2.2.2. Délimitation sémantique

Après s'être préoccupé dès 1531 de l'interprétation juste du latin classique, [140] Estienne donne son attention, en 1549, à la question de l'établissement de "certaines reigles ... pour l'intelligence des mots" français. [141] Ainsi, on voit apparaître dans la deuxième édition du Dictionaire françois-latin un certain nombre de définitions dérivationnelles. [142] Cependant, il faut attendre que Nicot prenne l'affaire en main pour voir les premières véritables analyses de sens.

Cela n'empêche pas que les adresses subissent, d'une façon ou d'une autre, un traitement sémantique dès la première édition de 1539. Celui-ci peut être implicite: par exemple, dans la subordination de dérivés au mot de base, ou dans l'équivalence conceptuelle du latin, ou encore dans les listes d'exemples d'emploi. Il est explicite dans le cas de synonymes et de définitions en français. Puisque le latin renferme, outre des équivalents, un certain nombre de définitions de l'adresse française et que la distinction 'synonyme/définition' est a priori arbitraire, [143] nous trouvons plus utile de distinguer entre un traitement simple et un traitement composé (ou analytique). Le traitement simple comprend la plupart des synonymes et des équivalents; le traitement composé comprend, en plus des définitions, certains synonymes (ex: "Quadran de mer" s.v. Buxolle, N 1606) et équivalents (ex: "Tranquillitatem facere" s.v. Accoiser, E 1539). Comme le traitement en français, isomorphe à l'adresse, fonctionne de façon radicalement différente du traitement latin, nous les considérons séparément. Un mot-adresse peut, bien entendu, recevoir un traitement mixte: dans "FEMELLE, Foemina, Et en fait de nauires, femelles sont les anneaux qui portent le gouuernail", la première acception est représentée par un équivalent latin, la seconde par une définition en français.

Rappelons ici l'introduction, en 1549 et de nouveau en 1564, d'adresses dépourues de tout traitement. [144] Les mots dont d'autres membres de la même famille dérivationnelle reçoivent un traitement sémantique partagent implicitement celui-ci; c'est le cas, dans E 1549, de BAUDRIER (dans le même macro-article que BAUDROYER, BAUDROYEUR, BAUDROYRIE), BRINDELLES (à la suite de BRIN), BROSSE (précédant BROSSER DU LIN); et, dans T 1564, de ACCORDABLE (après ACCORDER, ACCORDANT, ACCORDÉ, ACCORD et avant ACCORDANCE, ACCORDAILLES), BATAILLON (après BATAILLER et BATAILLE), LABOURIEUSEMENT (à la suite de LABEUR et LABORIEUX), LANGOUREUSEMENT (après LANGUEUR, LANGUIR, LANGOUREUX), TABOURINET (après TABOUR, TABOURINER et avant TABOURINEUR, TABOURINERESSE), TANNEUR et TANNERIE (à la suite de TAN). BRINDELLES, BROSSE, LABOURIEUSEMENT et LANGOUREUSEMENT restent les mêmes jusque dans le Thresor. Dans le cas des composés, le traitement implicite peut fonctionner au niveau du classement alphabétique. Ainsi, la valeur d'élément de composition avec "energie de reciprocation" (N 1606) ayant été notée pour le mot ENTRE, seules 34 sur les 70 vedettes commençant par S'ENTR(E)... reçoivent, dans leur article, un traitement quelconque, les autres (S'ENTR'ACCOINTER, S'ENTR'ACCOLER, S'ENTR'ACCOMPAGNER, etc.) n'étant suivies de rien. [145] Les mots suivants n'ont même pas le traitement implicite des précédents et sont, dans la nomenclature, des formes sans plus: BARBACANE*, BARGUIGNER, BARGUIGNEUR, BARRIL*, BARRILLET* (s.v. Barril), BASENNIER* (s.v. Basenné), BRANDILLER*, BRIMBALER, BRIOCHE* -- introduits en 1549; BASQUE/BASQUAYN, BRANDILLEMENT* et BRANDILLOIR* (s.v. Brandiller), LAMBOURDE*, TABOURER, TABOUREMENT, TAMARINDE* -- introduits en 1564. Les mots ci-dessus marqués d'un astérisque restent, dans le Thresor, sans traitement aucun. La nature du rapport dérivationnel, implicite lors du premier enregistrement d'un mot, peut être explicitée dans une édition ultérieure. Par exemple, TABOURINET, sans traitement explicite dans T 1564, est doté, dans N 1606, en plus d'une définition analytique, de la qualification "diminutif vsité de Tabourin". [146]

2.2.2.1. Traitement en latin

Le traitement d'un mot par une langue seconde ne constitue pas une véritable opération sémantique, puisque seul le concept peut être commun aux deux. Lanusse et Brunot ont fait remarquer l'insuffisance dans le Thresor des équivalents latins. Le premier déplore que Nicot ait laissé entrer dans son dictionnaire tant de mots reçus d'Estienne ayant pour seule explication des séries d'équivalents latins, équivalents non différenciés entre eux. Il cite les articles ALLUMER ("Accendere, incendere, succendere, inflammare, animare"), APPAISER ET ADDOUCIR AUCUN (plus 17 équivalents), DESROBBER (+ 12 équivalents) et TUER AUCUN (+ 33 équivalents). Quelle en est l'utilité, se demande-t-il, pour le lecteur qui ne comprendrait pas le latin? [147] Brunot reprend la question au sujet de Nicot et de Monet: "Les dictionnaires comme le Thresor de Nicot ou le Parallele de Monet, qui sont vraiment les premiers inventaires de la langue française, ont encore l'inconvénient de définir les sens en donnant la traduction latine, ce qui est un moyen commode, et à l'usage de tous les hommes instruits, quelle que soit leur langue maternelle, mais ce qui est aussi un procédé un peu vague et trompeur". [148]

Les séries d'équivalents dont parle Lanusse sont le fait d'Estienne inversant en 1539 son Dictionarium latinogallicum de l'année précédente. [149] Chaque mot latin duquel, dans le DLG, un mot français est l'équivalent devient, dans le DFL, l'équivalent de celui-ci. Comparons, à titre d'exemple, le premier item de l'article LAID dans E 1539 à ses occurrences dans DLG 1538:

On notera que difforme ne se rencontre en 1538 que dans deux articles sur six et que laid s.v. Perturpis (et implicitement s.v. Perhorridus) est précéde de fort. Espovantable et difforme, respectivement s.v. Horridus et Turpis, sont seuls des équivalents de ceux-ci à ne pas être repris par les formes intensives PERHORRIDUS et PERTURPIS. Dans quelle mesure donc ces séries d'équivalents, français en 1538, latins en 1539, représentent-elles des listes arbitraires? Il est certain que les séries d'équivalents français du DLG sont plus réflechies que les séries latines de 1539, résultat d'une opération largement mécanique.

Le peu d'utilité des équivalents latins pour la compréhension du français est particulièrement bien démontré par les macro-articles dans lesquels la vedette et les sous-vedettes ont pour toute suite leurs équivalents étymologiques latins, ce qui est, en fait, simplement dresser deux listes formellement symétriques. Par exemple:

A. Rey parle de l'ambiguïté du latin de la Renaissance, de sa fonction double: "langue modèle ou langue de passage, le latin est pris comme véhicule des signifiés, instrument analytique et intemporel". [151] Dans les dictionnaires latins d'Estienne et dans la première édition de son Dictionaire francoislatin, le latin sert de langue modèle et est le latin classique. [152] À partir de 1549, le latin du dernier ouvrage est subordonné au français et doit tant bien que mal y repondre. [153] Son rôle de langue de passage devient évident dans la troisième édition, lorsque Dupuys y parle de l'utilité que le dictionnaire apporte aux étrangers apprenant le français. [154] Enfin, qu'il soit classique ou non, le latin ne constitue pas toujours une traduction littérale du français. Quand c'est pour mieux rendre le sens d'une locution métaphorique, comme c'est le cas, par exemple, du français traduisant le latin du Dictionarium latinogallicum de 1546, [155] l'utilisateur y gagne; mais lorsque GRESLE est rendu par "Obesus", il est plutôt mal servi. J. Darbelnet résume le problème: "Dans le passé, les dictionnaires [bilingues] se sont surtout attachés à réunir des équivalents, c'est-à-dire à traduire des mots par d'autres sans trop se préoccuper des limites de leur équivalence. [156]

Les choses étant ainsi, comment décider si un mot, suivi dans la nomenclature d'équivalents latins, peut être considéré comme y ayant tel ou tel sens? Bloch [157] estime que aigu "pris au sens grammatical; accent aigu" n'est pas donné dans la nomenclature du Thresor. AGU y est traduit "Acuminatus, Acutus, Exacutus" (les exemples excluent l'emploi grammatical). N'est-il pas permis de penser que "Acutus" comprenne, implicitement, ce sens? On ne peut, évidemment, demander l'avis du lexicographe. Tout ce dont on peut être sûr, c'est que le syntagme accent aigu, c'est-à-dire le contexte formel qui réalise la valeur du mot, manque s.v. Agu. De même, tenu "sens grammatical de consonne ténue" peut-il ou non être compris dans "TENVE ... Tenuis"? [158] Hésitant à repondre oui ou non à ces questions, on admettra tout de suite l'intérêt des contextes fournis par l'article ACCENT à aigu et par AIGUILLE à tenue. Parfois une acception que l'on peut estimer implicite dans une des éditions d'Estienne est explicitée ultérieurement, surtout dans les éditions de Nicot. Par exemple, en 1606, Nicot ajoute à AAGE: "& quelquefois signifie vn traict & peloton d'années. AEuum, seculum, selon ce lon dit, les Aages du monde estre six", acception que l'on pouvait voir dans "AEtas" dès 1539. De même, "BACHELIER ... est le premier degré que prennent ceux qui estudient en theologie, en droit, ou en medecine. Qui è tyronibus excessit" (N 1606), précise l'interprétation de "BACHELIERS, Qui è tyronibus excesserunt" (E 1549). Le sens figuré de TACHE, absent des exemples d'emploi du Dictionaire françois-latin, pourrait être entendu dans le latin traduisant l'adresse ("Macula, Labes"); N 1606 ajoute: "& par metaphore, Blasme, comme, Ce luy est vne grande tache à son honneur, Existimationi ingens macula atque labes est".

Quelles sont les limites de l'influence du latin? ARTICLE est qualifie "il uient de Articulus" (E 1549) traitement explicitement étymologique mais non d'équivalence. [159] Il faut donc chercher le sémantisme de article dans les exemples d'emploi; ceux-ci excluent le sens grammatical (en latin articulus). Lorsqu'une adresse est définie en français avant d'être traduite en latin, il faut considérer que le latin équivaut à l'aire d'emploi ainsi délimitée. Le sens de arbre "mât" (en latin arbor) n'est donc pas à chercher dans: "ARBRE ... Signifie en general toute plante de grosses racines, gros tronc escorçu, esleuée en feuillu & escorçu branchage, Arbor" (N 1606).

Il n'est pas rare de rencontrer dans le Thresor des phrases bilingues, c'est-à-dire des phrases appartenant au discours lexicographique qui commencent dans une langue et se terminent dans une autre. À cet égard, Lanusse [160] cite les articles BOUTEILLE ("Les Hebrieux appellent vne bouteille Bacbuc, & semble que Bacbuc & bouteille soient nomina ficta à sono quem edit lagena quando depletur inuersa" -- depuis 1549) et BASTELEUR (dep. 1564). On ne s'étonne donc pas de lire de temps à autre une définition donnée en latin: "AISCEAV, Ascia. Instrumentum est incuruum quo dolantur ligna vna manu" (E 1549); [161] "ALBRENT ... Pullus est anatis, nondum iustam magnitudinem adeptus vt anas dicatur, Canet sauuage. C'est aussi vne cane ou canard sauuage qui a mué, Anas deplumis" (T 1564); "ARQVEBVSE. Polydorus en son liure de inuentoribus dit ainsi: Bombarda vocatur à Bombo, id est sonitu ... Eius nunc plura fiunt genera ..." (T 1564 -- les 17 lignes de commentaire latin datent en majeure partie de l'appendice IV de E 1549). [162]

La langue de traduction n'est pas toujours le latin. Par exemple, s.v. Chace (N 1606), les locutions ALLER A LA CHACE, FAIRE UNE CHACE, ENVOYER A LA CHACE et ESTRE A LA CHACE sont toutes traduites seulement en grec. Les cas sont légion dans lesquels, en plus d'une traduction latine, Nicot donne des équivalents italien et espagnol: "CHASSEVR ... Caçadous en Espaignol, Cacciatore en Italien, Venator" (ND 1573 s.v. Chac...).

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