Une source des plus riches à l'égard des découvertes
est, comme
son titre peut le laisser supposer, le Thresor de la langue
françoyse, tant ancienne que moderne de Jean Nicot. Cet ouvrage,
publié a Paris en 1606, est à la fois très connu et mal
connu.
Il est d'abord très connu parce qu'il représente la somme des
travaux lexicographiques du seizième siècle portant sur le
français. Issu du Dictionaire françois-latin de Robert
Estienne dont
il est la cinquieme édition, [28] il
amasse un assez grand nombre
de renseignements utiles pour devenir "indispensable pour
l'étude
des auteurs français antérieurs au XVIIe siecle". [29] Premier dictionnaire a
"réunir en
un corps les richesses de notre langue", [30]
il voit sa valeur historique plus pleinement reconnue à partir
de la fin du dix-neuvieme siecle dans des études critiques, d'abord
et surtout celle de M. Lanusse (De Joanne Nicotio philologo
(1893)), ensuite celles de E.E. Brandon, [31] O.
Bloch [32] et F.
Brunot. [33] Pourtant, il n'attend pas deux
siècles
et demi pour voir
son utilité reconnue: Randle Cotgrave s'inspire du "great French
Dictionarie" [34]
pour la composition
de
son Dictionarie of the
French and English Tongues (1611); [35]
sans
l'admettre le père Monet en fait autant dans son Abbregé
du parallele des langues
françoise et latine (1620); [36]
"Vaugelas a pu sans le dire, puiser
une inspiration" dans certains passages de Nicot pour la
rédaction de ses Remarques, [37]
et Ménage le cite constamment [38]
ainsi
que Pierre Borel; [39] en
1667, Charles
Sorel
témoigne de l'utilité
de sa lecture; [40] dans
les interminables
délibérations de l'Académie, il pèse assez lourd
pour servir de projectile à Charpentier qui en jette un exemplaire
à la tête de Tallemant; [41]
Furetière démontre la dette envers Nicot du Dictionnaire
de l'Académie (1694) [42] et en
parlant de son propre Dictionnaire universel (1690) avoue la
sienne; [43] Richelet aura
déjà
puisé au Thresor lors de l'élaboration de son
Dictionnaire françois (1680). [44]
Le Trévoux à la suite de Furetière le donne comme
source, mais
le siècle des lumières ne lui reconnaît aucun
interêt propre:
l'abbé Goujet ayant constaté que le Thresor est
"Le premier dictionnaire qui ait eu quelque réputation"
déclare qu'il n'est
plus utile "que pour connoître le mauvais goût qui regnoit
alors,
& combien notre langue étoit encore
défectueuse". [45] Le dix-neuvième
siècle, soucieux
d'histoire, lui rend voix au chapitre: en
1828, Nodier relate son utilisation par les érudits, [46] et en 1882
on annonce sa réimpression. [47] Les
lexicographes, de Littré à La
Curne de Sainte-Palaye, à Godefroy, à Hatzfeld &
Darmesteter,
l'invoquent, comme le feront au vingtième siècle Huguet et
Wartburg parmi d'autres.
Cependant, malgré les services qu'il a pu rendre, le Thresor,
comme un musée qui n'expose jamais au public certains objets de
ses collections et n'en expose d'autres que dans des coins reculés,
cache aux yeux du chercheur beaucoup de ses richesses.
0.2.2.1. Historique du signalement des éléments non
consultables
L'existence dans le Thresor d'éléments inaccessibles
est connue
depuis la premiére étude qui ait été
consacrée à ce recueil. Dans
un chapitre où il passe en revue les mots admis ou omis par Nicot,
Lanusse
remarque l'emploi dans les explications d'adjectifs
en -eux absents de l'ordre alphabétique et cite l'exemple de
souspireux s.v. Ahan. [49]
En 1904, deux études démontrent clairement qu'il s'agit d'un
phénomène allant bien au-delà d'une classe d'adjectifs.
Parlant
des premières éditions du Dictionaire
françois-latin
(qui sera
par la suite intégré dans le Thresor), [50] Brandon note plusieurs
types d'éléments cachés ou oubliés: des mots qui
lors de l'inversement du Dictionarium latinogallicum (1538) passent
des
exemples d'emploi de celui-ci dans ceux du Dictionaire
françois-latin (1539-40); [51]
"d'autres qui /./
se trouvent pour la première
fois dans le texte du françois-latin"; [52] dans la seconde édition
(1549) "ni à ni de n'est traité à
sa place dans le vocabulaire.
On les trouve à d'autres articles en combinaison avec d'autres
mots"; [53] des mots
"que
l'auteur
employait dans la conversation
habituelle /./ qu'on trouve dans les exemples et qui ne sont pas
enregistrés dans le vocabulaire". [54]
Mais c'est Bloch qui explore le sujet per se. Se donnant pour
tâche de relever dans le Thresor les "vocables
employés dans les
définitions et exemples des mots commençant par la lettre A,
et
non signalés à leur ordre alphabétique", [55] il y en trouve plus
de trois cents qu'il caractérise (termes grammaticaux, vocables
du langage courant, archaïsmes, néologismes, emplois
grammaticaux, formes, acceptions de sens, locutions) et dont il indique,
le cas échéant, l'existence dissimulée à la
même place dans les
éditions de 1539 ou de 1573. Ainsi, la question est nettement
exposée et les commentateurs subséquents ne feront que citer
Bloch [56] ou ajouter
quelques autres
exemples
à sa suite ou à celle
de Brandon. [57]
Cependant, les philologues ne sont pas seuls à connaître
l'existence des éléments masqués du Thresor.
Vers la même époque où
Lanusse remarquait souspireux s.v. Ahan, le Dictionnaire
général
signalait l'existence cachée d'onomatopée s.v.
Gargouille. [58]
D'autres dictionnaires historiques ne tarderont pas à mettre en
oeuvre cette sorte d'informations. [59]
Mais le
phénomène leur est
bien antérieur et c'est encore une fois Cotgrave qui en profite
le premier. Selon V. Smalley, il aurait ainsi introduit dans son
Dictionarie 86 mots sous la lettre A. [60]
0.2.2.2. Fautes de consultation
À la nomenclature consultable et à la liste des
découvertes de
lecture, il faut joindre une troisième catégorie
d'éléments: ceux
qui, tout en appartenant à la nomenclature, échappent à
l'oeil
du chercheur par l'action de l'ordre alphabétique aberrant, de
l'orthographe variable ou de la typographie inégale. Aucun
commentateur n'évite le piège. [61]
Pour donner une idée de l'étendue
du problème, qui est en partie celui de la consultabilité du
dictionnaire, nous présentons ici des listes de mots supposés
manquer au Thresor mais qui en fait existent bel et bien dans la
nomenclature.
Lanusse, qui a étudié Nicot le plus extensivement, ne peut
quand même s'empêcher de ne pas remarquer certaines
entrées. Par
exemple, sur les vingt adjectifs en -eux qu'il donne comme faisant
defaut à Nicot, celui-ci en donne pourtant trois (contumelieux,
montueux et studieux) dans la
nomenclature. D'ailleurs, inofficieux, censé se trouver parmi
les entrées, n'y est pas. [62]
Brandon donne en appendice "la liste de tous les mots qui
commencent par la lettre L" dans Nicot. [63]
Par 'mot' il faut entendre 'forme' et non 'forme-sens'. [64] Quoiqu'il en soit, on trouve
que manquent
à sa liste les 'mots' suivants: laicterie,
lamperon, langayer, langayeur,
lapereau/lapreau, lenteur,
leud, levées (= perceptions d'un heritage),
ligneul,
lignier, limes (d'un sanglier), limer, [65] limonniere (nom),
lionceau, lisible, lods, longue (à la
-),
loo,
loyaument, lyesse. [66]
Bloch [67] ne
repère pas entre
autres les
entrées suivantes:
amiableté et apprehension, [68] bonnement,
equitable,
fermaillets (= fermaillet), [69]
guise, partition (= partitions),
saulsaye, à tard, tenable. On pourrait ajouter
à
cette liste à banniere desployée que Bloch
relève s.v. A, mais
dont il ne note pas la forme du pluriel (à bannieres
desployées) dans l'ordre alphabétique. [70]
L.E. Farrer [71] inclut
dans une liste de
mots
"auxquels Nicot
n'a pas fait place" les entrées suivantes: accorder sa
fille en
mariage, appétit = eschalottes (= appetis),
approfondir, favat de febves
(=
le faval des febves), mereau/marreau (= pl.
mereaulx),
saultereau.
Brunot, [72] comparant
Nicot, Cotgrave,
Monet et
A. Oudin, ne
croit pas à l'existence des entrées de Nicot que voici:
adoptif, fugitif, memorable -- après
Lanusse; [73]
causerie, cagnard, chanceux,
desbourser, incompetent -- dans Cotgrave;
inesperement
(= insperément), inhoneste -- dans
Monet; delectable, descoulourer -- dans
Oudin. [74]
K.-J. Riemens ne trouve pas chez Nicot cagnard,
desbourser et capharderie. [75] Se basant sur la
liste dressée par Brandon pour la nomenclature de la lettre L
dans Nicot, [76] il n'y
rencontre
évidemment pas lapereau,
lese majesté, levier; de
surcroît, il manque
d'apercevoir dans la liste de Brandon lay (nom) et lecteur,
qui
y sont pourtant. [77]
Citant Brunot il
répète la fausse absence
d'incompetent (349A11).
Z.-E. Dutko, qui connaît pourtant l'existence de Nicot 1606,
donne une liste de neuf mots qui auraient apparu pour la dernière
fois dans le Dictionaire françois-latin de 1573. [78] Ils sont tous
dans le Thresor. [79] Il s'agit de
amarri, cadeler, chapeau =
"couronne de fleurs" (et s.v. Enchapeler, occurrence
notée par Dutko dans 1573), equalizer,
gallée (s. et pl.), histoire =
"représentation figurée", impetrer,
mandegloire, ord.
B. Quemada, [80]
après avoir
donné
une liste de mots français
qui se trouvent dans le Vocabulaire flamand-français (c. 1536)
de Berlaimont, reprend ceux qui manqueraient à la nomenclature
de Nicot et qui seraient tous dans Cotgrave. [81]
Comme il apporte
à ces mots une dizaine de modifications orthographiques en
établissant sa deuxième liste, il ne peut s'agir de graphies
faisant défaut à Nicot. Nous énumérons
ci-dessous les termes censés
manquer au Thresor qui y figurent en tête de rubrique: [82]
acoustumer/accoustumer (=
accoutumer), agrappe/agraffe (= agraffe),
ahenner (= ahaner), aigre, ajourner
(= adiourner), ampongnier/ampoignier (+C
= empoigner), [83]
assou(ffr)ir/assouffir (+C =
assouvir), beyer (+C = bayer et beer),
boudinne (+C =
boudine), coloingne/coloigne (= Cologne),
coupier,
decoller (+C = descoller), deffaire (=
desfaire),
desir, devenir. Dans le même article
Quemada
cite tous les exemples donnés par Riemens que nous avons
commentés plus haut. [84]
Aussi, les critiques se citant, on finit par 'savoir d'instinct' que
certains termes manquent à Nicot, alors que la consultation attentive
(ou même rapide) du dictionnaire en question
affirmerait tout de suite leur existence. On découvrirait ainsi:
adoptif, fugitif, memorable (Lanusse - Brunot);
lapereau, lese
majesté, levier (Brandon - Riemens - Quemada);
cagnard, desbourser, incompetent (Brunot - Riemens -
Quemada).
À ce type d'erreurs de consultation, synchronique, s'en joint
un autre, diachronique. En cherchant la première attestation d'un
mot, les historiens de la langue peuvent ne pas remonter assez
loin dans les éditions du Dictionaire
françois-latin/Thresor ou
ne pas remonter du tout. Ainsi, Godefroy [85] attribue tabourineresse
à l'édition de 1549, bachelage au Thresor, alors
que les deux
mots sont dans la nomenclature des 1539. Godefroy et Wartburg [86]
trouvent laidoyer pour la première fois dans le
Thresor; l'édition de 1549 le donne. Wartburg [87] ne remonte table
"pion, au jeu
de trictrac /./ index /./ lame de métal /./ repas" qu'à
1549,
bien qu'Estienne eût déja donné toutes ces acceptions
en 1539,
et, avant cela, dans le Dictionarium latinogallicum. Le Petit
Robert (1967) répète la date 1549 pour les sens
"repas" et "index". [88]
Saurons-nous échapper au même sort? [89]
[Suite] --
[Table des
matières]
0.2.1. Dictionnaire connu
0.2.2. Dictionnaire mal connu [48]