2.2.1.2. Variantes: orthographe, phonétique, morphologie et lexique

2.2.1.2.0. Problèmes généraux

Le problème des variantes, c'est toute la langue du seizième siècle. Il ne nous intéresse ici que dans la mesure où il agit sur le classement et la présentation des adresses. Les principaux niveaux linguistiques en cause sont ceux des graphèmes, des phonèmes, des morphèmes et des lexèmes (les variantes étant respectivement des allographes, allophones, allomorphes, et allolexes ou synonymes). La realité de la langue ne permet pas d'en distribuer les items aussi facilement qu'on le ferait dans une description du français d'aujourd'hui, puisque non seulement la langue elle-même est fluide, mais, ce qui est plus important, la conscience linguistique des sujets parlants est floue elle aussi. Vouloir distinguer variantes graphématiques, phonématiques, morphématiques et lexématiques c'est, au mieux, faire des approximations.

Dans le domaine des variantes, c'est surtout l'orthographe qui préoccupait les grammairiens du seizième siècle [79] et qui continue à retenir encore aujourd'hui l'attention des historiens de la langue. [80] Au départ, toutes les variantes possèdent un intérêt pour celui qui étudie l'ancienne langue. [81] Par exemple, les variantes individuelles, c'est-à-dire employées par un même individu, peuvent revêtir un caractère esthétique: "il semble que, lorsqu'elles /./ sont [signifiantes] elles relèvent d'un choix d'ordre artistique que nous ne reconnaissons pas plus aujourd'hui à cette partie de la grammaire qu'à la morphologie". [82] Nombre de formes doivent leur existence aux rattachements étymologiques. [83] La typographie est aussi un facteur déterminant, puisqu'il y a des variantes "dues à la justification des lignes, c'est-à-dire la nécessité (esthétique) de respecter des marges régulières, nécessité qui passe, à l'époque, avant la nécessité orthographique". [84] Les graphies qui changent d'une édition à l'autre d'un même livre peuvent simplement refléter l'évolution de l'usage; lorsqu'il y a également un changement d'éditeur ou d'imprimeur, d'autres facteurs peuvent intervenir, tels que l'attitude linguistique ou les origines de l'éditeur ou de l'imprimeur, les habitudes typographiques de ce dernier, etc. [85] Pourtant, du point de vue du fonctionnement du système, comment voir clair entre "faits de langue et faits de graphie"? [86] Tant qu'il subsiste dans la langue un usage orthographique variable, "la frontière entre variante graphique et hétérogénéité lexicale est imprécise". [87] Les rapports entre orthographe et prononciation sont eux aussi incertains, comme l'indique L. Terreaux: "L'orthographe peut offrir un aspect purement graphique évident. /./ En revanche, il y a des cas où l'orthographe est en rapport avec la phonétique et la prononciation. Les problèmes sont alors d'une grande complexité". [88] Nous verrons que la prononciation est un facteur important dans le classement des adresses et dans les fautes observées dans l'ordre alphabétique. Au niveau du morphème, "le développement d'une forme ou d'un tour s'explique très souvent par un fait de prononciation qui a atteint une syllabe, une désinence par exemple". [89] La variation formelle peut atteindre le radical du mot ou le mot tout entier, de sorte que seul le signifié relie deux ou plusieurs formes différentes. Au niveau des synonymes, ou des dénominations multiples, les variantes sont moins un problème pour l'historien de la langue que pour celui des nomenclatures lexicographiques.

Notre intention n'est donc nullement d'essayer de résoudre les problèmes de catégorisation, [90] mais d'observer les variantes selon les différents types de présentation et les déclarations du lexicographe. En fait, l'optique dans laquelle nous nous sommes placé dans cette étude nous permet de distinguer entre les variantes presentées dans la nomenclature et celles qui ne se révèlent que lors d'un dépouillement du texte. [91] Les premières (qui sont celles qui nous intéressent dans ce chapitre), quand elles se trouvent en présence dans un même article, donnent lieu souvent à un commentaire de la part du lexicographe; mises dans le classement alphabetique, elles se trouvent dispersées du fait de leurs formes divergentes et dans de nombreux cas coexistent les unes à l'insu des autres, surtout si elles sont entrées dans le dictionnaire à des époques différentes. Enfin, la substitution d'une forme à une autre est assez fréquente.

Les catégories que nous avons été amené à dégager (variantes graphiques, morphologiques et lexicales) n'ont donc qu'une valeur pragmatique, ne relevant pas d'une doctrine, et peuvent même entrer en conflit avec les rares déclarations du lexicographe du temps. Ainsi, Nicot appelle synonymes les trois mots auberge, heberge et esberge, [92] là où suivant d'autres indications fournies par le Thresor nous traiterions les deux derniers comme variantes graphiques à prononciation identique (h et s étant lettres facultatives -- cf. 2.2.1.2.1 et 2.2.1.2.2) et auberge comme une variante morphologique des deux autres (cf. 2.2.1.2.3).

2.2.1.2.1. Variantes graphiques dans l'ordre alphabétique et dans l'article [93]

La plupart des renvois mis dans le classement alphabétique concernent les variantes graphiques. Ainsi, dans l'échantlllonnage A-Ac, Ar, Ba, Br-By, La, Ta, E 1539 leur consacre 6 renvois sur 11 (ABAISSER "cerchez Abbaisser", etc.), E 1549 26 sur les 48 ajoutés (ABILE "uoyez Habile", etc.), T 1564 24 sur 42 (ABISME "voyez Abysme"). [94] Pourtant, il n'est pas possible de calculer combien n'y sont pas. D'une part, de nombreuses variantes données dans un article ne sont pas répétées en vedette (par exemple, la forme bruy se trouve s.v. Brouy (T 1564): "BROVY, ou BRVY, c'est à dire Bruslé", mais non dans l'ordre alphabétique); d'autre part, la majeure partie des formes données en renvoi dans l'ordre alphabétique ne sont pas reprises dans l'article auquel l'utilisateur est renvoyé (par exemple, abaisser manque s.v. Abbaisser (E 1539), abile manque s.v. Habile (E 1549), abisme ne se retrouve pas s.v. Abysme (T 1564) -- cf. supra). [95] Parmi les différents types d'irrégularités qui peuvent se produire, mentionnons ici le cas du renvoi qui renvoie à un autre renvoi; par exemple: PAOUVRE "cherchez Pauure", PAUVRE "voyez Poure" (T 1564).

Comme nous l'avons déjà noté pour les dérivés, [96] les entrées multiples entraînent bien souvent des redites, ainsi que la fragmentation des informations. L'article BRANQUARS "d'une lictiere, Brachia lecticae" (T 1564) se voit doublé en 1573 d'un autre, BRANCAR, qui répète le contexte français ("le bras d'vne littiere") sans donner l'équivalent latin. Il peut y avoir ou non renvoi d'un article à l'autre. Ainsi, dans l'exemple donné ci-dessus, les deux articles sont indépendants; en revanche, BRANCHE URSINE ("espece d'herbe, Acanthus vel Acanthe. Les Apothicaires l'ont nommée Branche vrsine pour la semblance que ses fueilles ont auec les pieds de deuant d'vn ours, voiez Branque vrsine.") et BRANQUE URSINE ("est vne herbe ainsi nommée par les herbiers, Patte d'ours par les iardiniers, Acanthus. Les architectes la nomment vulgairement Acanthe. voiez Branche vrsine") se répétant et se complétant, à partir de 1564 se renvoient mutuellement. Enfin, AUBER ("se mouuoir d'vn lieu en l'autre") renvoie sans réciprocation à HOBER ("Bouger"). On pourrait multiplier les exemples de chaque type.

Il ne faut pas voir dans ce procédé un désir d'étoffer l'ouvrage. [97] On n'avait simplement pas l'habitude de la révision systématique, à tel point que la fragmentation des données tourne parfois à la contradiction. Ainsi, pour citer l'exemple le plus notoire, [98] on rencontre s.v. Soldat, Soudard, Souldoyer et Souldart (N 1606) non seulement huit variantes -- soldad/soldat, soudard/souldard/souldart/souldat, soudoyer/souldoyer -- des trois formes de base correspondant au sémème "guerrier de pied" (s.v. Soudard), mais aussi deux affirmations contradictoires: "Il est mieux escrit & prononcé Soudard, que ni souldard, ni soldat" (s.v. Soudard); "Ceux qui parlent bien dient, Vn soldat" (s.v. Souldart). [99] Plus intéressants que les précédents sont les cas où le lexicographe confronte des variantes de façon explicite dans un même article. De la sorte, a) il en sanctionne la coexistence fonctionnelle, ou, dans un commentaire, il peut b) qualifier ou c) même condamner l'usage d'une des formes. Par exemple:

Il est pourtant assez rare que Nicot condamne une graphie, préférant réunir pour les confronter les différentes formes employées ainsi que les opinions des autres: Une deuxième sorte de confrontation, implicite, se produit lorsqu'une forme différente de celle de l'adresse est employée dans les exemples d'emploi ou les commentaires métalinguistiques. Ainsi, le premier exemple de l'article "AVTOM, ou AVTOMNE" emploie la graphie auton (ND 1573); BACQUETER est suivi de deux occurrences de baqueter (N 1606); [100] les six exemples d'emploi de DESMELLER utilisent la forme desmesler (ND 1573); l'article "SOVBS, ou SOVB", en plus de deux occurrences de soubs, renferme six exemples de soubz (N 1606). [101] Après les confrontations synchroniques, il convient de mentionner les variations diachroniques, c'est-à-dire les changements de graphie d'une édition à l'autre. Ces changements, qui ne touchent souvent que les vedettes, expliquent en majeure partie les divergences notées au dernier paragraphe. Ils sont aussi cause de plusieurs fautes et corrections du classement alphabétique des vedettes. [102] Par exemple: ARAISONNER, ARBALESTE (1549) > ARRAISONNER, ARBALESTE (1564) = faute; BETTE, BETOESNE (1539) > BETOESNE, BETES (1549) = double faute; DESMENTIR, DESMESLER (1564) > DESMENTIR, DESMELLER (1573) = faute; LAY, LAICT (1564) > LAI, LAICT (1573) = correction; SOUBTRAIRE, SOUBZ (1573) > SOUBTRAIRE, SOUBS (1606) = faute. Une bonne illustration nous est fournie par le sort, dans ND 1573 et N 1606, des adresses en Aba... et Abba...: La modification de AB(B)ANDONNER (ses dérivés ne changent pas) est accompagnée du reclassement correct de ABBAISSER mais non de celui de ABASTARDIR.

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