Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe

[Retour à la Table des communications]

La place de Le origini della lingua italiana dans l'itinéraire étymologique de Muratori

Fabio Marri

Università di Bologna
Centro di Studi Muratoriani di Modena

Ai diciannove mesi passati in questi studi :
« ...questi i diletti, l'amor, l'opre, gli eventi ? »

Tout d'abord, Lodovico Antonio Muratori (1672-1750) ne voulait pas s'occuper d'étymologie : il se considérait comme un historien, et dans le dessein de son opus maximum (les Antiquitates Italicae Medii Aevi, dont les six tomes paraîtront en 1738-42 pour compléter les vingt-quatre tomes des Rerum Italicarum Scriptores, 1723-38) [1], il avait prévu une seule dissertation sur l'origine de la langue italienne, qui deviendra le numéro XXXII. Une première version de cette étude était déjà prête en mai 1727, comme Muratori l'écrivit à son ami de Sienne Uberto Benvoglienti [2].

Le nom de Ménage était à peu près synonyme de fiabilité, un port sûr pendant les navigations de la langue. Benvoglienti aussi n'hésitait pas, plus d'une fois, à s'appuyer sur lui à propos d'étymologie [3].

L'admiration initiale de Muratori pour Le origini della lingua italiana est témoignée aussi dans un passage de la dissertation XXXIII De origine sive etymologia, élaborée entre octobre 1729 et mars 1730, puis publiée en 1739 tout de suite après la XXXII :

J'ai retrouvé, dans la Biblioteca Estense de Modène (dont Muratori était le préfet, et où Charles de Brosses ira le connaître en hiver 1739-40) [5], l'exemplaire des Origini 1685 [6] directement consulté et annoté en marge par le modénais (la main de Muratori est sûre, à mon avis, pour trois des huit apostilles, à giù, sponda, zio ; très probable pour les autres). Les annotations concernent les mots :

On peut faire au moins deux remarques : les citations muratoriennes datables renvoient aux années 1725-6, et se rapprochent de la composition de la dissertation XXXII (commencée en novembre 1726) ; il n'y a pas de critique envers Ménage, mais au maximum quelques mises au point. Muratori est encore dans la phase de Ménage « oracle ».

En vérité, Muratori avait plus d'une bonne raison pour apprécier Ménage : déjà son maître, Benedetto Bacchini, tenait l'angevin en considération, comme le montre le compte-rendu favorable de l'Historia mulierum philosopharum, avec l'annexe Lezzione sopra il sonetto VII di Francesco Petrarca (Lyon, Anisson, 1690), dans la revue du même Bacchini Giornale de' Letterati, Parme, IX, 1690, p.206-10 [15].

L'autre ami influent du jeune Muratori, Giovan Gioseffo Orsi, estimait également Ménage, et le recommandait au modénais dans sa lettre de Bologne, le 13 août 1703 :

Il faut ajouter que Orsi et Muratori pouvaient trouver aussi en Ménage celui qui avait traité d'un « ton polémique, même agressif » [17] Dominique Bouhours, contre les Entretiens d'Ariste et d'Eugène et La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit duquel les Italiens menèrent de longues querelles, conclues avec les deux tomes d'Orsi, Considerazioni sopra un libro franzese intitolato 'La manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit' [...]. Si aggiungono tutte le scritture che in occasione di questa letteraria contesa uscirono a favore e contro al detto Marchese Orsi (Modena, Soliani, 1735).

Une autre impulsion à tirer profit du travail érudit de Ménage vint à Muratori de Filippo Argelati, lui aussi bolonais, mais établi à Milan où il réussit en tant que célèbre libraire et éditeur (il conduisit la Société Palatine à la publication des ouvrages historiques muratoriens) : dans une lettre du 2 juillet 1716, il offrait plusieurs livres, parmi lesquels se trouvaient les ménagiennes Observations sur la langue françoise [18]. Cet ouvrage devait plaire à Muratori entre autres pour la critique constante faite à Bouhours [19].

Quoi qu'il en soit, on peut penser que, aux premiers temps, Muratori vit Ménage et son œuvre avec sympathie. Il y a aussi d'autres points d'affinité entre nos deux savants : par exemple, l'intérêt montré à l'égard du droit, par Ménage avec les Iuris civilis amoenitates (1664, 1677 : dédiées en bonne partie à l'étymologie de mots juridiques latins), et, par Muratori, surtout avec le traité polémique Dei difetti della giurisprudenza (1742) ; ou les études consacrées, par l'un et l'autre, à Pétrarque et au Tasse ; ou la jonction de littérature et langue, c'est-à-dire l'attention accordée d'abord à la poétique, avec une immédiate extension aux faits de langue (voir, respectivement, les Observations sur la poësie de Malherbe (1666) et la Perfetta poesia italiana) [20].

Et, si l'on pénètre davantage dans le domaine de l'histoire linguistique, on rencontre un ouvrage dont la consultation s'imposa à Ménage et à Muratori de la même façon : le Glossarium de Charles Du Cange (1678), où tous les deux trouvèrent les attestations du latin « bas » et « barbare » qu'ils cherchaient [21].

Mais cette communauté d'esprit ne suffit plus, à un certain moment, à Muratori : ses recherches historiques ultérieures, la connaissance et l'édition d'un nombre impressionnant de documents latins médiévaux, avaient convaincu le modénais que les résultats ménagiens n'étaient point satisfaisants. Son changement d'avis est décrit à la suite du passage de la dissertation XXXIII (de 1729-30, comme l'on disait) rapporté ci-dessus (colonne 1113) :

Et, plus bas (col. 1117) :

Muratori dénonçait deux différences substantielles de méthode et d'idéologie historique : l'inclination ménagienne prédominante à tirer ses étymologies du latin, et la documentation faible ou inexistante des passages intermédiaires supposés dans les tristement célèbres « échelles » [24].

Dans la correspondance muratorienne aussi l'on découvre quelques échos de perplexités ou de refus. Déjà Benvoglienti avait ironisé, en 1716, sur une des plus étonnantes échelles ménagiennes :

Et encore le 11 novembre 1729 (pendant la période où Muratori écrivait la dissertation étymologique), en regrettant la mort de Anton Maria Salvini :

Et le 10 mars 1730, quand Muratori se préparait à lui transmettre la copie manuscrite de son travail :

On constatera beaucoup moins de diplomatie dans une lettre envoyée le 1er juin 1748 à Muratori par son secrétaire et collaborateur Pietro Ercole Gherardi, qui de Venise se hâtait de critiquer la traduction italienne du premier volume de la Cyclopaedia d'E. Chambers (que déjà Muratori avait défini un « zibaldone », un fouillis) :

Cette lettre manifeste le point de vue final de Muratori et de son entourage, après l'expérience des recherches linguistiques et la désillusion qu'on a documentée : mais il convient d'avouer que les Origini restent la base du travail étymologique de Muratori, et surtout du Catalogus annexe à la dissertation XXXIII, un vrai dictionnaire de mots dont on prétendait l'origine inconnue.

Chaque lemme est rédigé selon un schéma presque fixe, où en premier lieu on cite l'opinion de Ménage, que suivent la discussion et les nouvelles hypothèses de Muratori. Dans les 648 articles du Catalogus, Ménage est cité (si mes comptes sont exacts) 461 fois : il n'y a personne dont le nom revienne si souvent (l'antagoniste de Ménage, Ottavio Ferrari, est appelé en jeu 'seulement' 192 fois ; après ces deux savants vient Du Cange). Et il faut ajouter les citations des Origini dans les 34 autres articles épars dans des dissertations diverses, et surtout dans la discussion générale de XXXII et XXXIII.

[Suite]


Notes

1. Les deux ouvrages (initialement, le même ouvrage, se composant de l'édition des historiens du Moyen Âge et d'une partie conclusive « diplomatique ») furent publiés par la Societas Palatina de Milan dans le même format in-folio, en latin, sauf naturellement les histoires écrites dans les vulgaires italiens. Pour dates et titres des dissertations linguistiques voir la bibliographie.

2. « Io non son voluto entrare nell'origine delle parole volgari, perché ho creduto che sufficientemente abbiano soddisfatto in tale ricerca il suo Celso Cittadini, il Ferrari, e spezialmente il Menagio. » (Muratori 1983 : 169). J'ai déjà discuté la chronologie de la composition des dissertations linguistiques dans mes travaux (Marri 1981 : 73-9 ; 1988 : surtout à la page 154, note 3 ; 1989 : 105-7).

3. Ainsi il écrivait à Muratori, le 17 juin 1715 : « il nome Tolomei mi penso che sia corrotto da quello di Bartolomeo, com'anco lo tiene il Menagio nell'Origini della lingua italiana. » Et encore, seize ans après (10 août 1731) : « il nome Tolomei credo col Menagio nell'Origine della lingua italiana che fosse corruzione del nome Bartolomeo. » (Muratori 1983 : respectivement aux pages 91-2 et 203). Le 13 mai 1720, le même Benvoglienti se référait à Ménage étymologiste du français pour faire mieux comprendre à Muratori une question militaire du Moyen Âge : « L'abate Menagio nelle sue Etimologie alla voce Bacheliers osserva che v'erano molti soldati che andavano armati solo di scudi e di bastoni, e a questo proposito cita un capitolare di Carlo Magno [...] » (p.121).

4. Muratori 1739 : II, col. 1113. Il n'y a aucun changement de substance dans la traduction italienne (1751 : II, 149). Pour mieux comprendre le parallèle, il faut rappeler que sur un trépied était assise la Pythie de Delphes ; cette image est propre à Muratori, qui l'avait déjà employée, par exemple, dans ses Riflessioni sopra il buon gusto, II, Cologne (mais Naples), Panvinio, II, 1715, p.243 : « Essendo occulti i fini di Dio [...] si vorrà andar cauto ad ispiegare dal tripode in tali casi la mente segreta di Dio ».

5. Cf. Daniel Droixhe, La linguistique et l'appel de l'histoire, Genève-Paris, Droz, 1978, p.204.

6. Il n'y a pas l'édition de Paris, Marbre-Cramoisi, 1669, et je ne crois pas que Muratori l'ait connue.

7. Entre les deux mots il y a un pâté d'encre.

8. Ménage citait, comme exemple du verbe ammiccare, le Purgatoire de Dante, XXI 109 « io pur sorrisi come l'uom ch'ammicca », en répétant les explications de la Crusca ('accennar con gli occhi') et de Ludovico Castelvetro ('fare alcun atto per significare ad altrui alcuna cosa'), envers laquelle il déclarait sa préférence. Muratori précise ultérieurement la glose de son concitoyen et maître idéal Castelvetro, par un renvoi au Comentum super Dantis Aldigherij Comoediam du trécentiste Benvenuto Rambaldi de Imola (dont la Biblioteca Estense possède un manuscrit du XVe siècle, coté Lat. 467 et souvent rappelé dans les Antiquitates). Voir l'édition moderne « curante Jacobo Filippo Lacaita » (Firenze, Barbèra, 1887, vol. IV, p.19), « qui inclinat faciem connivendo » (varia lectio : annuendo).

9. Le Chronicon Vulturnense (de l'an 1108 et suivants) avait été publié par Muratori même dans le tome I, 2 (1725) des Rerum Italicarum Scriptores : ici, à la page 434, colonne de droite, sub B, on lit : « Has autem suprascriptas terras [...] debeatis [...] seminare, & labores ipsos conciare, metere, & recolligere, & debeatis vineas pastinare, & legibus ipsis conciare ». La citation de Muratori veut confirmer le renvoi ménagien de l'italien concime au bas latin conciare.

10. C'est-à-dire, Stephani Baluzii (Etienne Baluze, 1630-1718), Regum Francorum Capitularia, 1677, deux tomes. La citation reviendra dans la dissertation XXXII des Antiquitates, II, 1016 : « In legibus Alemannicis cap. 45 tom. I pag. 69 Capitular<ium> Baluzii occurrit pausare arma sua josum. Nunc dicimus posar giù le sue armi » ; tout de suite, Muratori se rapporte à l'autorité de Vossius (déjà cité dans les Origini) et de Du Cange (qui, s.v. PAUSA, a lui-même le lieu de la Lex Alemannica, mais dont Muratori ne dépend pas), enfin rappelle (avec doutes) l'étymologie (exacte) deorsum de Ménage.

11. Voir encore les R.I.S., VI, 1725, colonne (non page) 304, où la suite (c'est-à-dire, le deuxième livre) « Oberti Cancellarii » des Annales Genuenses Caffari est publiée : « Quum Elemanus Pisanus vidit nostram [scilicet : aciem] retroire, clamavit voce Pisana : Filii de male Putte. Vos fugitis battaliam, nam isti sunt barbae de Pisis ». Le passage sera encore cité par Muratori dans la dissertation XXXIII, col. 1268.

12. Citation abrégée du Chronicon Parmense, 1726, col. 860, à l'an 1307 : « Quidam vero de Guidonis, & quidam de Boschettis & de Rangonibus cum certis suis sequacibus [...] spondam fecerunt contra illos, qui dicebantur ab antiquo partis de Grisulfis seu Imperii, sive Ghibellinis ».

13. Dans le Chronicon Vulturnense (voir note 9), R.I.S., I, p.506, colonne de droite (Offertio de terris in territorio Teanense, an 1028), on lit : « terra, qui fuit Adilgari Clerici thio meo ».

14. Correction exacte : tartaruga, dans les Origini, est traitée à la p.465.

15. Cf. Martino Capucci, Renzo Cremante et Giovanna Gronda, La biblioteca periodica. Repertorio dei giornali letterari del 6-700 in Emilia e in Romagna, vol. I (1668-1726), Bologna, Il Mulino, numéro 521 à la p.163.

16. Muratori 1984 : 162. Les ouvrages ménagiens cités sont les Observations et corrections sur Diogène Laerce (1663), nouvelle édition, Amsterdam, 1691 ; Anti-Baillet, La Haye, 1690, qui sera réimprimé à la suite de A. Baillet, Jugemens des Sçavans sur les principaux ouvrages des Auteurs (Paris, 1686), jusqu'à la « nouvelle édition augmentée [...] par Mr. de la Monnoye », Amsterdam, 1725. Les Jugemens (et, probablement, aussi l'Anti-Baillet) seront envoyés par Muratori au médécin et poète de Ferrare Giuseppe Antonio Vaccari Gioia en novembre 1714 (v. Muratori 1978 : 21-2).

17. Cf. Ayres-Bennett 1993 : 32 ; et, en ce Colloque, les communications de J.C. Pellat et A. McKenna (qui a parlé, en outre, des tendances jansénistes et de l'anti-jésuitisme de Ménage, qui seront communs à Muratori).

18. Cf. Muratori 1976 : 27. Nous ne savons pas si le modénais accepta l'offre, parce que la correspondance des trois années suivantes est perdue : maintenant, la Biblioteca Estense ne possède pas les Observations, mais uniquement l'édition de Paris (Briasson, 1750) du Dictionnaire étymologique de la langue françoise.

19. Cf. Ayres-Bennett 1993 (surtout aux p.26, 30, 32), où s'impose le renvoi à l'étude fondamentale de I. Leroy-Turcan (1991), qui constitue le dieu tutélaire de ce Colloque.

20. Ménage, dans la préface aux Origini, affirme que le débat pétrarquesque avec Chapelain, et la sentence de la Crusca favorable à lui-même, puis la nomination comme membre de l'Académie « furono un forte incentivo per farmi applicare con ogni maggior fervore e diligenza allo studio della gentilissima favella italiana ». Cf. Ayres-Bennett 1993 : 34 : « Il ne serait pas surprenant de trouver également des rapports entre les Observations de Ménage et ses commentaires à lui [Vaugelas] sur l'usage poétique de Malherbe ».

21. Sur l'importance de Du Cange pour la recherche historique-étymologique de Ménage, cf. Zehnder 1939 : 43-4 (relativement à la seconde édition des Origini) ; M. Vitale, « Sommario elementare di una storia degli studi linguistici romanzi » (in Preistoria e storia degli studi romanzi, Milano-Varese, Cisalpino, 1955, p.5-169), p.52 ; et surtout les études récentes de I. Leroy-Turcan (1991 : 21 ; 1993 : 211, à propos de « l'influence déterminante de Du Cange »).

22. La traduction de 1751 ajoute une allusion, pas trop favorable et non plus exacte, à la Crusca (à laquelle Muratori fut agrégé le 23 juillet 1746) : « ... con istupirmi, come essendo passato quel libro sotto la revista de gli Accademici della Crusca, non si fosse osservato aver ben egli rettamente esposte l'origine [sic] di molte voci, ma in altre aver egli lavorato troppo a capriccio » (p.149).

23. La phrase est supprimée dans l'édition italienne.

24. Sur cette problématique, cf., par exemple, Zehnder 1939 : 45, 72 et passim ; Vitale 1955 (cf. note 21) : 61 ; Leroy-Turcan 1991 : 183-4, et 1993 : 212-4 en particulier.

25. La traduction 1751 des deux morceaux ne présente aucune différence substantielle.

26. Muratori 1982 : 432. Letame n'est pas dit par mépris : c'est le mélange avec d'autres choses qui compromet sa qualité (ainsi : « una congerie di spazzature, di cascami, di rottami », comme le pourraient être les fausses étymologies).