Si c'est tiède, c'est de la bière, si c'est froid, c'est de la soupe! dit-on de la cuisine britannique. Mais les choses pourraient changer: Delia Smith s'est donné pour mission d'apprendre à ses compatriotes à faire la popote.
Il y a la nourriture terrestre et celle de l'esprit... En matière de littérature et de théâtre, l'Angleterre reste un pays admirablement bien pourvu et qui ne cesse de se renouveler. Mais quelle punition quand il faut manger anglais (faute de restaurants indien, chinois ou italien à proximité)! Il vaut mieux alors garder l'esprit fixé sur des choses immatérielles et ne pas trop regarder dans son assiette.
La cuisine anglaise contemporaine a de ces mélanges qui, partout ailleurs - sauf peut-être aux États-Unis -, passeraient pour l'invention d'un cuisinier devenu fou: des jacket potatoes (pommes de terre cuites avec leur peau remplies de thon, de maïs et d'ananas en conserve) ou des pies (tartes salées dont la pâte est trois fois plus épaisse que la farce), qui baignent, tout comme l'accompagnement de pommes de terre frites (obligatoire), dans plusieurs centimètres de gravy, quand ils ne sont pas déposés sur des haricots à la sauce tomate...
Ce n'est pas que Dieu ne soit pas au courant du problème. Delia Smith, grand manitou de la cuisine en Angleterre (depuis plusieurs années, elle y fait la pluie et le beau temps grâce à une émission de télévision, à la publication de plusieurs livres et à un poste de conseillère auprès de la grande chaîne alimentaire Sainsbury), est une fervente catholique qui va à la messe tous les matins. « J'ai reçu une mission de Dieu: instruire les gens de ce pays dans l'art de mieux manger », déclarait-elle récemment dans une entrevue!
Delia Smith sait qu'elle a affaire à un public pas très doué aux fourneaux, qui veut des recettes simples et précises qu'il pourra suivre... religieusement. Elle se fiche totalement des critiques culinaires qui déplorent son manque de fantaisie. « Les mots clés utilisés dans ses livres et ses émissions de télé sont simples et à l'épreuve des imbéciles... Cuisiner à la Delia, c'est comme faire de la peinture à numéros: suivez les instructions à la lettre et vous obtiendrez exactement l'image qu'il y a sur la boîte... » écrit le critique gastronomique du Sunday Times.
Peu importe que les experts la traitent avec le même mépris qu'ils réservent au bouillon en cubes, le peuple, lui, l'adore. « Delia a compris que les gens veulent être guidés », dit son agent littéraire. Son influence est si énorme qu'elle a déjà provoqué une crise sociale majeure, qui est entrée l'an dernier dans l'histoire anglaise sous le nom de « Cranberry Crisis » (la crise des canneberges). Après qu'elle eut utilisé ce petit fruit dans une recette à son émission de télévision, tous les magasins Sainsbury ont en effet été dévalisés: en quelques heures, leurs stocks de canneberges avaient disparu. Des clients frustrés se battaient pour la dernière barquette. Sainsbury a dû s'en faire livrer d'urgence, mais ce n'était toujours pas suffisant. À la fin, tous les magasins et entrepôts du pays étaient complètement « décannebergisés ». Résultat: pendant qu'une partie de l'Angleterre se mettait à table pour manger le fameux plat aux canneberges de Delia, l'autre se jurait de ne plus jamais remettre les pieds chez Sainsbury.
Même chose lorsque, récemment, un de ses articles parus dans le Sainsbury Magazine était accompagné de la photo d'un poêlon rempli tout simplement... d'échalotes: les ventes de ce légume chez Sainsbury ont augmenté de 2000 % les jours suivants!
À la différence de la plupart des serviteurs de Dieu, Delia Smith a une mission qui se révèle une affaire hautement payante: son mari est propriétaire et directeur du Sainsbury Magazine, dont le tirage mensuel est de 300 000 exemplaires. Et quel autre auteur peut se vanter d'avoir vendu plus de huit millions d'exemplaires de son livre de cuisine dans un seul pays? Hélas! on ne peut en dire autant de ses deux ouvrages à connotation religieuse Feast for Lent (Un festin pour le carême) et Feast for Advent (Un festin pour l'avent), qui ont été des bides. Les Anglais croient incontestablement plus en Delia qu'en Dieu.
Dans un pays aussi imbu de sa culture que l'Angleterre, il n'est pas surprenant que le déclin de la tradition culinaire occupe beaucoup d'espace dans la presse. Une petite minorité, que l'on pourrait qualifier de « cosmopolite », admet d'emblée qu'on n'y a jamais vraiment bien mangé et que l'apport des cuisines étrangères n'a été que bénéfique.
Les « traditionalistes », nettement plus nombreux, décrivent pour leur part dans des textes dégoulinant de sentimentalisme les merveilles gastronomiques du terroir. « Le monde peut-il réellement offrir quelque chose de meilleur que les crevettes de la baie de Morecambe, le caramel de Harrogate, les huîtres de Whitstable, la moutarde de Norfolk, les noisettes du Kent... et le chevreuil et l'aiglefin d'Écosse? » écrit la duchesse de Devonshire. Elle omet de mentionner que, tous ces délices (difficilement trouvables à Londres, d'ailleurs), il faut savoir les apprêter, et que c'est là que ses compatriotes échouent lamentablement.
D'autres insistent sur le fait que la cuisine traditionnelle de ce pays a toujours été une cuisine familiale, « préparée par des femmes nourrissant leur famille avec amour », ce qui expliquerait qu'elle ait du mal à passer au restaurant. Quiconque a commandé dans un pub anglais un pork and kidney pie (pâté de porc et de rognons en croûte) peut attester de la totale véracité de cette constatation. Mais, même cuisiné avec amour, ce plat peut-il vraiment être délicieux?
Ces derniers temps, le destin s'est acharné sur la cuisine anglaise d'une manière particulièrement cruelle. Car il existait un plat souvent bon et parfois même, dans des restaurants vénérables tel le Simpson's à Londres, carrément exquis: le roast-beef.
Adopté par les Anglais au 18e siècle, le roast-beef est vite devenu le symbole des vertus de la Grande-Bretagne nouvellement unifiée: une nation de mangeurs de boeuf ne pouvait être que prospère, virile et libre, aussi habile avec l'épée qu'avec le couteau. Le roast-beef était la métaphore de l'Angleterre, l'inspiration des poètes et des caricaturistes, le plat par excellence des grandes occasions.
Tout cela a pris fin avec la crise de la vache folle. Le repas de fête où le chef de famille tranche solennellement sur le buffet un énorme rôti de boeuf est désormais affaire du passé.
Une nation qui perd son symbole national a toujours du mal à s'en remettre. Tout compte fait, merci à Dieu pour Delia.
There is food for the body (/earthly food), and food for the mind. In matters of literature and the theatre, England remains a country admirably blessed, and one that is continually breaking new ground. But what a punishment when one has to eat English food (for want of a nearby Indian, Chinese or Italian restaurant)! It is better then to keep one's mind fixed on immaterial (/spiritual) things, and not look too closely at one's plate.
Contemporary English cuisine has the sort of combinations that, everywhere else except perhaps in the United States , would be regarded as the invention of a cook who had gone mad: jacket potatoes (potatoes cooked with their skin and stuffed with canned tuna, corn and pineapple) or pies (savoury pies with pastry three times the thickness of the filling), swimming, just like the accompanying chips (obligatory), in several centimetres of gravy, when they are not deposited on top of baked beans!
It is not that God is unaware of the problem. Delia Smith, the guru of English cooking (for several years she has ruled the roost thanks to a television show, the publication of several books and a consulting job with the big food chain Sainsbury's [1]), is a fervent Catholic who goes to mass every morning. "I've been given a mission by God to educate the people of this country in the art of eating better," she declared recently in an interview!
Delia Smith knows her followers are not particularly gifted at cooking (/clever in the kitchen), and that they want simple, clear recipes that they can follow... religiously. She couldn't care less about food critics who deplore her lack of imagination. "The key words in her books and TV programmes are simple and fool-proof. Cooking Delia's way is like painting by numbers: follow the instructions to the letter and you'll obtain (/get) exactly the picture that's on the box," wrote the gourmet (/food) critic of the Sunday Times.
It does not matter that the experts treat her with the same disdain they keep for bouillon cubes, ordinary people adore her. "Delia has understood that people want to be guided," says her literary agent. Her influence is so great that she has already caused a major social crisis, which entered English history last year under the name of "The Cranberry Crisis". After she had used this small fruit in a recipe on her TV programme, every Sainsbury's shop was effectively cleaned out (/stripped): in a few hours their stocks of cranberries had all gone. Frustrated customers fought over the last basket. Sainsbury's had to bring in an emergency delivery, but it still was not sufficient. In the end, all the shops and warehouses in the country were completely "decranberried". As a result, while one half of England was sitting (/sat) down to table to eat Delia's famous cranberry dish, the other half was swearing (/swore) never to set foot in Sainsbury's again.
The same thing happened recently when one of her articles in Sainsbury's Magazine had an accomanying photo of a casserole filled quite simply with shallots: sales of this vegetable at Sainsbury's rose 200% in the following days!
Unlike most of God's servants, Delia has a mission that proves to pay extremely well: her husband is the owner and director of Sainsbury's Magazine, which has a monthly circulation (/printing) of 300,000 copies. And what other writer (/author) can boast of having sold over eight million copies of her cook (/cookery) book in one country? But, alas, the same cannot be said of her two books with a religious flavour: Feast for Lent and Feast for Advent [2], which both bombed. The English unquestionably believe more in Delia than in God.
In a country as steeped in (/imbued with) its culture as England, it is not surprising that the decline of the culinary tradition takes up a lot of space in the press. A small minority, that might be called (/one might call) "cosmopolitan", readily admits that people have never really eaten well there and that the contribution of foreign cuisine has been only beneficial.
The "traditionalists", markedly more numerous, describe for their part, in texts dripping with sentimentalism, the gastronomic wonders of the land. "Can the world really offer anything better than Morecambe Bay shrimps (/Morecambe shrimps /Morecambe Bay potted shrimps), Harrogate toffee, Whitstable oysters, Colman's Mustard (/Norfolk mustard), Kentish cobnuts (/Kent filberts /Kent hazelnuts)... or Scottish venison and haddock", [3] writes the Duchess of Devonshire? She neglects to mention that all these delicacies (hard to find in London, by the way) require skilled preparation, and that her compatriots fail miserably in this regard.
Others insist on the fact that the traditional cuisine of this country has always been family cooking, "lovingly prepared by women feeding their families", which would explain why it has such difficulty transferring to restaurants. Anyone who has ordered a pork and kidney pie [4] in an English pub can vouch for the complete truth (/veracity) of this statement. But can this dish, even prepared (/cooked) lovingly, be truly delicious?
Fate has recently been particularly cruel to English cooking. There used to be a dish that was often good and sometimes even, in venerable restaurants such as Simpson's in London, simply delicious: roast beef.
Adopted by the English in the 18th century, roast beef quickly became a symbol of the virtues of the newly unified Great Britain: a nation of beef-eaters could only be prosperous, virile and free, as skilful with the sword as with the knife. Roast beef was a metaphor for England, the inspiration of poets and caricaturists, the perfect dish (dish par excellence) for great occasions.
All that came to an end with the mad cow crisis. The festive meal (/Sunday dinner) where the head of the family solemnly (/ceremoniously) carves an enormous roast (/joint) of beef on the sideboard is now a thing of the past.
A nation which loses its national symbol always has difficulty getting over it. All things considered, thank God for Delia!
1. Cf. http://www.sainsburys.co.uk/ (page consultée en novembre 2001).
2. Cf. http://www.paperbacks.co.uk/books/tv/delia_smith.htm (page consultée en novembre 2001).