2.4. Synthèse typologioue et diachronique

Dans le premier chapitre, l'examen des pièces liminaires des différentes éditions du DFL-Thresor a révélé pour toutes un caractère bilingue, bien qu'à partir de la deuxième la langue visée soit le français et que dans le Thresor on ne parle que de cette langue. [385] Ayant étudié le contenu du texte du dictlonnaire, on doit maintenant qualifier ces affirmations.

Estienne 1539 est purement bilingue en ce que tous ses items sont établis dans le but de donner pour un mot ou syntagme français un ou des équivalents latins. Les paraphrases françaises ("Accusation & blasme, Crimen", "Aboli & hors d'usage, Abolitus", "L'aristologie, sorte d'herbe dont en y a de quatre sortes, entre lesquelles sont comprinses les coques de leuant, Malum terrae, Aristolochia") sont contingentes, produits secondaires de l'inversion du Dictionarium latinogallicum. À partir de 1549, cependant, le dictionnaire est intentionnellement à double sortie. Dans Estienne 1549, [386] tandis que les nombreuses séquences phraséologiques, tirées en très grande partie des écrits de Budé, ne sont toutes que traduites, le mot-vedette fait souvent l'objet d'un traitement d'équivalence en français, parfois à l'exclusion du latin, ou d'un essai d'étymologie. Un grand nombre des items ajoutés dans Thierry 1564 sont à la fois définis en français et traduits en latin: "AVGVRE, pour signe ou presage, Augurium", "se AVIANDER, c'est se repaistre Pascere se". [387]

Les informations concernant l'adresse française ne sont pas nécessairement rédigées en français, pourtant. Le latin est encore la langue de communication des érudits, qu'il s'agisse d'un Français parlant à un autre Français ou d'un Français parlant à un étranger. Ainsi, les discussions étymologiques de E 1549 et de T 1564, où il est question de signifiants et de signifiés français, latins, grecs ou hébraïques, se font fréquemment en latin. [388] Ici, il faut faire la distinction entre les termes de l'équation sémique, d'une part, et le discours lexicographique de base. Seuls les premiers - mot-adresse, exemple, paraphrase, équivalent - intéressent les traits de monolinguisme et de bilinguisme; l'origine linguistique de la métalangue de base est indifférente. Le fait que celle-ci est souvent le latin a dû, cependant, favoriser la diffusion du dictionnaire hors du territoire français, poussant Dupuys, en 1564, à faire état de son utilité pour l'étude du français à l'étranger. [389]

Autre conséquence de l'addition, en 1549, de remarques liminaires étymologiques, plusieurs articles du Dictionaire françois-latin sont dorénavant à double entrée: 1) adresse + étymologie, 2) adresse + équivalent(s) latin(s). Par exemple: "ABBAY. Semble que ce mot & sa suite soyent deriuez de ... // Abbay, Latratus". [390]

Il faut attendre la collaboration de Nicot, d'abord en 1573, ensuite et surtout en 1606 dans le Thresor, pour voir s'affermir le côté monolingue du dictionnaire. Non seulement le discours lexicographique de base (tout juste ébauché par Estienne en 1549, développé et étendu pour encadrer l'article par Nicot) est systématiquement rédigé en français, [391] mais aussi la majeure partie des nombreuses informations ajoutées aux articles existants ou fournies aux adresses nouvelles - indications grammaticales, définitions, remarques d'usage, exemples, mentions d'auteurs, étymologies, dérivés, remarques d'orthographe ou de prononciation, commentaires métamétalinguistiques - concernent les entrées. Les équivalents latins, lorsqu'ils existent, sont, pour la première fois, nettement subordonnés au français. [392] En fait, d'autres langues viennent souvent concurrencer le latin dans la séquence équivalentielle, surtout l'espagnol et l'italien. [393] Les traductions en plusieurs langues et dialectes, les étymologies comparatives, la recherche des 'cognates' et le traitement sémantique de ces derniers et des étymons, font du Thresor - en plus d'un dictionnaire monolingue (français) et d'un dictionnaire bilingue (français-latin) - un dictionnaire multilingue (français-latin-espagnol-italien-languedocien-grec-allemand...) et un dictionnaire comparatif. [394]

Le tableau suivant indique pour chaque édition du dictionnaire les traits qui déterminent son caractère essentiellement bilingue ou monolingue. Les données secondaires sont mises entre parenthèses: [395]

La langue visée est choisie par le lexicographe, la langue de sortie par le consulteur. E 1539, dans laquelle la langue visée est le latin, est essentiellement un dictionnaire bilingue de thème. Pourtant, la même édition sera, lorsque le consulteur voudra savoir si un mot-adresse y a telle forme graphique ou tel fonctionnement syntaxique, un dictionnaire monolingue. L'étudiant étranger, se servant de E 1539 pour se renseigner sur le sens d'un mot français, fera de l'ouvrage un dictionnaire de version. E 1549 et T 1564 prouvent leur utilité comme dictionnaires de version pour les étrangers étudiant le français, et fournissent un certain nombre d'informations - variantes, étymologies, définitions, remarques d'usage - à l'usager unilingue. Les informations ayant trait au français allant en croissant en 1573 et 1606, le Thresor, monolingue dans l'esprit de son auteur, l'est aussi pour la plupart de ses sorties.

Dictionnaire de langue dans sa première édition, le Dictionaire françois-latin ouvre la porte, avec l'addition en 1549 de noms propres, à l'encyclopédisme linguistique qui distinguera le Thresor, précurseur du Dictionnaire universel de Furetière. La langue enregistrée par Estienne en 1539 est le français de son temps et le latin classique; le latin des humanistes Estienne et Budé continue, dans E 1549, à se rattacher à la période classique, tandis que le français acquiert une dimension diachronique par l'addition d'un certain nombre d'étymologies. Cependant, ce sont les articles de Nicot, en 1573 et surtout en 1606, qui cherchent explicitement à établir la filiation historique de sens et de formes français (ou, à l'occasion, non français), d'enregistrer "la langue françoyse, tant ancienne que moderne". [396]

Dictionnaire restreint, en 1539, aux limites du contenu du Dictionarium latinogallicum de 1538, et restrictif en 1549, [397] le Dictionaire françois-latin est ouvert en 1564 à "tous mots, mesmes les plus fascheus de [la] langue Francoyse & esloingnez de l'vsage commun". [398] Toutes les classes lexicales sont représentées dans le Thresor. [399] Chez Nicot, l'extension va jusqu'à embrasser des mots dont l'identité française est suspecte ou refusée. Il recueille certains mots pour les critiquer: "TRVLLE ... N'est pas mot François, ains Grec corrompu & ConstantinopoIitain ... Et n'est cedit mot mis en ce dictionaire, si n'est pourautant qu'il se trouue en aucuns anciens liures François". Il arrive parfois aux critiques fournies par Nicot d'entrer en contradiction avec ce qu'on peut lire dans un autre endroit du Thresor. Ainsi, à la page 603, on lit: "SOVDARD ... Le François l'appelle aussi soudoyer ... le François ne peut bonnement dire soldat, sans Italienniser ou Espagnoliser, dequoy il n'a aucune contrainte, veu qu'il a les deux dessusdits, & plus beaux & plus seants à luy, que ledit Soldad", tandis que deux pages plus loin on rencontre: "Souldart ... Ceux qui parlent bien dient, Vn soldat"; l'article SALADE condamne la graphie celade qui se trouve consignée deux fois s.v. Bassinet. L'explication en est simple: les remarques des articles SOUDARD et SALADE datent de 1606, celles de SOULDART et de BASSINET remontent respectivement à 1549 (Appendice "Aucuns mots omis") et à 1573.

Les contradictions, les complexités, les inégalités du Thresor sont le résultat de l'accumulation d'informations et de méthodes de toutes sortes. L'oeuvre de 1606 est la somme de cinq éditions d'un dictionnaire qui marque les étapes conduisant de la lexicographie latinisante à une véritable lexicographie française.

[Suite] -- [Table des matières]