Il y a, en fait, deux nomenclatures: l'une contient des items appartenant au système de classement connu, c'est-à-dire faisant partie du dictionnaire consultable; l'autre, cachée, est absente des entrées mais elle renferme des unites traitées par le lexicographe. C'est la seconde, les items cachés, qui entre dans la catégorie des "découvertes de lecture".
L'énoncé lexicographique, comme la phrase linguistique,
possède deux constituants fondamentaux. L'unité de traitement,
autonyme, constitue le sujet ou thème de la phrase, le traitement
lui-même forme le prédicat ou propos. Lorsque le terme absent
de la nomenclature (consultable) se trouve être le sujet d'une phrase
lexicographique, c'est un item caché; simple élément
de prédicat, donc employé et non traité par le
lexicographe, il fait partie du vocabulaire oublié du
dictionnaire. [1]
3.1. Items cachés
La frontière entre items bien classés et items cachés
est très difficile à délimiter. Nous avons vu [2] qu'au niveau du classement
alphabétique les
erreurs sont relatives. Ainsi, dans le Thresor, EQUITABLE, GUISE et TENABLE,
déplacés d'une vingtaine de lignes, sont assez facilement
trouvables, tandis que AFFILS, BOQUE et BRUTHIER, dont le déplacement atteint une page ou
plus, peuvent être considérés comme ou difficilement
repérables ou absents de la nomenclature. Tout dépend de
l'attitude du consulteur et de son degré de familiarité avec
le dictionnaire. Ces six mots sont tous cachés dans une certaine
mesure.
À l'intérieur de l'article, deux situations analogues ont une
fréquence très élevée. Dans les listages d'items
bilingues dus à Estienne, les confusions entre forme, fonction et
sens, [3] l'influence du
latin, [4] les additions mal placées
et les remaniements
malheureux, [5] concourent
à mêler
micro-articles, dont l'identité typographique est perdue depuis la
troisième édition du Dictionaire
françois-latin. [6] Ainsi, ARRESTÉ "Retentus, Coercitus, Status" (p. 46, col. 2,
ligne 28) et ARRESTÉ "Vn homme - &
posé" (47.1.19) encadrent tous les items de l'article ARREST; CHASSE est entouré de
CHASSER "- hors" d'un côté, et de
CHASSER "aux bestes sauuages" de
l'autre. [7] Dans les
alinéas construits
dus surtout à Nicot, il n'est pas rare de rencontrer des
dérivés ou composés du mot-adresse qui manquent en
début d'alinéa au classement alphabétique ou
dérivationnel: BACHOT s.v. Bac, BELITREAU s.v. Belitre, DANDINER s.v.
Dandin. [8] Les renvois
récupèrent
un certain nombre d'informations; ainsi, les locutions mettre aucun hors
des arçons et faire perdre à aucun les
arçons, données s.v. Arceau, et qui ne sont pas
enregistrées à l'article ARÇON,
peuvent être repérées à partir de ARSON qui renvoie à ARCEAU.
Lorsque le terme caché a avec l'adresse de l'article où il se
trouve un rapport formel -- de dérivation ou de composition --, il
est possible de le situer par la lecture. En revanche, quand il s'agit d'un
lien purement sémantique ou conceptuel, il n'y a aucun moyen
sûr de trouver l'item intentionnellement; [9] ainsi GRISART, donné comme
synonyme de TAISSON, et FLAMMETES
et FOLLETS, synonymes de ARDANS,
manquent aux ordres alphabétique et étymologique. PONTONIER et BARQUEROL, membres du champ
conceptuel de BAC, [10] font
également défaut à la nomenclature consultable.
3.2. Vocabulaire oublié
Les unités de traitement sont engagées dans un discours
métalinguistique qui est celui du lexicographe. Les mots de ce
discours sont employés et non pas traités. Si le texte du
dictionnaire était clos, tous les éléments du discours
métalinguistique seraient traités à leur place dans la
nomenclature. Le texte de tout dictionnaire réel n'est jamais
entièrement clos, [11] celui du
Thresor est béant.
Lorsqu'un terme oublié est utilisé dans la séquence définitionnelle (première metalangue), il y a très souvent entre lui et l'adresse un rapport sémantique. L'article BAN, par exemple, contient dans les différents paraphrases ou compléments de définitions du mot-adresse ou des dérivés ou composés de celui-ci, entre autres, les mots suivants: feudataire , arriere-feudataires, estagiers, termes relevant de la féodalité. Évidemment, plus Nicot développe le caractère encyclopédique de la séquence définitionnelle, comme dans l'article BAN, plus le lien sémique sera tenu.
Les constituants des exemples d'emploi entretiennent aussi, dans le cas des mots lexicaux, des relations notionnelles. Ainsi, on trouve à l'article BESTE des mots oubliés comme brute ("Bestes -s"), chevalin ("Beste -e"), arenes ("Quand les bestes estoient introduites aux - par bandes"). [12]
Totalement séparés du mot-adresse, et sur le plan formel et sur le plan sémantique, il y a les termes de la deuxième métalangue et ceux de la métalangue de base, articulatrice de l'article. Il s'agit alors de mots métalinguistiques: orthographe, dans une remarque sur l'orthographe d'un mot donné s.v. Ban; latiniser ("latinizez"), dans une remarque sur l'étymologie dans le même article; deduction (au sens de "raisonnement"), élément d'articulation du même article ("Suiuant cette deduction, Four & moulin Banier ... sera entendu ..."). (Cf. infra à 3.3.)
Puisqu'aucune classe lexicale n'est complètement enregistrée
dans la nomenclature, on rencontre des mots outils parmi les mots
oubliés. Ceux-ci peuvent avoir un contexte lexicographique typique:
cedit, mot articulateur ("cedit mot" s.v. Acquests, Baron,
"cette-dicte signification" s.v. Table); ou indifférent:
avoir (auxiliaire), passim. [13]
3.3. Classes lexicographiques et classes lexicales
Les types d'éléments qui manquent à la nomenclature
comprennent les suivants (nous donnons quelques exemples de chaque type):
Comme éléments complémentaires, mentionnons:
- brute, adj.: dans beste brute s.v. Aage, bestes
brutes s.v. Beste, Chef, Corne, Hardelle, Langue [14]
- flammete, n.f.: sing. s.v. Furole; pl. s.v. Ardans
- pontonier, n.: s.v. Bac
- feudataire, n.m.: sing. s.v. Ban, Fief; pl. s.v. Ban, Desherance,
Vasselage; [15]
arriere-feudataires s.v.
Bac
- orthographe, n.f.: s.v. Ban, Conseil, Lanceman, Ostage;
ortographe s.v. Affermer, Ghirlande, Hlotaire, Loys, Nonprix; +
orthographie s.v. Soldan, Solerre
- blanc, n.m. "point de mire": s.v. Bute ("vn blanc à
viser"), Frapper ("frapper dedans le blanc"), Viser ("frapper
dedans le blanc // vis[er] au blanc")
- carte, n.f., sens géographique: s.v. Arrumer ("carte de
nauigation // carte arrumée"), Rum ("arrumer vne carte //
cartes de nauigation ou de mer // cartes de terre
arrumées // carte // cartes pour la guerre //
carte arrumée")
- chef
- bourses honteuses: s.v. Braye
- mettre de couche: s.v. Bourdon, Joncher
- par consequent: s.v. Abastardir, Accouveter, Accrocher, et passim
(fréquence = 23)
- au cas que: s.v. Laiz, Ostage
a) partie du discours:
- couver, verbe dans la nomenclature, substantif s.v. Accouveter
- chef, substantif dans la nomenclature, adjectif s.v. Ambassade,
Discussion
b) genre différent:
- coudre/couldre ("arbre"), masculin dans la nomenclature,
féminin s.v. Arrousée, Avelaine [16]
c) précision de genre (la nomenclature n'indique pas le genre par
une étiquette ni le marque dans les exemples éventuels):
- ancre: f. s.v. Aller ("nulles -s"), Bites ("-
fichée"), Marér ("- adentée")
- intervalle: m. s.v. Forlonger ("grand -"), Repeuë
("un -")
- syncope: f. s.v. Astheure ("laquelle -"), Rençon
("la mesme -", "la dessusdicte -")
a) pluriel des noms; féminin et pluriel des adjectifs, participes,
pronoms et déterminatifs [17]
b) formes canoniques:
- singulier d'un nom: chronique s.v. Almoravides, Artillerie, A
tout, et passim (fréquence = 32) [18]
- infinitif d'un verbe: attourner s.v. Achemer, Achemeresse,
Encoronner
- allaigre s.v. Cueur, allegre s.v. Taille, alegre
s.v. Levrier; nomenclature = ALAIGRE
- Allemand s.v. Belitre, Allemant s.v. Blason, Aleman
s.v. Demi, Alemand s.v. Angar, et passim; nomenclature = ALMAN [19]
Comme autres types d'explicitation, rappelons la precision sémantique
fournie au mot aigu par le contexte "accent aigu" s.v. Accent (cf.
AGU "Acuminatus, Acutus, Exacutus"), et la
précision grammaticale
rendue à confederé/confederez par les contextes
"Qui est allié & confederé auec nous" (s.v. Allier =
participe) et "Les alliez & confederez d'vn Prince" (s.v. Allier =
nom; cf. CONFEDEREZ "Foedere iuncti, Foederati" =
participe, adjectif ou nom). [20] Ajoutons le cas
de bastard (BASTARD "Nothus, Adulterinus" =
adjectif/substantif), employé adjectivement dans fils bastard
(s.v. Compagnon, Estat), bon-chrestien bastard (s.v. Bon-chrestien),
legume bastard (s.v. Nele), maquereau bastard (s.v.
Maquereau), persil bastard (s.v. Persil), pommes de courtpendu
bastard (s.v. Pomme), saf(f)ran bastard (s.v.
Quenoüille, Safran).
- Auber, Mot vsité parmy les gens de village: s.v. Aubain
(Ø s.v. Auber et Hober)
- Clabauder, mot vsité entre veneurs: s.v. Haroder
- Bailler la pelotte l'vn à l'autre, Pelotter: s.v. Bailler
(PELOTER n'est traité qu'en latin: "Ludere pila
datatim")
- Vne herbe haute de deux coudées à fueilles de laurier,
mais plus molles, & de saueur fort picquante, que aucuns appellent
faussement Raue, & les autres Passe rage, Lepidium: s.v. Herbe (cf.
PASSERAGE "Nom d'herbe, Lepidum")
Toutes les classes lexicales sont représentées dans les
éléments manquant à la nomenclature
alphabétique. La classe la plus intéressante est sans doute
celle des termes de grammaire, rares dans la nomenclature mais
omniprésents ailleurs. Presque tous apparaissent pour la
première fois chez Nicot; dans l'échantillon 'ABLT' (deux
premières pages des lettres A, B, L et T), par exemple, on trouve:
adverbe, alphabet, apherese, appellatif,
article, denotation, feminin, indeclinable,
masculin, phrase, possessif, pronom,
verbe, introduits par ND 1573; actif, adjectif,
composé, consonante, dialecte,
diphthongue, infinitif, maniere de parler,
onomatopoee, pluriel, reflexion, substantif,
terminaison, trisyllabe, vocable, voyelle, dans
N 1606. [21] Il ne faut pas
croire, cependant,
que Nicot faisait un emploi exclusif de cette terminologie; Estienne, auteur
d'un Traicte de la grammaire francoise (1557), se servait
déjà, de facon exceptionnelle, de substantif, par
exemple, dans le Dictionaire francoislatin de 1539 (s.v. Avoir).
3.4. Provenance et causes des éléments absents de la
nomenclature
Un sondage fait dans les deux premières pages des lettres A, B, L et
T du Thresor (échantillonnage 'ABLT'), [22] permet d'y découvrir 576
éléments français -- vocables, acceptions, locutions,
emplois grammaticaux, formes flexionnelles -- absents de la nomenclature.
En les remontant dans le DFL-Thresor, et, par delà,
dans le dictionnaire latin-français, à leur première
apparition dans le même contexte immédiat, on arrive aux
résultats suivants: [23]
Première apparition dans le texte du DFL-Thresor | Existence primitive | ||
---|---|---|---|
E 1539 | 65 (11,3%) | Thesaurus 1531 | 5 |
Thesaurus 1536 | 3 | ||
DLG 1538 | 43 | ||
E 1539 | 14 | ||
E 1549 | 30 (5,2%) | DLG 1546 | 2 |
E 1549 | 28 | ||
T 1564 | 16 (2,8%) | T 1564 | 16 |
ND 1573 | 114 (19,8%) | E 1549 App. I et II | 6 |
ND 1573 | 108 | ||
N 1606 | 351 (60,9%) | N 1606 | 351 |
Total: | 576 |
Quand un élément découvert fait partie d'une citation signée, on peut, sous réserve, l'attribuer à l'auteur de celle-ci. Par exemple, l'article BENNEL, qui consiste en une longue citation d'Enguerrand de Monstrelet (XVe s.), contient, entre autres, les mots suivants: entretant (entretant que), dessusdit, Aragonnois, empres, dessusnommé.
Un grand intérêt des mots cachés ou oubliés du Thresor (ou de tout autre dictionnaire) est la possibilité de compléter à maintes reprises les informations des dictionnaires étymologiques (tels que le Französisches etymologisches Wörterbuch ou le Trésor de la langue française). Tel mot y sera donné comme s'employant pour la première fois à une date postérieure, ou pour la dernière fois à une date antérieure; tel autre mot y paraîtra sans date ou sans précision de sens ou de fonction grammaticale; enfin, un certain nombre d'items lexicaux, surtout les syntagmes, manquent tout simplement aux dictionnaires historiques. Une démonstration de ce type d'enrichissement est fournie par une étude du volume de mots à étymon latin en r- du FEW en comparaison des données des dictionnaires d'Estienne et de Nicot. [25]
Les causes du non-enregistrement dans la nomenclature de tant d'éléments lexicaux sont évidentes et connues. Retournant, en 1539, son Dictionarium latinogallicum, Estienne se contenta en général de chercher ses adresses françaises parmi les équivalents des adresses latines, n'utilisant les traductions françaises des séquences phraséologiques latines que pour illustrer la nomenclature ainsi établie. [26] Ensuite, Nicot, se souciant moins d'augmenter la nomenclature que de la commenter, se servit dans ses explications d'une foule de termes dont il ne songea pas à faire des sujets d'article. [27] Fut-ce simple oubli de la part de Nicot, ou aurait-il, puriste, sciemment exclu certains mots? Lanusse est persuadé de la deuxième hypothèse. [28] Pour ne pas citer encore une fois l'article TRULLE, rappelons que, au contraire, Nicot faisait exprès d'inclure des termes pour les critiquer. [29]
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