3. Les découvertes de lecture

3.0. Définitions

Par "découverte de lecture" nous entendons tout ce que l'oeil de l'utilisateur risque de rencontrer lors de la lecture d'un article de dictionnaire, qui, manquant à la nomenclature, pourrait y figurer.

Il y a, en fait, deux nomenclatures: l'une contient des items appartenant au système de classement connu, c'est-à-dire faisant partie du dictionnaire consultable; l'autre, cachée, est absente des entrées mais elle renferme des unites traitées par le lexicographe. C'est la seconde, les items cachés, qui entre dans la catégorie des "découvertes de lecture".

L'énoncé lexicographique, comme la phrase linguistique, possède deux constituants fondamentaux. L'unité de traitement, autonyme, constitue le sujet ou thème de la phrase, le traitement lui-même forme le prédicat ou propos. Lorsque le terme absent de la nomenclature (consultable) se trouve être le sujet d'une phrase lexicographique, c'est un item caché; simple élément de prédicat, donc employé et non traité par le lexicographe, il fait partie du vocabulaire oublié du dictionnaire. [1]

3.1. Items cachés

La frontière entre items bien classés et items cachés est très difficile à délimiter. Nous avons vu [2] qu'au niveau du classement alphabétique les erreurs sont relatives. Ainsi, dans le Thresor, EQUITABLE, GUISE et TENABLE, déplacés d'une vingtaine de lignes, sont assez facilement trouvables, tandis que AFFILS, BOQUE et BRUTHIER, dont le déplacement atteint une page ou plus, peuvent être considérés comme ou difficilement repérables ou absents de la nomenclature. Tout dépend de l'attitude du consulteur et de son degré de familiarité avec le dictionnaire. Ces six mots sont tous cachés dans une certaine mesure.

À l'intérieur de l'article, deux situations analogues ont une fréquence très élevée. Dans les listages d'items bilingues dus à Estienne, les confusions entre forme, fonction et sens, [3] l'influence du latin, [4] les additions mal placées et les remaniements malheureux, [5] concourent à mêler micro-articles, dont l'identité typographique est perdue depuis la troisième édition du Dictionaire françois-latin. [6] Ainsi, ARRESTÉ "Retentus, Coercitus, Status" (p. 46, col. 2, ligne 28) et ARRESTÉ "Vn homme - & posé" (47.1.19) encadrent tous les items de l'article ARREST; CHASSE est entouré de CHASSER "- hors" d'un côté, et de CHASSER "aux bestes sauuages" de l'autre. [7] Dans les alinéas construits dus surtout à Nicot, il n'est pas rare de rencontrer des dérivés ou composés du mot-adresse qui manquent en début d'alinéa au classement alphabétique ou dérivationnel: BACHOT s.v. Bac, BELITREAU s.v. Belitre, DANDINER s.v. Dandin. [8] Les renvois récupèrent un certain nombre d'informations; ainsi, les locutions mettre aucun hors des arçons et faire perdre à aucun les arçons, données s.v. Arceau, et qui ne sont pas enregistrées à l'article ARÇON, peuvent être repérées à partir de ARSON qui renvoie à ARCEAU. Lorsque le terme caché a avec l'adresse de l'article où il se trouve un rapport formel -- de dérivation ou de composition --, il est possible de le situer par la lecture. En revanche, quand il s'agit d'un lien purement sémantique ou conceptuel, il n'y a aucun moyen sûr de trouver l'item intentionnellement; [9] ainsi GRISART, donné comme synonyme de TAISSON, et FLAMMETES et FOLLETS, synonymes de ARDANS, manquent aux ordres alphabétique et étymologique. PONTONIER et BARQUEROL, membres du champ conceptuel de BAC, [10] font également défaut à la nomenclature consultable.

3.2. Vocabulaire oublié

Les unités de traitement sont engagées dans un discours métalinguistique qui est celui du lexicographe. Les mots de ce discours sont employés et non pas traités. Si le texte du dictionnaire était clos, tous les éléments du discours métalinguistique seraient traités à leur place dans la nomenclature. Le texte de tout dictionnaire réel n'est jamais entièrement clos, [11] celui du Thresor est béant.

Lorsqu'un terme oublié est utilisé dans la séquence définitionnelle (première metalangue), il y a très souvent entre lui et l'adresse un rapport sémantique. L'article BAN, par exemple, contient dans les différents paraphrases ou compléments de définitions du mot-adresse ou des dérivés ou composés de celui-ci, entre autres, les mots suivants: feudataire , arriere-feudataires, estagiers, termes relevant de la féodalité. Évidemment, plus Nicot développe le caractère encyclopédique de la séquence définitionnelle, comme dans l'article BAN, plus le lien sémique sera tenu.

Les constituants des exemples d'emploi entretiennent aussi, dans le cas des mots lexicaux, des relations notionnelles. Ainsi, on trouve à l'article BESTE des mots oubliés comme brute ("Bestes -s"), chevalin ("Beste -e"), arenes ("Quand les bestes estoient introduites aux - par bandes"). [12]

Totalement séparés du mot-adresse, et sur le plan formel et sur le plan sémantique, il y a les termes de la deuxième métalangue et ceux de la métalangue de base, articulatrice de l'article. Il s'agit alors de mots métalinguistiques: orthographe, dans une remarque sur l'orthographe d'un mot donné s.v. Ban; latiniser ("latinizez"), dans une remarque sur l'étymologie dans le même article; deduction (au sens de "raisonnement"), élément d'articulation du même article ("Suiuant cette deduction, Four & moulin Banier ... sera entendu ..."). (Cf. infra à 3.3.)

Puisqu'aucune classe lexicale n'est complètement enregistrée dans la nomenclature, on rencontre des mots outils parmi les mots oubliés. Ceux-ci peuvent avoir un contexte lexicographique typique: cedit, mot articulateur ("cedit mot" s.v. Acquests, Baron, "cette-dicte signification" s.v. Table); ou indifférent: avoir (auxiliaire), passim. [13]

3.3. Classes lexicographiques et classes lexicales

Les types d'éléments qui manquent à la nomenclature comprennent les suivants (nous donnons quelques exemples de chaque type):
  1. Vocables
    - brute, adj.: dans beste brute s.v. Aage, bestes brutes s.v. Beste, Chef, Corne, Hardelle, Langue [
    14]
    - flammete, n.f.: sing. s.v. Furole; pl. s.v. Ardans
    - pontonier, n.: s.v. Bac
    - feudataire, n.m.: sing. s.v. Ban, Fief; pl. s.v. Ban, Desherance, Vasselage; [15] arriere-feudataires s.v. Bac
    - orthographe, n.f.: s.v. Ban, Conseil, Lanceman, Ostage; ortographe s.v. Affermer, Ghirlande, Hlotaire, Loys, Nonprix; + orthographie s.v. Soldan, Solerre

  2. Acceptions
    - blanc, n.m. "point de mire": s.v. Bute ("vn blanc à viser"), Frapper ("frapper dedans le blanc"), Viser ("frapper dedans le blanc // vis[er] au blanc")
    - carte, n.f., sens géographique: s.v. Arrumer ("carte de nauigation // carte arrumée"), Rum ("arrumer vne carte // cartes de nauigation ou de mer // cartes de terre arrumées // carte // cartes pour la guerre // carte arrumée")
    - chef
    1. "chef-lieu": s.v. Bayonne, Bazaz, Beaucaire, Franchir, Nimes, Sinopi
    2. t. de blason: s.v. Cri, Crois, Dextrochere, Lambeau
    3. "sommet d'un mont": s.v. Talonner
    4. "point, division d'une matière": s.v. Eschequier, Proces, Requeste, Tantost
    5. "principale piece": s.v. Galion
    6. "première partie (d'un mot)": s.v. Eage, Village
    7. "premier jour": s.v. Rendez-vous ("le iour S. Remy chef d'Octobre")

  3. Syntagmes
    - bourses honteuses: s.v. Braye
    - mettre de couche: s.v. Bourdon, Joncher
    - par consequent: s.v. Abastardir, Accouveter, Accrocher, et passim (fréquence = 23)
    - au cas que: s.v. Laiz, Ostage

  4. Emplois grammaticaux
    a) partie du discours:
    - couver, verbe dans la nomenclature, substantif s.v. Accouveter
    - chef, substantif dans la nomenclature, adjectif s.v. Ambassade, Discussion
    b) genre différent:
    - coudre/couldre ("arbre"), masculin dans la nomenclature, féminin s.v. Arrousée, Avelaine [16]
    c) précision de genre (la nomenclature n'indique pas le genre par une étiquette ni le marque dans les exemples éventuels):
    - ancre: f. s.v. Aller ("nulles -s"), Bites ("- fichée"), Marér ("- adentée")
    - intervalle: m. s.v. Forlonger ("grand -"), Repeuë ("un -")
    - syncope: f. s.v. Astheure ("laquelle -"), Rençon ("la mesme -", "la dessusdicte -")

  5. Formes flexionnelles
    a) pluriel des noms; féminin et pluriel des adjectifs, participes, pronoms et déterminatifs [17]
    b) formes canoniques:
    - singulier d'un nom: chronique s.v. Almoravides, Artillerie, A tout, et passim (fréquence = 32) [18]
    - infinitif d'un verbe: attourner s.v. Achemer, Achemeresse, Encoronner

  6. Variantes
    - allaigre s.v. Cueur, allegre s.v. Taille, alegre s.v. Levrier; nomenclature = ALAIGRE
    - Allemand s.v. Belitre, Allemant s.v. Blason, Aleman s.v. Demi, Alemand s.v. Angar, et passim; nomenclature = ALMAN [19]
Comme éléments complémentaires, mentionnons:
  1. Les remarques d'usage:
    - Auber, Mot vsité parmy les gens de village: s.v. Aubain (Ø s.v. Auber et Hober)
    - Clabauder, mot vsité entre veneurs: s.v. Haroder

  2. Les définitions:
    - Bailler la pelotte l'vn à l'autre, Pelotter: s.v. Bailler (PELOTER n'est traité qu'en latin: "Ludere pila datatim")
    - Vne herbe haute de deux coudées à fueilles de laurier, mais plus molles, & de saueur fort picquante, que aucuns appellent faussement Raue, & les autres Passe rage, Lepidium: s.v. Herbe (cf. PASSERAGE "Nom d'herbe, Lepidum")
Comme autres types d'explicitation, rappelons la precision sémantique fournie au mot aigu par le contexte "accent aigu" s.v. Accent (cf. AGU "Acuminatus, Acutus, Exacutus"), et la précision grammaticale rendue à confederé/confederez par les contextes "Qui est allié & confederé auec nous" (s.v. Allier = participe) et "Les alliez & confederez d'vn Prince" (s.v. Allier = nom; cf. CONFEDEREZ "Foedere iuncti, Foederati" = participe, adjectif ou nom). [20] Ajoutons le cas de bastard (BASTARD "Nothus, Adulterinus" = adjectif/substantif), employé adjectivement dans fils bastard (s.v. Compagnon, Estat), bon-chrestien bastard (s.v. Bon-chrestien), legume bastard (s.v. Nele), maquereau bastard (s.v. Maquereau), persil bastard (s.v. Persil), pommes de courtpendu bastard (s.v. Pomme), saf(f)ran bastard (s.v. Quenoüille, Safran).

Toutes les classes lexicales sont représentées dans les éléments manquant à la nomenclature alphabétique. La classe la plus intéressante est sans doute celle des termes de grammaire, rares dans la nomenclature mais omniprésents ailleurs. Presque tous apparaissent pour la première fois chez Nicot; dans l'échantillon 'ABLT' (deux premières pages des lettres A, B, L et T), par exemple, on trouve: adverbe, alphabet, apherese, appellatif, article, denotation, feminin, indeclinable, masculin, phrase, possessif, pronom, verbe, introduits par ND 1573; actif, adjectif, composé, consonante, dialecte, diphthongue, infinitif, maniere de parler, onomatopoee, pluriel, reflexion, substantif, terminaison, trisyllabe, vocable, voyelle, dans N 1606. [21] Il ne faut pas croire, cependant, que Nicot faisait un emploi exclusif de cette terminologie; Estienne, auteur d'un Traicte de la grammaire francoise (1557), se servait déjà, de facon exceptionnelle, de substantif, par exemple, dans le Dictionaire francoislatin de 1539 (s.v. Avoir).

3.4. Provenance et causes des éléments absents de la nomenclature

Un sondage fait dans les deux premières pages des lettres A, B, L et T du Thresor (échantillonnage 'ABLT'), [22] permet d'y découvrir 576 éléments français -- vocables, acceptions, locutions, emplois grammaticaux, formes flexionnelles -- absents de la nomenclature. En les remontant dans le DFL-Thresor, et, par delà, dans le dictionnaire latin-français, à leur première apparition dans le même contexte immédiat, on arrive aux résultats suivants: [23] Faisons remarquer tout de suite que presque 80% des éléments sont le fait de Nicot, et que, d'autre part, plus de 78% (51 sur 65) de ceux que l'on peut trouver dans la première édition du Dictionaire françois-latin étaient déjà dans le Dictionarium latinogallicum. La presque totalité des occurrences consignées dans ND 1573 se retrouvent dans toutes les éditions du Grand dictionaire françois-latin (1593-1628). La contrepartie de l'accumulation d'éléments inaccessibles, quoique très restreinte, existe: ainsi les trois éditions, E 1549, T 1564 et ND 1573, à l'article BABOIN, emploient le mot oison en parlant d'une personne: "vng BABOIN, ung oison, Merae nugae. Cic.", là où la nomenclature ne l'utilise qu'à l'égard du petit de l'oie; N 1606 a simplement "BABOIN, & BABOVIN ... Nugator". [24] Un autre exemple est fourni par l'article TABLE, qui, dans les quatre éditions du Dictionaire françois-latin, contient l'entrée "Vne table de cuyure, d'arain, d'estain, ou plomb assez espesse, tellement qu'elle ne crique point", laquelle, dans N 1606, devient "Table de quelque metail que ce soit"; dans la nomenclature, le verbe CRIQUER n'est donné qu'avec le sujet herbes: "CRIQVER. Les herbes seiches criquent".

Quand un élément découvert fait partie d'une citation signée, on peut, sous réserve, l'attribuer à l'auteur de celle-ci. Par exemple, l'article BENNEL, qui consiste en une longue citation d'Enguerrand de Monstrelet (XVe s.), contient, entre autres, les mots suivants: entretant (entretant que), dessusdit, Aragonnois, empres, dessusnommé.

Un grand intérêt des mots cachés ou oubliés du Thresor (ou de tout autre dictionnaire) est la possibilité de compléter à maintes reprises les informations des dictionnaires étymologiques (tels que le Französisches etymologisches Wörterbuch ou le Trésor de la langue française). Tel mot y sera donné comme s'employant pour la première fois à une date postérieure, ou pour la dernière fois à une date antérieure; tel autre mot y paraîtra sans date ou sans précision de sens ou de fonction grammaticale; enfin, un certain nombre d'items lexicaux, surtout les syntagmes, manquent tout simplement aux dictionnaires historiques. Une démonstration de ce type d'enrichissement est fournie par une étude du volume de mots à étymon latin en r- du FEW en comparaison des données des dictionnaires d'Estienne et de Nicot. [25]

Les causes du non-enregistrement dans la nomenclature de tant d'éléments lexicaux sont évidentes et connues. Retournant, en 1539, son Dictionarium latinogallicum, Estienne se contenta en général de chercher ses adresses françaises parmi les équivalents des adresses latines, n'utilisant les traductions françaises des séquences phraséologiques latines que pour illustrer la nomenclature ainsi établie. [26] Ensuite, Nicot, se souciant moins d'augmenter la nomenclature que de la commenter, se servit dans ses explications d'une foule de termes dont il ne songea pas à faire des sujets d'article. [27] Fut-ce simple oubli de la part de Nicot, ou aurait-il, puriste, sciemment exclu certains mots? Lanusse est persuadé de la deuxième hypothèse. [28] Pour ne pas citer encore une fois l'article TRULLE, rappelons que, au contraire, Nicot faisait exprès d'inclure des termes pour les critiquer. [29]

[Suite] -- [Table des matières]