J.-F. Féraud, Dictionaire critique (1787): préface de la réédition de 1994 |
Pour la première fois depuis l'édition de Mossy
à Marseille (1787), le Dictionaire (sic)
Critique de la Langue Française de l'abbé
Féraud est de nouveau disponible dans une reproduction
quasi identique à l'original [1]. L'initiative en est due au G.E.H.L.F.
(Groupe d'Etude en Histoire de la Langue Française, 48
boulevard Jourdan 7569O PARIS CEDEX 14) qui doit cette belle
réalisation à la médiation du Professeur
F.J. Hausmann et à la bienveillance des Editions M.
Niemeyer Verlag. L'oeuvre majeure du jésuite marseillais,
injustement oubliée, méritait cette
réhabilitation. Citée, voire pillée, elle
n'avait jusqu'alors que l'honneur équivoque d'une
édition en micro-fiches (Paris, France-Expansion, coll.
Archives de la Linguistique Française).
Cette préface se veut un
état synthétique des acquis récents de la
recherche en même temps qu'une mise en perspective de
l'oeuvre dans la tradition dictionnairique française.
I. Éléments biographiques
Les quelques indications données ci-après ne
sauraient dispenser de l'oeuvre de référence en la
matière: à notre connaissance, nul ne s'est
aventuré plus loin dans ce domaine que Jean
Stéfanini, compatriote de l'abbé Féraud.
Pour sa thèse complémentaire (Stéfanini
1969), il a méticuleusement filtré les archives de
la région et les sources connues. Le G.E.H.L.F.,
après avoir édité le volumineux manuscrit
du Suplément retrouvé en 1964 par P.
Larthomas [2], n'a pas encore
réussi à retrouver la correspondance que
l'ex-jésuite a entretenue avec l'abbé d'Olivet.
Cette correspondance que l'universitaire aixois appelait de ses
voeux [3] finira peut-être par
revenir au jour mais pour l'heure l'essentiel de nos informations
se trouve toujours contenu dans son livre. Nous nous contenterons
donc de démarquer, à l'usage du profane,
l'essentiel d'une biographie patiemment reconstituée par
lui d'après des bribes d'informations glanées ici
et là.
Né et baptisé
à Marseille en 1725, Jean-François FÉRAUD
était le fils d'un chirurgien sans doute mieux instruit
que d'autres confrères. Nous ne disposons sur sa petite
enfance que du nom de ses frères et soeurs. Il fut
accepté au collège jésuite de Marseille qui
portait le nom de son protecteur, l'archevêque de Belsunce.
Dans cette ville portuaire toute dévouée au
négoce, il se peut bien que l'élève
Féraud ait été tôt initié non
seulement aux humanités mais aussi aux langues vivantes.
Sa bonne connaissance de l'anglais trouve peut-être
là ses origines. Nous verrons plus loin qu'il en fera
usage.
Tout laisse à croire,
d'après la suite de sa vie, qu'il fut un
élève studieux et pieux. Il fit son premier
noviciat à l'âge de 14 ans, comme c'était
alors la coutume, et fut ensuite envoyé pour son
scholasticat à Besançon, probablement de 1745
à 1749. La mention de certains régionalismes de
France Comté dans ses dictionnaires doit peut-être
quelque chose à ce séjour. Mais hormis cet
intermède, il séjourna toujours en Provence, ne
quittant sa province natale vers la fin de sa vie que sous la
pression des troupes révolutionnaires.
La suite de sa carrière
ecclésiastique se passe selon l'alternance attendue de la
régence et de la formation théologique. Entre le
collège d'Avignon et celui d'Aix, il est possible de
reconstituer une carrière probable, bien que la
fréquence du patronyme Féraud ne garantisse pas la
certitude de nos sources. Carrière modeste au demeurant
que celle de ce jésuite régent de rhétorique
qui ne connut vraiment comme événement marquant (et
c'est beaucoup) que l'interdiction de son ordre par le Parlement
de Provence en 1763 et l'exil sous la Convention. Rien ne laisse
à penser qu'il hanta, tel un Bouhours, la demeure des
Grands ni qu'il fit une carrière de prédicateur en
vue. Au contraire il affectionnait plutôt le public des
humbles et nous savons même de source sûre qu'il
refusa de siéger à l'Académie de Marseille
avant la Révolution malgré les avances qui lui
furent faites.
Après la suppression de la
Compagnie de Jésus en France en 1763, il rejoignit le
clergé séculier et exerça, semble-t-il, son
ministère à Marseille, sa ville natale. Nous
gardons, grâce à sa correspondance, la trace de son
passage à Nice pendant la Terreur, ville d'où il
fut à nouveau délogé lorsque les troupes
révolutionnaires l'envahirent. Il reprit le chemin de
l'exil jusqu'à Ferrare, dans les Etats du Pape. La date
de son retour en France n'est pas éclaircie mais J.
Stéfanini la fixe à 1795 environ d'après les
indices recueillis.
La fin de sa vie (il mourut en
1807) se déroule à Marseille. On peut penser
d'après les témoignages laissés par
l'intermédiaire de l'Académie de Marseille et sur
la foi de quelques témoins qu'il mourut dans la
gêne, sinon dans la misère. Les ouvrages
inédits qu'il laissa furent dispersés et certains,
perdus, n'ont été retrouvés que tardivement
[4].
Avant d'entrer plus avant dans sa
carrière lexicographique, il convient de mentionner, comme
un arrière-plan non négligeable pour la
compréhension de celle-ci, l'ensemble de son
activité littéraire. Elle se déploie dans
cinq domaines différents: poésie de circonstance,
traduction et petits vers; ouvrages de polémique et de
controverse anti-philosophiques; oeuvre d'édification
religieuse; grammaire de la langue provençale;
lexicographie française.
A côté de
l'enseignement, de la prédication et de la direction des
âmes, cet ensemble dessine la figure d'un
ecclésiastique pénétré des devoirs
de sa vocation et, par là, engagé dans les luttes
idéologiques qui agitent la seconde moitié du
dix-huitième siècle français. La
paternité de l'anonyme Petite Encyclopédie ou
dictionnaire des philosophes [5], que Jean Stéfanini
établit avec certitude, montre un talent non
négligeable pour l'humour parodique en même temps
que des accents d'indignation véhéments lorsque le
prêtre, délaissant le rôle de l'amuseur,
fulmine contre l'impiété et le vice. Le Discours
sur la philosophie, dont il a identifié pour la
première fois l'auteur, peut être de 1762 et
présente les mêmes thèses mais sous une forme
dogmatique: la philosophie actuelle, dit en substance cet
ouvrage, est le fruit d'une quête dévoyée et
orgueilleuse de la vérité. Il n'est d'autre
philosophie que dans le cadre du christianisme. Hors de lui point
de salut.
L'adaptation en 1788 du Nouveau
combat spirituel de son ancien maître le jésuite
Jacques Michel est un hommage filial en même temps qu'une
contribution à l'édification des fidèles.
L'oeuvre de circonstance quant à elle n'est, à
l'évidence, qu'une activité para-pédagogique
ou un passe-temps contenu dans les bornes d'une légitime
détente et à contre-courant, par certains aspects,
du bon goût ambiant [6]. En
revanche le goût des langues et de la philologie, nullement
surprenant chez un jésuite est néanmoins saillant
et il n'est pas anodin non plus que Féraud ait fait de sa
langue vernaculaire une étude raisonnée. L'amour
de la petite patrie et le goût du comparatisme linguistique
sont conjointement à l'origine de cet ouvrage que
l'abbé mena après l'ascèse méritoire
du Dictionaire Critique [7].
On peut y voir une sorte de délassement après ce
lourd travail, le désir légitime de penser
également à sa langue vernaculaire après
avoir contribué au prestige de la langue nationale.
Le Dictionaire Critique que nous présentons
aujourd'hui au public n'est pas sa première oeuvre
lexicographique. Féraud avait auparavant fait ses
premières armes dans deux entreprises de bonne taille: une
traduction et un ouvrage de son propre fond.
II. La traduction du Dictionnaire universel des sciences
et des arts de Th. Dyche (1753-1754) [8]
Probablement recruté par son confrère le
mathématicien Pézenas, Féraud participa
à la traduction du Dictionnaire universel des Sciences et
des Arts de Dyche. Cette opération éditoriale
était-elle destinée à prendre une longueur
d'avance sur l'entreprise inquiétante de Diderot et
d'Alembert? ou n'était-elle tout simplement que la
réponse à un besoin ressenti de faire sur les
connaissances humaines un ouvrage portatif? Toujours est-il qu'en
1753-1754 les deux jésuites publièrent en deux
volumes la traduction d'une oeuvre qui avait déjà
donné lieu, avec le Manuel Lexique de l'abbé
Prévost, à un premier criblage. Cette fois, les
auteurs fournirent une véritable traduction
complétée par des ajouts judicieux. L'entreprise,
sans être spectaculaire, eut un certain succès
puisqu'il y en eut au moins trois rééditions. Jean
Stéfanini affirme n'en avoir trouvé qu'une
recension, au demeurant laudative, dans le Journal des
Savans.
Féraud y démontre
déjà une réelle connaissance de l'anglais
et un intérêt manifeste pour la comparaison et la
traduction.
III. Le Dictionnaire grammatical portatif de 1761
Avec ce dictionnaire commence l'histoire proprement dire de
l'oeuvre que nous donnons aujourd'hui au public. La
problématique de l'abbé Féraud, qui
présidera d'ailleurs tout autant à la
réalisation du Dictionaire Critique, est bien
résumée en tête de ce nouvel ouvrage :
Nous avons des Dictionnaires Portatifs de toutes les
Sciences & de toutes les parties des Belles-Lettres, & nous
n'en avons point de la Grammaire & de la Langue
Françoise. (Préface p. I)
Et l'auteur de montrer que pour chercher des
éclaircissements sur une matière donnée il
faut tantôt consulter des manuels d'orthographe, des
grammaires ou des traités, des remarques enfin
dispersées dans des volumes d'une consultation parfois
difficile. La nécessité d'un travail
synthétique d'une taille raisonnable se faisait donc
sentir et l'on voit le Père Féraud, soucieux du
bien public, développer un argumentaire sincère
lorsqu'il destine particulièrement son travail aux
Etrangers, aux Jeunes gens & aux Habitans des différentes
Provinces de France pour leur faciliter la connoissance des
délicatesses & des bizarreries d'une Langue, qui est
aujourd'hui la Langue de toute l'Europe.
Les sources avouées par
l'auteur dans la Préface sont déjà
principalement celles du futur Dictionaire Critique:
Nous y avons fondu le Dictionnaire d'Orthographe, les
Grammaires de l'Abbé REGNIER, du Père
BUFFIER, de l'Abbé GIRARD, de Mr RESTAUT, de
l'Abbé VALART; la Prosodie de Mr l'Abbé
d'OLIVET, les Remarques de VAUGELAS, de MENAGE, du
Père BOUHOURS, de Thomas CORNEILLE, de l'Abbé
DANGEAU; un extrait des Synonymes de l'Abbé GIRARD,
& des articles des meilleurs Dictionnaires. Enfin nous y
avons ajouté un assez grand nombre de Remarques
toutes nouvelles. (Préface p. III)
Outre les articles lexématiques, des articles
métalinguistiques figurent aux entrées
traditionnelles adjectif, adverbe, article, conjonction,
pronom, préposition, participe, substantif, verbe &c.
Enfin des remarques de prosodie sont regroupées en
articles spécifiques par chaînes de
caractères.
Dans ce Dictionnaire
Grammatical, aux allures fort laconiques, se trouvent donc
les linéaments du Dictionaire Critique :
remarques d'orthographe et de prononciation, précisions
prosodiques, indications de restrictions ou d'extensions
diverses: distributionnelles, sémantiques, pragmatiques,
diastratiques ou diatopiques, fréquences.
La réédition de 1768
ajoutera à ce premier canevas plus de huit-cent
remarques supplémentaires ainsi que les exemples
nécessaires à la bonne compréhension des
items. L'ouvrage passe ainsi de 676 pages à 1131.
Il n'est pas inutile de donner ici le fac-simile d'un
article dans l'édition de 1761 ainsi que les additions
faites dans la deuxième édition de 1768.
Dictionnaire Grammatical 1761
| Ajouts de 1768 |
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Mais le secteur de la définition, pièce pourtant
décisive de l'opération lexicographique, est
absent, ce qui fait dire à Alain Rey que le
Dictionnaire grammatical est une sorte de
complément orthographique, phonétique,
éventuellement syntaxique et stylistique au dictionnaire
unilingue usuel. (Rey 1986: 271). La réception en fut
sans doute favorable puisque l'abbé d'Olivet manifesta
à l'auteur un grand intérêt à
l'occasion de la publication. Par ailleurs un article de
l'Année Littéraire, cité par J.
Stéfanini, est très élogieux et il en
mentionne un autre dans le Journal des Savans dont il dit
qu'il est bref mais élogieux (Stefanini 1969: 115
note 72)
Après l'interdiction de la Compagnie de Jésus par
le Parlement de Provence en 1763, le Père Féraud,
devenu l'abbé Féraud, va meubler ses loisirs de
vicaire ou de précepteur [9].
Ce sera alors le projet d'envergure du Dictionaire
Critique, véritable encyclopédie portative de
la langue française.
[Retour à la table] -- [Suite]
Notes
1. Le format en a été très
légèrement réduit (92%)
2. Voir la section VI pour une très brève
caractérisation. Ce Suplément est toujours
disponible aux Presses de l'Ecole Normale Supérieure dans
une belle édition fac-simile (Suplément du
Dictionaire Critique de la Langue française,
collection de l'Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles
n° 37 .Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 48,
boulevard Jourdan 75690 PARIS CEDEX 14)
3. Deux lettres seules sont encore accessibles. La
première est partiellement citée par Sommervogel
dans la Bibliothèque des Ecrivains de la Compagnie de
Jésus, colonnes 711-712. La seconde, conservée
au Musée Arbaud, est citée intégralement par
J. Stéfanini dans sa thèse (1969 : 112-113).
Il ajoute : C'est tout ce que nous connaissons d'une
correspondance poursuivie, paraît-il, jusqu'à la
mort de l'académicien, survenue deux ans plus
tard... Elle serait sans doute précieuse pour
l'histoire de la grammaire et du goût à cette date,
et pour celle de la formation critique de Féraud ainsi
entré en relation avec le plus grand puriste de
l'époque.
4. comme la Grammaire provençale, retrouvée
chez un bouquiniste d'Aix dans la première moitié
du XXe siècle par B. Durand, grammaire dont A. Brun donna
un premier aperçu dans les Mélanges de
philosophie romane et de littérature
médiévale offerts à Ernest Hoepffner.
-Paris, Les Belles-Lettres 1949 pp. 381-387. Pour l'histoire du
Suplément manuscrit au Dictionaire Critique
voir la section VI.
5. Elle date au plus tard de 1761 d'après Jean
Stéfanini (Stéfanini 1969: 69)
6. J. Stéfanini y relève des notations burlesques
qui montrent en province la persistance de veines
littéraires proscrites à Paris
7. Nous renvoyons à ce sujet à la thèse de
Jean Stéfanini (Stéfanini 1969) qui porte
essentiellement sur son oeuvre de philologie provençale.
8. Nouveau Dictionnaire universel des arts et des science,
françois, latin et anglois, contenant la signification
des mots de ces trois langues et des termes propres de chaque
état et profession, avec l'explication de tout ce que
renferment les arts et les sciences traduit de l'anglois de
Thomas Dyche. - Avignon, Girard, 2 vol. 1753-1754
9. Jean Stéfanini reste perplexe sur le devenir de
l'auteur après la dissolution de l'ordre: parmi les pistes
vraisemblables, une fonction de vicaire à la paroisse
Saint-Laurent de Marseille. Mais il n'exclut pas formellement que
l'abbé Féraud choisi par le Procureur Ripert de
Monclar comme précepteur de son fils soit notre
lexicographe. Certes l'opposition patente de celui-ci à
l'ordre des Jésuites rendait cette position scabreuse pour
un ancien prêtre de la Compagnie mais, ajoute en substance
J. Stéfanini, les règles de convivialité
d'une société d'Ancien Régime ne rendent pas
forcément invraisemblable cette situation. Cela dit, il
y a tant de Féraud ecclésiastiques en Provence que
nous ne saurions avoir sur ce point de certitude.