2.1.1. Nomenclature annoncée

2.1.1.1. Estienne 1549

La première édition du Dictionaire françois-latin n'annonce rien, n'étant essentiellement que l'inversion du Dictionarium latinogallicum. En revanche, la deuxième, E 1549, fait part au lecteur de quatre types d'additions: a) mots non traduits en latin; b) l'étymologie des mots difficiles (c'est-à-dire: "d'ou pourroyent auoir esté ainsi nommez: ou de quel autre langaige prins & mis en vsage Francois"); c) noms de lieux ("Pais, Isles, Prouinces, & Villes"); d) explications empruntées à Guillaume Budé et signees d'un B. [5]

Dans l'échantillonnage A-Ac, Ar, Ba, Br-By, La, Ta, [6] les mots suivants sont donnés sans traduction latine: [7] a) s'ABONNER, ACHALANDER, ARTIS, BALIVEAU, BALUSTRE, BARATTE, BARRIQUE, BASENNÉ, BRIFAU, BRIFER (s.v. Brifau), BRIGADE, BRIGADER, BRILLER, BRIN, BRISEE, BROCAT, BROSSER (s.v. Brosse), LAIGNE, LAMPAS, LANIER; b) BARBACANE, BARGUIGNER, BARGUIGNEUR, BARRIL, BARRILLET (s.v. Barril), BASENNIER (s.v. Basenné), BAUDRIER (s.v. Baudroyer), BRANDILLER, BRIMBALER, BRINDELLES, BRIOCHE, BROSSE. Les mots de la liste A sont tous qualifiés d'une manière ou d'une autre, soit définis (11 dont s'ABONNER, BALIVEAU, BARRIQUE, BRIGADE, BRIGADER, BRILLER, etc.), soit commentés (usage ou étymologie -- ARTIS, BARRIQUE, BRIFAU, BRIFER, LAIGNE, etc.), soit mis en contexte (BALUSTRE "- de menuysier", BASENNÉ "Visage -", BRIN "Vng - de mariolaine, ou autre", BRISEE "- que font les ueneurs", BROSSER "- du lin"). Dans N 1606 certains de ces articles restent inchangés (ARTIS, etc.), d'autres reçoivent un supplément d'informations (BRIN, etc.; s'ABONNER, BRIGADE et LAMPAS sont traduits), d'autres encore sont transformés (par exemple, BRISEE > BRISEES + article plus détaillé). Les mots de la liste B ne reçoivent aucun traitement, et dans N 1606 on les retrouve pour la plupart tels quels, les autres recevant un traitement variable, allant de la simple traduction (BARGUIGNER, BARGUIGNEUR) à un long article (BAUDRIER).

Seule T 1564 des autres éditions ajoute des mots isolés à la nomenclature: ACCORDABLE, BASQUE/BASQUAYN, BATAILLON, TABOURER, TABOUREMENT, TABOURINET, TANNEUR, TANNERIE seront ensuite traités par Nicot; BRANDILLEMENT et BRANDILLOIR (s.v. Brandiller), LABOURIEUSEMENT, LAMBOURDE, LANGOUREUSEMENT, TAMARINDE seront les mêmes dans N 1606. Tout comme E 1549, T 1564 donne également un certain nombre d'entrées en contexte sans définition: ACCOMMODABLE "- à toutes choses", BRAVADE ou BRAVERIE "Faire vne -", BRETELER "Tu ne fais que -", BRETELEUR "Tu n'es qu'un -", BROCHES "les - d'un cheual", LAYER "- vn bois", TAPISSER "- vne sale"; Nicot ne traite que les deux premières. [8]

Dans A-Ac, Ar, Ba, Br-By, La, Ta, nous trouvons 65 étymologies ou définitions étymologiques. Ces dernières sont évidemment françaises:

Les étymologies proprement dites sont surtout latines: mais aussi grecques: françaises: ou mixtes: Les étymologies, absentes dans E 1539, vont en se multipliant dans les éditions postérieures. T 1564 en ajoute un certain nombre: surtout grecques (ACCOINT, BAN, BROC, BUREAU, etc.), mais aussi françaises (BRACONNIER), gauloises (ARPENT), latines (LANIER), italiennes (ACCORT), ou anglaises (LANDIER). En 1573, Nicot ajoute à la liste l'hébreu (par exemple, BAIL), l'espagnol (ACQUITER) et l'allemand (BAN, BANNIERE). [9] Dans N 1606, il accorde à l'étymologie une place prépondérante. [10]

Une étymologie peut évoluer d'une édition à l'autre: "dont peut estre vient" (ND 1573 s.v. Bacele) > "dont vient" (N 1606) ou se transformer: ABBATRE "verbum factum à bas, quod significat infra" (E 1549) > ABBATTRE "vient de Abbas, acut. aduerbe local, composé de a & bas. Infrà" (N 1606).

Les noms propres forment une autre catégorie de mots délaissée par E 1539. [11] Dans l'échantillonnage A-Ac, Ar, Ba, Br-By, La, Ta de E 1549 nous comptons 36 noms géographiques, comprenant non seulement les classes annoncées dans la préface (pays, îles, provinces et villes -- ACARNANIE, ARENO, ARGENTINE, etc.) mais également des eaux (ABACUC "La mer d'-", ARTA "Le goulfe de Larta"). Mentionnons aussi trois dérivés toponymiques dont deux constituent des noms propres (BRABANCONS, TARTARES), le troisième (LATIN "Qui est du pais des Latins, Latinus"), hérité de 1539, ayant un statut ambigu, pouvant être considéré comme adjectif ou nom (propre). À son tour, T 1564 ajoute au même échantillonnage 25 noms de lieux (ADA, ABBEVILLE, ACA, etc.) et 3 dérivés toponymiques (BARROIS, BARSELONOIS, BASQUE). Les deux dernières éditions en ajoutent peu: ND 1573 aucun, N 1606 4 noms de lieux (ABANAT, BACHU, BRETAGNE, VILLE-TANEUSE (s.v. Taneuse)) et 2 dérivés (BRETON, LANGUEDOC).

Une autre catégorie de noms propres est celle des anthroponymes. E 1549 n'en met pas sous les lettres A-Ac, Ar, Ba, Br-By, La, Ta, mais on trouve ailleurs, par exemple, BERNARD, prénom. T 1564 ajoute sous ces mêmes lettres ACAIRE et ARTUS, prénoms, et ARGUS, nom de personnage mythique; ailleurs il donne ALFONSE et AMAURY, prénoms. N 1606 rend à ACHILLES, métaphorique depuis 1549, sa désignation propre. En plus des prénoms et des noms de personnages mythiques (cf. également PANDORE (T 1564)), les anthroponymes sont représentés par une troisième sous-classe, celle des noms de personnages historiques. Ainsi on trouve: CLOVIS "nom propre dont plusieurs Roys de France ont esté nommez" (N 1606 cf. HLOVIS, HLOTAIRE, LOUYS, LOYS), MOLINET "aussi est le nom d'ung ancien poete François" (ND 1573).

Les items signés du nom de Budé sont legion. [12] Ils sont de deux sortes. L'initiale B indique les formules juridiques tirées des Forensia de Budé qu'Estienne avait publiés en 1544, y ajoutant un index français-latin l'année suivante. [13] Dans la partie Pr de E 1549 nous comptons, par exemple, 19 occurrences de B s.v. Principal, 6 x B s.v. Prison, 38 x B s.v. Prisonnier, 14 x B s.v. Proceder, 16 x B s.v. Procureur, 13 x B s.v. Produire, 17 x B s.v. Production, et, comme piece de résistance, 244 x B s.v. Proces. On peut se demander pourquoi Estienne a voulu mettre dans son dictionnaire français tant d'éléments visant le latin de la procédure, surtout que cette langue n'avait en principe plus cours dans le domaine de la justice depuis dix ans. Nous pensons trouver une réponse plausible justement en établissant un rapport entre le Dictionaire francoislatin et l'ordonnance de Villers-Cotterêts. Pour Charles Beaulieux, le DFL de 1539 aurait pu être fait sur l'ordre de François Ier "afin d'aider les gens de justice dont le français n'était pas la langue maternelle, à comprendre les arrêts maintenant rendus en langue vulgaire". [14] Pourtant, la première édition du DFL est manifestement un dictionnaire de thème pour les écoliers latinistes, Estienne le dit lui-même. [15] L'argument de Beaulieux nous semble beaucoup plus convaincant appliqué aux expressions de Budé mises dans l'édition de 1549, dans laquelle le français a un statut propre.

Le deuxième type d'éléments dus à Budé concerne les exemples signés B. ex Cic. etc., et, comme nous le verrons, quelques autres. Dans un compte rendu à l'Académie des Sciences morales et politiques en 1894, [16] Georges Picot fait part d'un mémoire d'Eugène de Budé [17] concernant les Adversaria de son illustre ancêtre, sept cahiers manuscrits conservés dans les archives de famille. Il s'agit, en fait, d'une partie des inédits que la famille de Guillaume Budé confia à Robert Estienne après la mort du grand savant. [18] Dans sa biographie de Budé, [19] Louis Delaruelle (D) donne en appendice un extrait des Adversaria (A) qui nous permet de les confirmer comme source d'un bon nombre des items du Dictionaire françois-latin. Nous en citons ici quelques exemples contrôlés dans E 1549 (E2):

Si nous voulons une démonstration plus convaincante de l'origine budéenne des items anonymes, la voici:

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