9. Une réelle efficacité "dictionnairique"
Le Dictionaire Critique, continuateur formel du
Dictionnaire Grammatical ajoute au dictionnaire
général du français une dimension qu'il
n'avait pas dans les ouvrages de Trévoux, Richelet ou
l'Académie française: celle d'un texte
codifié au point de donner à l'article une forme
d'ensemble cohérente. Alors que chez ses devanciers
l'articulation des articles se faisait essentiellement par la
mise en paragraphes sériels, simple développement
des alinéas de la lexicographie bilingue du Moyen Age et
de la Renaissance, Féraud brise la linéarité
discursive du texte en lui donnant une structure plus
significative, plus visuelle, donc plus consultable. Elle est
basée sur la délimitation typographique des champs
informationnels par l'emploi systématique des
abréviations et des signes délimiteurs. Cette
codification connaîtra son aboutissement cent ans
après avec le Dictionnaire
général.
A la place des On dit, On
dit aussi, X signifie aussi hérités des
recueils antérieurs, Féraud pratique la
numérotation des sens (1°., 2°., 3°., ...),
accompagnée ou relayée, en subordination, par des
traits doubles (" ") ou simples (" "), les simples
étant subordonnés aux doubles.
Dans un article type, on trouve
d'abord le champ des adresses, dans lequel sont
généralement regroupés
alphabétiquement les différents membres d'une
famille dérivationnelle lorsque ceux-ci se suivent dans
l'ordre alphabétique absolu de la nomenclature.
Vient ensuite, -innovation absolue
(c'est la première fois qu'elle est donnée de
façon systématique dans un dictionnaire
général du français)-le champ de la
prononciation des mots-adresses; celui-ci est
délimité par un crochet ouvrant et un crochet
fermant, la prononciation étant donnée sous une
forme codée:
[Gaje, jé, jeur,jeû-ze, jûre: 2e
e muet au 1er; é fer. au 2d, lon. aux
3 derniers.] c'est-à-dire deuxième e muet au
premier mot en adresse; é fermé au second mot
en adresse; voyelle longue aux trois derniers mots en
adresse. (s.v. GAGE)
La Table des abréviations (à la fin de la
Préface p. XVI) donne, en plus de formules
utilisées dans d'autres champs, quelques unes des
abréviations utilisées pour la prononciation:
Diph., Dout. (Douteux, en parlant de la quantité
vocalique), Fer., Monos., Ouv. etc.
Le troisième champ est
généralement le plus large, puisqu'il contient le
traitement sémantique et syntaxique. La mise en un seul
paragraphe ou en plusieurs, l'emploi des chiffres et des tirets,
la hiérarchisation ou non des tirets, sont fonction de
l'importance des données.
A l'intérieur du
macro-article, le traitement des mots-adresses peut être
discret:
LOURD/LOURDE: 1° à 6° dans un premier paragraphe.
LOURDAUD/DAUDE, LOURDEMENT, LOURDERIE/LOURDISE
traités séparément dans un
deuxième.
imbriqué:
BÉGAYER, c'est .... BÉGAIMENT, c'est... Le
verbe se dit..., Figurément.... Il est quelquefois
actif
ou synthétique:
BEUGLEMENT, BEUGLER: ces mots expriment le cri du beuf et
de la vache;
La différence entre sous-adresses et exemples est une
question de degré de lexicalisation; Féraud tend
à marquer la distinction par l'emploi de l'italique pour
les premières (Voir venir de loin, se douter de
ce qu'on nous va dire), et des guillemets ouvrants pour les
seconds ("Loin de vous je m'ennuie), avec la
possibilité de degrés intermédiaires
("Parler de loin, d'un temps
éloigné). La signature des exemples
signés suit généralement la citation
("Loin d'eux s'enfuyoit le doux
sommeil.Télém.).
Le dernier champ systémique
est celui de la remarque critique, normalement introduit par le
délimiteur REM ou Rem.. Il est souvent plus
étendu que le traitement sémantique et
syntagmatique, puisqu'il donne son plein sens au deuxième
terme du titre de l'ouvrage (Dictionaire Critique) et
qu'il renferme un texte plus discursif, moins codé que les
autres champs. Sa place est, soit à la fin de l'article,
soit à la suite d'un traitement sémantique ou
syntagmatique particulier. Tout comme le troisième champ,
celui-ci peut être ponctué par des numéros
d'ordre et des tirets. Les remarques de Féraud
appartiennent à la tradition des traités d'usage,
allant de Vaugelas à Grévisse, plutôt
qu'à celle du dictionnaire de langue.
Il faut mentionner enfin deux types
d'informations occasionnelles: la synonymie (certains,
sûr, assuré, s.v. CERTAIN; bénin,
doux, humain, bénignité, douceur,
humanité, s.v. BÉNIGNEMENT) et
l'étymologie, cette dernière n'étant
mentionnée que quand elle explique un fait de
prononciation ou de graphie (BEUF, BELVEDER).
Si le système mis en oeuvre
par Féraud dans le Dictionaire critique
connaît un certain nombre d'inconséquences:
- BERNEUR, celui qui berne, dans un article à part
à la suite du macro-article BERNE-BERNEMENT,BERNER au lieu
d'en faire partie
- prononciation absente (BETA;LUBIE) ou entre
parenthèses (BELLONE) ou sans délimiteur (BELVEDER)
- absence de séparateur typographique entre deux
sémèmes (INTITULÉ, s.m. INTITULER, v. act.
Titre. Doner un titre
- absence de délimiteur Rem. devant une
remarque (LOQUENCE; LOYER)
il réussit à donner à la micro-structure du
dictionnaire de langue une forme d'ensemble, cohérente et
multi-dimensionnelle, que les modernes Littré,
Darmesteter, Robert, Dubois et Rey ont su perfectionner.
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Notes
22. Sur ce point, voir les travaux de Louise Dagenais.
Féraud éclaire avec une grande netteté la
rupture de la corrélation timbre/longueur qui
caractérise cette fin du XVIIIe siècle. Les
voyelles qu'il note douteuses ne sont-elles pas ces
voyelles mutantes qui subissent la réorganisation du
système? Or Féraud note des évolutions entre
son Dictionnaire Grammatical de 1761 et le D.C.,
preuve de son attention vigilante à l'évolution de
l'usage. Cette question passionnante est déjà bien
documentée par l'équipe de recherche
Morin-Dagenais. Une publication à venir présentera, on l'espère, une synthèse de premier plan sur cette phase décisive de la phonologie du français moderne.
23. Travail mené conjointement, sous les auspices du
G.E.H.L.F., par l'équipe de recherche Morin-Dagenais du
département de linguistique et de traduction de
l'Université de Montréal et par deux équipes
de Sciences du Langage implantées à
l'Université de Limoges, le Ressac (REcherches
Syntaxiques et Sémantiques sur l'Age Classique , direction
Philippe CARON) et, pour le savoir-faire informatique, le Telmoo
(TExte Lyrique Médiéval Oc et Oïl), direction
Gérard GONFROY
24. à moins que des recherches, jusqu'à
présent vaines, nous permettent de retrouver une partie
de la correspondance perdue de Féraud avec l'abbé
d'Olivet. Tout espoir n'est pas perdu et la découverte
fortuite du Suplément nous encourage à
continuer la filature.
25. Nous renvoyons le lecteur, pour cette question, aux travaux
de Françoise Berlan et de Sonia Branca-Rosoff.
26. Sur la place des vocabulaires de spécialité,
nous renvoyons aux études successives de Danielle Bouverot
qui a longuement scruté la matière dans
Féraud.
27. On se réfèrera pour s'en convaincre à
l'article collectif signé par J.P. Seguin sur Les
marqueurs de mauvais usage dans le Dictionaire Critique (Seguin 1990) ainsi qu'à l'article de Pierre Larthomas sur
L'analyse des niveaux de langue dans le
Suplément (Larthomas 1987)
28. Voir les travaux de Nathalie Fournier, Geneviève et
Jean-Pierre Seguin (Seguin 1987 : 99-126)
29. Voir, pour un premier aperçu, la communication de John
Humbley au colloque Féraud de 1984 (Humbley 1986 :
147-155)
30. Préface du Dictionaire Critique p. XII (version en ligne).