2.2.7.1. Mots 'fantômes'
Il arrive à Estienne et à Nicot, lexicographes
étymologisants cherchant à expliquer le sens des mots,
d'utiliser -- le dernier surtout -- des formes fictives, c'est-à-dire
qui sont présentées comme telles:
*basmier
*celerer
*coller
*horrer
*lue
*se armer d'une raison, *se couvrir d'une raison, *faire
son bouclier d'une raison, *faire sa targe d'une raison
*barlueur
Jusque-là, il n'y a pas de problème. Cependant, un mot dit
inusité peut avoir existé en français auparavant, sinon
du temps de Nicot. Par exemple, *arroyer et *desroyer "pas
vsité" (N 1606 s.v. Arroy) sont attestés par Huguet avant
Nicot; [300]
*compagner,
"inusité" (N 1606 s.v. Accompagner), avait fonctionné au
moins jusqu'en 1573 [301] et fut donné
comme synonyme de brigader dans E 1549 ("Brigader, Compaigner";
l'article subsiste dans N 1606); de même, le mot tail,
qualifié dans l'ordre alphabétique de languedocien et
"inusité au François" (N 1606), est attesté comme
français en 1390 et 1598 par le FEW. [302]
En revanche, le mot chartrier ("gardes des chartres, ou gardes des
Archifs, comme si vous disiez, Chartriers" N 1606 s.v. Archifs) est
supposé devoir attendre près d'un siècle pour se voir
répéter (FEW: Furetière 1690 - Acad
1878). [303]
"L'italien l'appelle Barlume, par analogie duquel mot
le François pourroit dire Barlueur, m.acut." (N 1606 s.v.
Barlue)
"ce que les faux basmiers (si on les peut ainsi appeler,
comme nous appelons les faux sauniers) nous en veulent faire à
croire" (N 1606 s.v. Basme)
"Est composé, & pur Latin, de ad & celerer
inusité, qui vient de celer" (N 1606 s.v. Accelerer)
"Composé de ad & coller inusité" (N
1606 s.v. Accoller)
"Abhorrere, & est composé ainsi que le Latin, mais
horrer simple n'est en vsage enuers les François, combien
que horrere le soit enuers les Latins" (N 1606 s.v.
Abhorrir)
"le mot est composé de cette diction Bar, laquelle
empire la signification de ce mot inusité, lue, pour
lueur" (N 1606 s.v. Barlue)
"Se targer d'une raison ... comme qui diroit Se armer,
se couurir, faire son bouclier d'une raison, En faire sa targe"
(E 1549 s.v. Targer)
Lorsque l'enregistrement postérieur est dû à Cotgrave, on s'en méfie, car celui-ci a tendance à recopier, quelquefois assez naïvement, une bonne partie de ce qu'il trouve chez Nicot. Ainsi, "Parler bref, ou plustost Bret, c'est bretonner" (N 1606 s.v. Bref) donne lieu chez Cotgrave à "BRET. Estre, ou parler, bret. To stammer, stut, or speake indistinctly"; "BROV de noix, fortè rectius, Brouil, car il brouille les doigts" (N 1606) produit en 1611 "BROVIL: m. as Brou". Cotgrave consigne également dans la nomenclature arroyer et desroyer mentionnés ci-dessus.
Il faut, pourtant, si on veut critiquer les variantes proposées par Estienne et Nicot, agir avec prudence. S'attaquant, en 1881, à la deuxième édition du Dictionaire françois-latin, Charles Thurot dit que "R. Estienne, comme un grand nombre de ses contemporains, est disposé à faire violence à l'usage pour le rapprocher de l'étymologie. Il invente même des formes, ainsi: "venredi, voyez vendredi," "graver quasi grafer," "dragee quasi tragee, il vient de Tragema," "orme ou oulme," turturelle, "falot pour phanot a ."" [304] Or, venredi est attesté deux fois au XIIIe s. par Littré et de 1200 jusqu'au début du XVIIe s. par le FEW; [305] graffee ("lame -") et graphe (< grapher) sont donnés, l'un en 1489, l'autre chez Marot, par Godefroy; Littré trouve oulme chez Saint-Gelais; phanot s'emploie en 1580; [306] on observe turturelle chez Charles d'Orléans (Littré) et encore en 1567. [307]
2.2.7.2. L'italique et le romain
Le système, établi par Estienne en 1532, [308] de la distinction
typographique du français
(italique) et du latin (romain), se voit modifié dans le Dictionaire
françois-latin, avec l'introduction d'autres langues, et surtout
dans le Thresor comparatiste, pour opposer le français à
tout ce qui n'est pas français. [309]
Ainsi, en plus du latin, l'allemand, l'anglais, l'espagnol, le flamand,
l'italien, etc., seront traités en romain ... sauf exception:
les Anglois ... appellent Andierns ... mot composé
de End ... & de Iern (T 1564 s.v. Landier)
L'Espagnol ... disant bramar & bramido. Mais l'Italien ...
bramar & brama (ND 1573 s.v. Bramer; N 1606 emploie ici le romain
pour les formes espagnoles et italiennes)
Flandri dicunt Bosc (E 1549 s.v. Bois)
L'Alemand l'escrit & prononce Landsknecht ... Les Landsknechts
sont en Alemagne & en Suisse ceux que ... (N 1606 s.v.
Lansquenet) [310]
Comme nous l'avons déjà vu, [311] la
langue d'oc a, dans le Thresor, un statut ambigu, pouvant figurer dans
la nomenclature mais s'opposant généralement au français:
Néanmoins, c'est au niveau de l'opposition fondamentale -- entre le français et le latin -- que l'équivoque est la plus fréquente et la plus gênante. Certains cas ne sont que momentanément troublants: ainsi, dans T 1564, "Brouyr, Bruser" est à interpréter comme 'adresse française + synonyme français' et non 'adresse française + équivalent latin' -- ND 1573 corrige la typographie; [312] de même, on admettra que la formule latine ad nutum est mise en usage français dans la séquence suivante: "Benefices reuocables ad nutum, Sacerdotia precaria" (E 1549 s.v. Benefice). Deux contextes méritent notre attention: les indications grammaticales et accentuelles mises à la suite de l'adresse et le latin populaire de la nomenclature botanique.
2.2.7.2.1. Indications grammaticales et accentuelles
En règle générale, les indications grammaticales et
accentuelles sont imprimées en romain. Dans la grande majorité
des cas, cependant, il est impossible de statuer sur leur appartenance
linguistique, à cause des formes abregées et de l'emploi du
point -- autant pour séparer les mots que pour marquer
l'abrègement. Ainsi, "m./masc./masculin." sont tous également
ambigus. "ac./acu./acut." et "p./pen./penac./penacu./penacut.", quoique
ayant l'air plus latins que français, ne le sont pas forcément
puisqu'on lit, s.v. Accent "Accent acut, ou esleué, Accentus
acutus " (N 1606 ) et, s.v. Aiseement "par traynee de l'accent
penacute" (ND 1573 -- cf. "la diction ... dite penacuta" N
1606 s.v. Accent). Parfois, un terme ne peut qu'être latin:
foemin. (N 1606 s.v. Mesle)
gener. (N 1606 s.v. Autour, Blaime, Blaphastre)
monosyllabum (N 1606 s.v. Beau, Ja)
num. (N 1606 s.v. Accordailles, Achées, Aiguesmortes)
passiuè (N 1606 s.v. Achevé)
plural. (N 1606 s.v. Assises)
reciprocum (N 1606 s.v. Heruper)
tempor. (N 1606 s.v. Hersoir)
adiectif. (N 1606 s.v. Aagé, Aagée, Brun, Lanice)
substantif. (N 1606 s.v. Aage, Abysme)
En pluriel, m. penac. (N 1606 s.v. Almoravides)
m. Pluriel (ND 1573 s.v. Acquests)
AOVST, m. Monosyllabe
Aouster, trisyllabe, acu.
Bernie, f. penac. disyll. [314]
BOVRREAV, m. acut. disyllab.
Brigandeau, m. trisyll. acut.
Heroïque, quadrisyll. com. gen. penac. adiect.
actiu. (N 1606 s.v. Accourcir, Assener, Assermenter, etc.)
ou français:
actif. (N 1606 s.v. Accousiner, [313]
Accoutrer, Acerer, etc.)
Parfois, la forme française est engagée dans un contexte
français imprimé en italique:
est diminutif. de Arc (N 1606 s.v. Arceau)
Le mot "pluriel" se trouvait déjà dans ND 1573 où il
était normalement en italique:
m. & pluriel (ND 1573 s.v. Achemes)
N 1606 utilise l'italique à l'occasion aussi:
> m. penac. & pluriel. (N 1606)
> m. pluriel (N 1606)
ARDANS, en pluriel. m. acut.
Ceci à côté de:
LAI, m. monosyl.
Vocabulaire mixte donc, mi-latin, mi-français. "Quadrisyll." est-ce
latin ou français? -- le FEW [315] donne la
date 1647 pour la première apparition du français
quadrisyllabe, lequel pourtant se trouve déjà, et en
italique, dans E 1549 s.v. Vendenge (Ø N. 1606).
2.2.7.2.2. Nomenclature botanique
Le latin vulgaire des noms de plantes, fonctionnant indifféremment en
latin ou en français, comme dans toutes les langues vulgaires, a, dans
le DFL-Thresor, un statut mal déterminé, lui
aussi. La
nomenclature renferme, entre autres:
PALMA CHRISTI, c'est une herbe ainsi nommee,
Croton, Ricinus (E 1549; FEW: depuis Fousch 1549) [316]
BRANQVE vrsine ... Acanthus. Les
architectes la nomment vulgairement Acanthe. voiez Branche
vrsine (T 1564)
BRANCHE VRSINE. espece d'herbe, Acanthus vel
Acanthe (T 1564)
BLEVET, ou aubifoin, Cyanus. Aucuns
l'appellent Baptisecula pource qu'elle nuyt aux faucheurs ...
Les anciens nommoient vne faulx ou faucille en latin Secula (T
1564) [317]
ARRESTE BOEVF ... Anonis ou Ononis. le
vulgaire des arboristes la nomment Resta bouis, & aucuns Remora
aratri qui signifie Arrest de boeuf ou de charrue, pourceque en
labourant ceste herbe de ces racines arreste les boeufs (T 1564)
Langue de cerf, Hermionitis: Les apothicaires Sclopendria &
lingua ceruina (T 1564)
SCOLOPENDRE vulgaire ou Langue de Cerf,
Splenium, Hemionitis. Les herbiers la nomment Scolopendria, &
Lingua ceruina (T 1564) [319]
ENVLE, ou Campane, Helenium, Inula les
Apothicaires les nomment Enula, les paisans, Campana ou
Enula campana (T 1564)
Tassette, herbe commune ... appelée ...
vulgairement par les Apothicaires, Bursa pastoris (T 1564)
> Tabouret ... espece d'herbe que les herboristes
Vne sorte d'arbre qu'on appelle Agnus castus, Vitex (E 1539; Ø
FEW)
Acanthe [Ø FEW] a l'air français s.v. Acanthe et
Branque
ursine, latin s.v. Branche ursine:
ACANTHE, voiez Branque Vrsine (T 1564 < E
1549 App. IV)
De même, baptisecula [Ø FEW] est enregistré
dans
l'ordre alphabétique, bien qu'il soit traité en mot non
français s.v. Bleuet:
BAPTISECVLA, voiez Bleuetz (T 1564)
En général, on oppose au latin populaire (en usage vulgaire) un
latin classique. En plus des exemples notés ci-dessus et qui
apparaissent dans la nomenclature, ajoutons:
LA PATIENCE, ou Parelle Lapathum, Rumex. Vulgo
Lapatium (T 1564) [318]
Pourtant, s.v. Aulnée, helenium et inula perdent leur
allure classique:
AVLNÉE, est l'herbe autrement
appelée Helenium, ou Enula campana ou Inula (T
1564) [320]
Le latin classique peut, bien entendu, faire défaut:
Bourse de bergier, herbe commune nommée par le vulgaire,
Bursa pastoris (T 1564)
S.v. Tabouret, bursa pastoris est imprimé en italique en 1564 et
en 1573:
Tabouret ... l'herbe communement dicte Bursa pastoris
[Suite] -- [Table
des matières]
appellent
Bursa pastoris (N 1606)