2.2.3.2. L'unité lexicale: fractionnaire, simple ou
composée
Nicot a une terminologie variée, quoique manquant de cohérence
et de stabilité, pour décrire les différentes sortes
d'unités lexicales. "Partie" est parfois employé pour les
préfixes:
DES ... partie qui ne regit aucun cas, mais est
mise en composition (N 1606)
TRES, Est vne partie indeclinable ...
ores ... preposée ... Ores ... en
composition (N 1606)
"Diction" s'emploie pour les éléments des composés
-- préfixes et radicaux -- comme pour les mots simples et
composés:
DE ... diction ... en composition ...
elle differe de la diction Des, laquelle apporte aux dictions qui sont
composées auec elle ... (N 1606)
A aussi est vne diction indeclinable qui est differemment employee auec
autres declinables & indeclinables ... comme, A chef (ND 1573)
ACCENT ... contour de la voix en prononçant
quelque diction ... comme banny, baston (N 1606 -- voir tout
l'article)
Main morte ... diction composée (ND 1573)
"Mot" est utilisé pour l'unité simple et composée:
BAR ... aussi est vne diction indeclinable, qui
empire le mot auquel elle est iointe par composition (N 1606)
ABBAY ... ce mot Abbay (E 1549)
D'ARRIVEE ... sont deux mots, De ... &
Arriuée ... toutefois à cause de l'apostrophe
escheant en ladite preposition D' ils sont prononcez soubs vn seul accent,
comme si ce n'estoit qu'vn seul mot, qui est de pareille contexture que de
primeface, de primsaut ... (N 1606 s.v. Da...)
Main mise ... mot faict de ... (ND 1573)
Table de marbre ... Mot assez cognu (N 1606 614A62)
"Terme" se trouve qualifier le mot simple:
Aage [= aagé] ... terme general pour ... (ND
1573)
AAGE, m. substantif ... quelquefois est vn terme
general qu'on applique à ... (N 1606)
Les composés sont différemment écrits et
caractérisés:
Main mise, f. c'est vn seul mot faict de ces deux, main &
mettre (ND 1573)
MAINMORTE, f. penac. Est vne diction
composée de ces deux mots entiers, Main & Morte (N 1606; cf. ND
1573: "Main morte ...")
AVBEPIN, ou Aulbe espine ... Ce mot ...
(E 1549)
Les trois entrées successives suivantes illustrent les trois formes
possibles du mot composé:
Demy quart, m.acut. Composé de demy & quart
Demy-quarteron, acut. Composé de deux entiers
Demiqueuë, f.penac. Composé de deux entiers
(N 1606)
Les articles AIRE, BONNAIRE et DEBONNAIRE renferment trois formes d'un même terme:
"de bon aire" (E 1539 s.v. De bon aire -- classé sous Aire),
"de bonnaire" (E 1539 s.v. Bonnaire) > "debonnaire" (ND
1573), "Homme DEBONNAIRE, quasi de bon aire
Voiez Bonnaire & Aire" (T 1564). [225]
L'unité syntagmatique reçoit différents qualificatifs.
Vers le début de la lettre A, quatre syntagmes de la nomenclature A BON ESCIENT, D'ABONDANT, EN ABONDANCE et A
BRIDE AVALLEE sont suivis dès ND 1573 de l'indication "par
forme d'aduerbe" (nous dirions aujourd'hui "locution adverbiale"). Il y a
diverses "manieres":
"maniere de parler":
En cette signification sont vsitées ces manieres de parler, Il
porte les armes ... Il a bien les armes en la main ... Faire
armes ... Vn fait d'armes ... Les hauts faits d'armes d'vn
Cheualier ... Requeste d'armes ... Armes à
outrance ... Officiers d'armes ... Quels sont les Herauts &
Rois d'armes (N 1606 s.v. Armes)
Bailler à aucun tout du long de l'aulne, est vne maniere
prouerbiale de parler ... semblable à cet autre de mesme
liurée, Ie luy ay baillé toutes ses façons (N
1606 s.v. Aulne quarree)
"maniere de dire":
Bailler la main ... Qui est vne maniere de dire dont on vse
quand ... (N 1606 s.v. Main)
Bailler ses mains ... Mais les François n'vsent de telle
maniere de faire, ne de dire, combien que ... (N 1606 s.v. Main)
"maniere d'entrer au propos":
A ce propos ... C'est vne maniere d'entrer au propos d'aucun en
le secondant (ND 1573 s.v. A ce propos)
"Phrase" s'emploie couramment chez Nicot pour des expressions
diversement construites:
ces phrases cy, gentil-homme de nom & d'armes ... Les armes de
la maison ... Blasonner les armes d'aucun ... Le seel
à mes armes ... Trayner les armes d'aucun ... Pleines
Armes ... Chef d'armes ... Armes auec brisure (N 1606
s.v. Armes)
phrase Françoise, Assembler à l'ennemy (N 1606 s.v.
Avec)
ceste phrase, Que voulez-vous que ie vous die? (ND 1573 s.v. Brief)
ceste phrase ironique, Hà la bonne lance! & O la hardie
lance (N 1606 s.v. Lance)
Tenir le menton, est vne phrase par translation, pour ... (N 1606
s.v. Menton)
Hault nez, c'est vne phrase en venerie (ND 1573 s.v. Nez)
"locution" se rencontre s.v. Barbe (ND 1573):
Mettre en barbe à aucun, Voyez Teste, en la locution,
Mettre en teste
Mentionnons également "prouerbe":
De la vient le prouerbe Frencois, Iamais tu ne feras d'un bruhier vn
espreuier (T 1564 s.v. Bruthier)
Dont est tel prouerbe, Nouueau apprenty n'est pas maistre (N 1606
s.v. Apprenti)
Les étiquettes peuvent être combinées, comme dans
"maniere prouerbiale de parler" (s.v. Aulne quarree -- cf. ci-dessus la
rubrique "maniere de parler").
2.2.3.3. Les exemples: syntagmes codés ou libres
Dans un dictionnaire bilingue, tout exemple d'emploi est en même temps
unité de traitement puisqu'il est toujours censé être
traduit. Il est théoriquement possible de distinguer parmi les
unités de traitement celles qui appartiennent au lexique et celles qui
relèvent du discours, puisque les premières sont susceptibles
d'être également traitées dans la langue
d'entrée, [226]
tandis que les secondes ne
seront que traduites. [227]
Le problème ne se pose évidemment qu'au niveau de l'unité
syntagmatique. Nous avons vu, dans la section précédente, que
Nicot qualifie un certain nombre d'items lexicalisés de "maniere de
parler", etc. Plus fréquentes sont les seules définitions:
La barre de parlement, c'est l'enclosture de ... // Barre de
temon, est vne piece de ... (ND 1573 s.v. Barre)
La bouche & les mains, en matiere de debuoirs deubs au Seigneur Feudal
par le vassal, c'est (ND 1573 s.v. Bouche)
Bras de mer, est vne course ... (N 1606 s.v. Bras)
La différence entre syntagme codé et syntagme libre est
relative; la possibilité d'analyser les éléments d'une
séquence fait montre d'une certaine liberté de construction:
"BRANCHER vn larron, c'est le pendre à la
branche d'un arbre" (T 1564). L'équivalence monolingue est
trompeuse lorsqu'elle concerne les items traductifs d'Estienne: dans "Petit
bateau, ou batelet" (T 1564 s.v. Bateau), c'est petit bateau qui
définit batelet et non l'inverse. [228] Dans ses articles
construits, Nicot introduit
généralement les séquences libres par le mot
comme, ou une expression équivalente, ou par la ponctuation; par
exemple, s.v. Abastardir (N 1606):
signifie mettre vne chose hors de son naturel, & luy faire prendre
estrenges qualitez, comme, Il a abastardi les moeurs des bourgeois,
Mores ciuium adulterauit, & par consequent signifie corrompre: il a
tout abastardi, Omnia corrupit
Il s'agit, en fait, d'exemples d'emploi. Lorsque Nicot se contente d'ajouter
des syntagmes aux listes d'items bilingues d'Estienne, il devient bien plus
difficile de statuer sur leur degré de lexicalisation: "Ioüer
la premiere table, ou Ioüer le premier" (N 1606 s.v. Table) et
"Faire bruit" (N 1606 s.v. Bruit p. 93, col. 2, ligne 33 --
répétition de 92.2.74 < Estienne) ont l'air plus
lexicalisés que "Bailler les noms des tesmoins" (N 1606 s.v
Bailler) sans que l'on soit autorisé d'en dire plus. Les syntagmes de
Nicot sont presque toujours donnés en fonction du français,
aussi sont-ils généralement plus sûrs que ceux (ambigus)
d'Estienne, et plus lexicalisés. [229] Le
statut lexical des items traductifs d'Estienne est ambigu pour deux raisons:
a) ils sont donnés en fonction du latin; b) aucun indice formel ne
distingue les syntagmes codés des syntagmes libres, puisqu'une
métalangue française pour le français fait presque
entièrement défaut aux premières éditions du
Dictionaire françois-latin. Leur valeur intrinsèque
compromise est reconnue par Brandon, [230] qui,
ailleurs, note que le nombre en est multiplié du fait de leur
répétition dans l'article de différents membres
importants de la séquence; ainsi, "La ligne ou (le)
cordeau du charpentier" est donné, dans E 1539, s.v. Ligne et
Cordeau. [231] Dans sa
deuxième
édition, Estienne continue à repeter ses items syntagmatiques;
par exemple, "Alleguer & produire sa clericature, ou sa tonsure, & demander
son renuoy par deuant son iuge d'eglise" figure, avec variations, s.v.
Alleguer, Clericature, Renvoy et Tonsure. Là où Estienne
réitère ses items, Nicot se sert assez souvent de renvois; par
exemple: "Bau de bite, voyez Bite" (ND 1573). Lorsque la
répétition se fait dans un même article, elle marque
davantage l'intention traductive des syntagmes français:
S'addonner a quelque estude ...
S'addonner a l'estude de droict ...
S'addonner en partie a l'estude de philosophie ...
S'addonner du tout a l'estude ...
S'addonner du tout a l'estude, abandonnant ses
... (E 1539 s.v. Addonner) [232]
Pourtant, le témoignage le plus frappant de la préoccupation
latiniste du Dictionaire françois-latin à ses
débuts est fourni par les items dans lesquels le mot-adresse fait
défaut; ainsi, dès 1539, on lit:
s.v. Guerre: "Lascher les gensd'armes sur l'ennemi"
s.v. Merveille: "Quelque chose qui aduient contre le
cours de nature, signifiant quelque mesaduenture
" [233]
Une entrée manifestement traductive lors de sa première
apparition peut, par suite de modifications apportées par les
éditions postérieures, acquérir un caractère
équivoque; dans E 1539, on lit les deux items successifs que voici:
Tablette ou les anciens escriuoyent comme nous
Tabula.
Les tablettes ou le testament estoit escript,
T 1564 met le premier tablette au pluriel et omet "Tabula.", reliant
les deux items au moyen de la virgule. ND 1573, enfin, rompt l'unité
des deux alinéas en remplaçant la virgule par un point:
Tablettes où les anciens escriuoyent comme nous
Les tablettes où le testament estoit escript,
Les syntagmes d'un article entier ne seront souvent que l'analyse du latin;
ainsi s.v. Arain (E 1539):
Arain ramassé, AEs collectaneum.
Masse d'arain, AEs graue.
Qui est d'arain, AEneus, AErarius.
Qui est d'arain, ou de cuyure, Ahenus.
Couuert d'arain, AEratus.
Pierre d'arain de quoy on fait le leton, l'arain,
Chalcitis.
Faict d'arain ou de cuyure, AEreus.
Qui ha de l'arain dessoubz, Subaeratus.
Plein d'arain, AErosus.
En revanche, Estienne confère parfois un statut constructionnel
à un item en le terminant par "& c.". Par exemple, dans E 1539,
on lit s.v. Advis: "Il est d'aduis que, & c. // Son aduis est de, &
c.", ou s.v. Bruit: "Le bruit est que, & c.". Le français
peut même gagner en couleur par rapport au latin; la même
édition donne s.v. Assembler: "Tant de choses uraisemblables
s'assemblent ensemble, Tot concurrunt verisimilia".
Parlant des ensembles syntagmatiques dans les dictionnaires français en
général, B. Quemada dit que "La reconnaissance de leur autonomie
lexicale a toujours été extrêmement floue, car les auteurs
ont longtemps négligé de distinguer -- mais le pouvaient-ils? --
/./ les suites de mots des syntagmes figés". [234] Nous avons vu que seul
Nicot (dans ses articles
construits) des auteurs du DFL-Thresor donne des
précisions
à ce sujet. Pour pouvoir tenter de décider du statut lexical des
syntagmes d'un état de langue passé, on a deux
possibilités: l'opinion des grammairiens et des lexicographes du
temps, [235] ou des
dépouillements
exhaustifs de textes. [236] Dans le cas qui nous
préoccupe, nous devons nous contenter des décisions de Nicot.
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