Les voix de Marivaux
Russon Wooldridge
University of Toronto
© 2005 R. Wooldridge
Version française de "Marivaux and Voice", communication faite au Symposium Marivaux, Graduate Centre for Study of Drama, University of Toronto, 1er octobre 2005.
J'ai travaillé avec mon regretté collègue et ami David Trott sur la question de la voix dans le théâtre d'Ancien régime. Notre collaboration a donné lieu à l'ensemble "Théâtres d'Ancien régime", complété depuis la mort de David grâce à l'aide précieuse de Julie Cabri.
Dans ce qui suit, je vais, avec l'aide du balisage du champ de la voix effectué pour les pièces des "Théâtres d'Ancien régime", jeter un bref regard sur les principaux personnages de l'oeuvre de Marivaux dans l'espoir de dégager quelques caractéristiques du vocabulaire de chacun. N'étant nullement spécialiste du théâtre, je vais essayer de limiter mes conclusions à des constatations provisoires, mon objectif étant simplement d'indiquer quelques pistes d'investigation que peut faciliter l'exploitation d'un corpus informatisé.
Les voix principales
Les neuf personnages paraissant dans au moins cinq des pièces de Marivaux semblent être bien représentatifs des sous-ensembles maîtres-parents, maîtres-enfants et domestiques. La Table 1 : "Les voix principales" indique, entre autres, le rôle important joué par Arlequin et Lisette. Si Arlequin vient de la Commedia dell'Arte et figure dans le théâtre de la foire, il semble représenter chez Marivaux non seulement le valet typique mais aussi l'esprit de la comédie marivaudesque. De la même façon Lisette, que l'on retrouve chez d'autres dramaturges, comme Molière, Regnard, Piron, Boissy, Destouches, Gresset ou Graffigny, serait la suivante archétypale. D'après la distribution des personnages, la pièce la plus "dense" serait L'Heureux Stratagème, dans laquelle figurent sept des neuf personnages que nous étudions ici.
Fréquence des mots
La Table 2 : "Vocabulaire des neuf personnages principaux: fréquence des mots" donne les mots les plus fréquents employés par chaque personnage. On y trouve naturellement des mots outils comme que, de, est, ne, il, mais aussi, ce qui est bien plus intéressant, des mots de dialogue comme Monsieur, Madame et des pronoms de première et deuxième personne.
Mesures par pièce
La Table 3 : "Vocabulaire des neuf personnages principaux: mesures quantitatives par pièce" montre, autre autres choses, que quand la Comtesse est présente elle parle beaucoup, la Marquise un peu moins, Frontin et Madame Argante relativement peu. On peut remarquer aussi qu'Angélique serait marginale dans Les Acteurs de bonne foi, mais très présente dans L'Epreuve et Le Préjugé vaincu ; en fait, elle parle plus dans la seconde de ces deux dernières pièces que dans la première, bien que celle-ci soit plus longue que celle-là.
Étude de cas : Angélique et Lisette
Angélique apparaît dans cinq pièces, quatre fois comme fille de Mme Argante, une fois comme fille du Marquis. Dans toutes les cinq elle a comme suivante Lisette. La Table 4 : "Vocabulaire d'Angélique et Lisette" donne, d'une part une partie du vocabulaire qu'elles utilisent dans ces cinq pièces, et d'autre part une partie du vocabulaire qu'elles adressent l'une à l'autre en tête-à-tête. On y voit, par exemple, qu'alors que Lisette dit toujours vous en s'adressant à sa maîtresse, cette dernière emploie généralement tu à l'endroit de Lisette, mais également vous dans La Mère confidente. Angélique parle surtout d'elle-même (je) et préfère le refus à l'acceptation (non vs. oui), alors que naturellement Lisette s'efface et parle de sa maîtresse (vous) et est volontiers d'accord (oui vs. non).
On pourrait aller plus bien en se servant des listes de mots pour essayer de dégager le vocabulaire spécifique de chacun. À cet égard le mot freluquet serait caractéristique du vocabulaire de Lisette (voir la note en bas de la Table 4).
Mon hypothèse de travail, modifiable ou rejetable au fur et à mesure des investigations textuelles, est donc que dans le théâtre français il y a autre chose que les seuls noms reliant les différentes réalisations d'Angélique ou de Lisette, etc.
Peut-être la voix de l'Angélique de Corneille est-elle complètement différente de celle de Marivaux ; mais qu'en est-il des Angélique de Molière, de Regnard, de Piron ou de La Chaussée ? À l'intérieur de l'oeuvre d'un dramaturge particulier les traits communs sont plus évidents : chez Marivaux Angélique est toujours la fille de quelqu'un, le plus souvent celle de Mme Argante, et sa suivante est toujours Lisette. Mais ce sont surtout les modulations qui peut-être méritent qu'on y regarde de plus près : pourquoi Angélique dit-elle vous à l'endroit de Lisette dans La Mère confidente ? Quand Lisette est-elle simplement une suivante dans une famille bourgeoise ou aristocratique, quand ses origines paysannes se manifestent-elles ?