4. Vigenere et Amyot

Les deux auteurs de la fin du XVIe siècle les plus fréquemment cités dans le GDFL sont Jacques Amyot (f 679 chez Marquis, 461 chez Poille -- cf. CAROLLES, AMOUR supra) et Blaise de Vigenere (f 850 chez Marquis), qui, avec Michel de Montaigne, sont signalés chez Stoer comme maîtres du bon français:

Marquis cite trois ouvrages de Vigenere: a) une traduction commentée des Images ou tableaux de platte-peinture de Flavius Philostrate (1578) -- 317 mentions; b) une traduction annotée de L'Histoire de la decadence de l'empire grec de Laonicus Chalcondyle (1577); et c) le Traicté des chiffres, ou secretes manieres d'escrire (1586). Les différents textes subissent un traitement inégal dans le GDFL, comme nous essaierons de le démontrer à partir d'un examen de l'Histoire de Chalcondyle et du Traicté des chiffres.

Tout d'abord, les références de Marquis distinguent mal l'Histoire du Traicté. Si le premier ouvrage est le plus souvent signalé par la forme abrégée «chal.» (f 57) ou «chalc.» (f 148) et le second par «chif.» (f 202), il est 98 cas où le dictionnaire donne simplement «ch.», abréviation commode peut-être pour le lexicographe dans son travail mais pas pour le lecteur. En réalité, «ch.» correspond à «chif.», sauf dans deux cas où il s'agit de l'Histoire de Chalcondyle (s.v. DISCOURS, FRIQUENELLE) et deux autres où l'item manque aux deux ouvrages (evitation, costier «qui est à costé, tirer costier, chose costiere»). Pour ce qui est des références distinctes, un des items signés «chif.» vient en fait de Chalcondyle (Marquis s.v. LOT), alors que 37 des items signés «chal.» ou «chalc.» se trouvent en réalité dans le Traicté des chiffres, dont 21 sur les 36 donnés sous la lettre A.

Un autre facteur dont il faut toujours tenir compte dans l'identification des sources de tout dictionnaire, ancien ou moderne, est celui des citations non signées12. En ce qui concerne Vigenere, le Traicté des chiffres fournit au GDFL plusieurs items non identifiés par Marquis; par exemple:

La mesure quantitative que représente le nombre de fois qu'un dictionnaire cite un texte doit être parfois corrigée par celle que donne la distribution des items dans le texte. On sait que Budé avait étudié les dix livres de Vitruve et il est clair que Jean Marquis avait une connaissance intime des oeuvres complètes de Ronsard. En revanche, le traité de Du Fouilloux intéresse Nicot plus spécialement pour ce qu'il dit sur les chiens (44 mentions -- sur 63 -- tirées des 14 premiers chapitres -- sur 63 chapitres --, dont 29 se trouvent dans les chapitres 1 à 4), alors que Poille enregistre plusieurs items extraits de chacune des sections sur le chien, le cerf, le sanglier et le lièvre. Pour revenir à Vigenere, les plus de 250 mots et passages que le GDFL de Marquis prend dans le Traicté des chiffres y sont régulièrement distribués, tandis que les environ 160 items pris dans l'Histoire de Chalcondyle s'y cantonnent dans la dédicace, la préface et les 27 premières des 734 pages du texte.

Une autre façon d'apprécier un dépouillement consiste à inventorier ce qui, dans un texte donné, a été relevé par le lexicographe et ce qu'il a délaissé et ensuite à contrôler les deux listes dans le dictionnaire pour voir ce qui aurait pu être ajouté ou, au contraire, omis. Comme exemple, nous prendrons la page E.iv verso de la Préface de l'Histoire de Chalcondyle dans laquelle Marquis puise dix items signés (s.v. AFFAMER, DESCOUSU, ESCHANTILLON, ESCRIRE, GARANT, KARAS, MAIGRE, OMBRAGER, PARCEVOIR et QUANTES); dans neuf cas, on peut dire que le texte de Vigenere apporte un élément lexical nouveau; celui donné s.v. ESCRIRE -- «Les preceptes que les anciens ont laissé de l'escrire, Vig. chalc.» -- serait lexicalement superflu (bien que philologiquement intéressant en tant qu'attestation). Le texte des 18 premières lignes de la page E.iv verso est le suivant (les mots-vedettes des items signés enregistrés par Marquis sont en romain; les mots que nous commentons sont mis en gras):

La nomenclature du dictionnaire que réédite Marquis, c'est-à-dire le Dictionaire françois-latin augmenté par Stoer, contient déjà, entre autres, les mots Turc, mosquee, turban et cimeterre. Marquis ajoute un article SERRAIL, non signé: «Serrail, lieu où le grand Turc tient ses concubines.» En revanche, il y a deux mots concernant le monde turc qu'il ne relève pas: Grand-seigneur et porte.

Le vocabulaire enregistré par Marquis à partir de Vigenere est en grande partie technique; dans le domaine de l'alchimie, on peut noter, entre autres, plusieurs items ayant trait à la dissolution, tous issus du Traicté des chiffres:

Plusieurs termes sont qualifiés de néologiques: De la même façon que Vigenere, Amyot est exploité par Marquis et Poille pour le vocabulaire technique et néologique, surtout celui qu'il emploie dans sa traduction des OEuvres morales et meslees de Plutarque (1572, rééd. 1587)16. Dans plusieurs cas, les deux dictionnaires relèvent le même item: Son autorité en matière d'usage est plusieurs fois invoquée18: même pour des hapax:

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Note 11. Cf. l'épître dédicatoire de Marquis 1609, qui parle des ajouts tirés d' «vn recueil des Dictions, & phrases Françoises [...] amassé & tiré de plusieurs bons autheurs de nostre langue» (cf. Wooldridge 1992: 10).

Note 12. Cf. supra Poille ne mentionnant pas Ronsard s.v. USER.

Note 13. On remarquera cependant que les deux items précédents dans Marquis, LIQUABLE et LIQUABILITÉ, sont signés «Vig. chif.».

Note 14. Voir aussi Marquis s.v. CONDENSATION, DESCENSION, FIXATION, GRENOILLE, LIQUANT (cf. supra), SPAGYRIQUE, SUBLIMATION. Dans ce contexte, Marquis utilise aussi la marque «terme d'alchimie/alkimie».

Note 15. Cf. Marquis s.v. EXISTENCE, FLOT REFLOTTANT, QUANT. Cf. aussi Wooldridge 1992.

Note 16. Par exemple, pour les mots en I voyelle: (Marquis) identité, il vient (impersonnel), impartissable, impieusement, implication, imprevoyable, imputé, inanimé, incorporation, indolence, infirme, infondu, informer, insalubre, instant, interdict, intriquer, irascible, irradiation; (Poille) imageur, impieusement, impieux, imputer, inanition, incorrompable, indication, indire, influer, insolentement, insperé, insperimement, inspirement, intendible, investir, irreligieusement.

Note 17. Cf. aussi, par exemple, sous la lettre R: RABATTEMENT (M) et RABATEMENT (P), RAREFIER (M) et RAREFIANT (P), RECTITUDE, REFRACTION, RESERVÉMENT (M) et RESERVEMENT (P), REVERS.

Note 18. Cf. supra, amour f. et m. chez Ronsard et Amyot.

Note 19. Dans les 125 premiers feuillets du texte d'Amyot 1587, on trouve 56 occurrences de cercher et aucune de chercher.