans le chapitre de la cathédrale de Rouen par une statue de Notre-Dame destinée au portail Saint-Romain, et payée 37 livres à "l’imagier" Pierre des Aubeaux (le sculpteur, avec Rolland Leroux, du tombeau des cardinaux d’Amboise à la cathédrale). Son abbatiat d’Hambye ayant été obtenu contre l’assentiment des moines et par un arrêt du Parlement de Rouen, il n’est pas impossible que Louis d’Estouteville ait voulu se concilier la communauté en lui offrant un beau retable flamand.

Mais un dernier point mérite encore l’attention et peut conforter cette hypothèse. Nous avons évoqué plus haut le retable de la collégiale de Blainville-sur-Crevon (à la Walters Art Gallery). Il se trouve que les Estouteville-Torcy, une branche cadette de cette puissante famille, sont les seigneurs de cette paroisse et qu’à la fin du 15e siècle, son représentant est Jean d’Estouteville-Torcy, grand maître des arbalétriers, chevalier de l’Ordre de Saint-Michel. C’est lui qui, en 1490, fonde avec son épouse, Françoise de la Rochefoucauld, cette grande collégiale de Blainville. La dédicace en est faite le jour de la saint-Michel 1492 par l’archevêque de Rouen, Robert de Croixmare.

Que la collégiale de Blainville et l’abbaye d’Hambye aient possédé l’une et l’autre un retable flamand, et que l’une et l’autre aient dépendu à ce moment des Estouteville ne constitue pas pour autant une preuve de l’intervention de cette grande famille (il faudrait retrouver les quittances de ces objets mobiliers), mais du moins une forte présomption. On peut raisonnablement penser que c’est à ce jeune prélat, le protonotaire Louis, que serait due l’acquisition de ce beau retable qui, après avoir pendant trois siècles fait l’ornement de notre abbatiale, fait aujourd’hui celui d’une cathédrale américaine.

[Note: Une première version de cet article est parue en 2003 dans le Bulletin de l'Association des amis de l'abbaye d'Hambye.]


Historien et écrivain, Bernard Beck est l'auteur de nombreux livres, notamment: Quand les Normands bâtissaient les églises: 15 siècles de vie des hommes, d’histoire et d’architecture religieuse dans la Manche (OCEP, 1981), Châteaux forts de Normandie (Ouest-France, 1986) et Bernard de Tiron, l’ermite, le moine et le monde (éditions de la Mandragore, 1998). Et le directeur de publication d’un ouvrage monumental en deux volumes: L’architecture de la Renaissance en Normandie (Presses universitaires de Caen et éditions Charles Corlet, 2003). Bernard Beck vit à Caen, en Normandie.

Chercheuse indépendante et journaliste, Marie Lebert est l'auteure d'un dossier sur l'art roman dans la baie du Mont Saint-Michel et d'un autre dossier sur la Jérusalem médiévale, tous deux publiés dans la Galerie Nef. Par ailleurs, elle s'intéresse de près aux technologies numériques appliquées au livre et à l'image. Elle est l'auteure de De l'imprimé à Internet (NEF, 1999), Le Livre 010101 (NEF, 2003) et Le Dictionnaire du NEF (NEF, 2005). Ses lieux de prédilection sont San Francisco, Paris et la Normandie.


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