1.5. Conclusion

Résumons brièvement la route du dictionnaire français-latin. Voulant, en 1539, par l'inversion de son Dictionarium latinogallicum, fournir un dictionnaire de thème à la jeunesse française latinisante, Robert Estienne par le fait même de la nomenclature française crée en réalité un ('le' devrions-nous dire) dictionnaire français. Se rendant compte de sa clientèle mixte, il y répond d'abord en abrégeant son Dictionaire francoislatin pour les jeunes latinistes, ensuite en l'étendant en 1549 principalement par l'addition d'éléments français. Le studieux lecteur y est invité à participer au travail de recensement, d'illustration et de règlement de sa langue (littéraire). [123] Ce sont là des productions bien de leur temps, puisque coïncidant avec, respectivement, l'ordonnance de Villers-Cotterêts et la Deffence et illustration de la langue françoise de Du Bellay.

En 1564, Jacques Dupuys, imprimant une troisième édition faite sur la deuxième par Jean Thierry, sous l'impulsion de Jean Macé, en ouvre les frontières à un public étranger. Huit ans après le Traité de la Conformité du langage françois avec le grec de son neveu par alliance, Henri Estienne, et six ans avant le Project du livre intitulé de la Precellence du langage françois de celui-ci, Dupuys peut, dans la préface de la quatrième édition, oser mettre le français sur le même pied que le latin et le grec en formulant le voeu de mener le dictionnaire à la perfection des Thesaurus stéphaniens.

Dupuys ne pouvant s'exécuter, c'est Jean Nicot, auteur érudit des augmentations de 1573 qui, se chargeant du travail, donne au dictionnaire le nom [124] (sinon la qualité -- d'ailleurs impossible à l'époque) de ses illustres prédécesseurs. L'oeuvre jusque-là en apparence achronique devient dans sa cinquième édition transformée (nous parlerons plutôt de la première -- et seule -- édition du Thresor) diachronique et par le même coup réformatrice, suivant en cela l'évolution du dictionnaire latin passant des mains de Calepinus entre celles de l'épurateur Estienne. L'optique "tant ancienne que moderne" la fait coïncider aussi avec le concept moderne d'un 'trésor de la langue'.

Nous pouvons analyser les éditions en traits distinctifs, ce qui permet de reconstruire les deux séries ternaires presque entièrement établies par Estienne. La série à entrée latine (L) et la série à entrée française (F) ont en commun cinq niveaux de réalisation virtuels et pour trois traits, la même répartition dans l'échelle des niveaux:

type linguistique dimensions public
1 monolingue thesaurus/trésor érudits
2 bilingue
3 dictionnaire développé public général studieux
4 jeunesse
5 dictionnaire abrégé

Elles diffèrent quant à la langue visée:

L          langue visée          
1
latin
2
3
4
5
F            langue visée          
1
français
2
3
4
latin
5

Les deux séries se réalisent de la façon suivante:

voir Wooldridge, <i>Les Débuts de la lexicographie française</i>, 1977: 45

Les deux derniers tableaux appellent un certain nombre de remarques.

  1. Jusqu'en 1557 le niveau F3 se réalise par l'appellation Dictionaire francoislatin, le F5 par Les mots françois /./ tournez en latin pour les enfants; en cette année l'abrégé devient Petit dictionaire des mots françois /./ tournez en latin pour les enfants et le Dictionaire francoislatin s'y voit qualifier de 'grand' dans la préface. [125] Le DFL attendra jusqu'en 1593 de s'intituler Grand dictionaire françois-latin (cf. section 1, tableau de la filiation du corpus Estienne-Nicot). L'élément françois-latin sera attaché à Petit dictionnaire en 1559; [126] d'ailleurs latinogallicum ne fait partie du titre du Dictionariolum qu'en 1557. [127]

  2. Avant que les trois formants d'une série ne s'actualisent, un ouvrage sera souvent de nature mixte, au moins pour un de ses traits. Ainsi, L 1531 se destine aux érudits et à un public général studieux, F 1549 comprend parmi ses additions un certain nombre d'éléments choisis pour leur qualité latine, F 1573 tend vers le niveau 2 sinon le niveau 1 en ce qu'il veut dans sa prochaine édition imiter le Thesaurus.

  3. Le niveau Fl ne se réalise pas, étant en fait irréalisable, puisqu'il faut un Malherbe, un Richelieu, un Vaugelas, un Louis XIV avant que ne soient possibles les dictionnaires monolingues d'un Richelet, d'un Furetière et d'une Académie. La non-disponibilité du trait de monolinguisme permet donc au Thresor, en fait bilingue, de se dire uniquement de la langue françoyse. Quoique l'opposition monolingue/bilingue soit distinctive pour le latin, elle ne l'est pas pour le français. Ainsi, les niveaux F2 et F3 représentent un genre mixte, puisque à sortie double: F 1549 est à sortie française et latine pour les Français, F 1564 et F 1573 sont à sortie française pour les Français et à sortie latine pour les étrangers, F 1606 destiné aux Français et aux étrangers est à sortie unique dans sa profession, à sortie double en réalité. En fait, ce genre est très complexe dans la réalité de son contenu; nous lui donnons ici une forme schématique puisque conceptuelle, réservant notre examen des réalisations pour le deuxième chapitre. B. Quemada donne à cette catégorie de dictionnaires l'étiquette de semi-bilingue. [128]
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