F. Marri, "La place de Le origini della lingua italiana dans l'itinéraire étymologique de Muratori"

Ma tâche, maintenant, est de passer en revue les rappels les plus significatifs de Muratori à Ménage, en les échelonnant le long des treize années au moins, de 1726 (ou avant) à 1739, d'élaboration de l'ouvrage muratorien ; je me sers aussi des répartitions de Zehnder, afin de confronter les différentes méthodes d'investigation et leurs résultats. Mais je ne tomberai pas dans la tentation de compter les étymons justes ou faux, dans la totalité ou en partie etc. : cela me semble contraire à l'histoire, et surtout impossible à résoudre, en présence de nombreux cas où Ménage autant que Muratori donnent plus d'un étymon, indifféremment ou avec de subtiles nuances [27].

À l'intérieur de la dissertation XXXIII (1739, col. 1093-9), il y a un premier Catalogus aliquot vocum Italicarum, quarum origo aut ignota, aut dubia est : ce n'est pas, comme le second Catalogus, une discussion détaillée sur chaque étymon, mais essentiellement une liste de mots, quelquefois accompagnée d'explications sommaires. Souvent il est question de mots traités par Ménage ; Muratori, génériquement, dit d'avance qu'il n'est pas convaincu des étymologies proposées, mais qu'il ne sait pas (à la différence du second Catalogus) quoi mieux conjecturer. J'ai découvert les deux esquisses primitives du premier Catalogus aux Archives d'Etat de Modène [28] : elles portent le titre, respectivement, de Parole Italiane delle quali non si sà l'origine (alpha : la main est celle du ci-dessus nommé Gherardi), et de Catalogus nonnullarum vocum Italicarum, quarum origo aut ignota aut dubia est (ß : autographe de Muratori). La section alpha doit être bien ancienne, si elle est encore presque toute en langue italienne, tandis que les manuscrits des Antiquitates sont en latin ; ß est issue de là. Plutôt rarement apparaît le nom de Ménage : on le trouve s.v. BOZZIMA à partir de ß, selon cette succession :

Quant au signifié, Muratori avait ses bonnes raisons de rejeter celui des Origini, p.119 (bozzima était, en réalité, une pâte visqueuse pour imprégner, imbozzimare, les tissus) [29] ; pour ce qui en est de l'étymon, la busa 'enfiatura' ménagienne a été bientôt remplacée par le grec apòzema 'décoction' [30].

Plus souriante est l'annotation apposée à GERGO, qui ne présente pas de variations appréciables de alpha-ß à l'édition de 1739, col. 1096, dont je transcris :

L'ironie s'appliquait au curieux procédé des Origini, p.249, qui après avoir discuté plusieurs étymons éclatait : « L'ò trovato. Eureka, eureka. Fu detto gergo da barbaricus », poursuivant avec une échelle à neuf membres [32]. Plus modestement, Muratori renonçait à de nouvelles hypothèses [33].

La méthode plus terre-à-terre de Muratori est vérifiable dans un troisième cas de renvoi à Ménage, celui de RUGA, RUA 'rue'.

Le modénais ne s'intéressait pas tellement à l'origine lointaine des termes, mais à leur documentation en cartes médiévales, comme celle d'après Baluze ici citée (déjà en Du Cange, s.v. RUA, avec la datation 870). Si quelqu'un voulait remonter plus loin, qu'il essayât : Muratori se contentait d'avoir montré l'affinité entre les mots italien et français [35]. Il faut préciser que l'étymon grec cité était proposé par Ménage à p.409, et par Du Cange s.v. RUGA ; tandis que s.v. RUA on lisait d'autres hypothèses, y compris le grec rhyo 'fluo'.

Mais la présence de Ménage est vérifiable en filigrane même quand l'angevin n'est pas mentionné [36] ; bien mieux, je pense que le premier Catalogus n'exprime rien d'autre que la perplexité muratorienne face aux hasards des Origini. Voir, par exemple, razza, col. 1088 (=ß ; en alpha il n'y avait que le titre du lemme), confronté au fr. race et commenté : « An utraque vox a Radix prodierit, justa adhuc dubitandi causa est ». Ou, encore, sovente 1099 (=ß ; plus bref en alpha) : le subinde sur lequel Muratori admet son doute est l'étymon de Castelvetro, accepté (« sicuro ») en Origini, 443.

En quelques occasions, Muratori pouvait être un peu plus généreux envers Ménage : comme pour presciutto, prosciutto, signalés en alpha par Gherardi sans explication, mais complétés par Muratori en ß (= éd. 1739, col. 1098, et 1751, p.132) :

Exception faite pour les formes modénaises, les matériaux de ce lemme étaient tous en Origini, 387 : Ménage préférait perna, mais ajoutait la suggestion (exacte, selon les étymologistes modernes) de Carlo Dati sur sciutto 'asciutto'.

Parfois, Muratori s'est persuadé : ni le premier ni le second Catalogus comprennent assai, qui avait été inséré par la main de Muratori sur alpha, en ces termes :

La rédaction ß est plus réduite, puis rayée définitivement :

Mais l'édition ne comprend plus assai parmi les mots en question, évidemment parce que Muratori a saisi les bonnes raisons des Origini (66-7).

Quittons pour quelques instants les travaux étymologiques des Antiquitates, en passant à une autre activité muratorienne, dont j'ai déjà montré l'intime connexion avec le reste : les recueils du dialecte modénais [37]. Dans le même temps que Muratori préparait les dissertations linguistiques, il avait chargé son Gherardi de rassembler des mots de sa terre, sur lesquels il intervint avec des additions et des corrections. Ménage est allégué quelquefois, par exemple à SISS, glosé par Gherardi « sudicciume o urina di cavallo o di bue » ; à quoi Muratori ajouta : « V<edi> Menage alla voce pisciare » (Muratori 1984a : 261). Le renvoi va à Origini, 372-3, où l'on proposait un latin siare > sissiare (mais préférant à la fin l'allemand pissen) : ici, Muratori n'avait rien à redire.

Ménage est encore accepté pour « sgurar, pulire, nettare » de Gherardi ; synthétiquement, Muratori annote « V. Men. » (c'est-à-dire, Origini p.436). Malheureusement, le modénais changea d'avis dans l'édition de 1739 des Antiquitates, col. 1301 (et même dans l'édition de 1751, p.33), en rejetant le juste excurare parce qu'il ne le trouvait pas dans le texte latin cité par Ménage. Tant pis : en ce cas, les soucis du philologue ont prévalu sur l'évidence du linguiste.

Tout à fait différent, mais curieux et (dans un certain sens) amusant, l'emploi d'une locution modénaise qui n'a aucun rapport direct avec un passage ménagien, mais qui sert à se moquer d'une explication un peu « aérienne » des Origini (p.303). Ici l'on traduit l'italien madrina 'levatrice. Lat. obstetrix', sans comprendre et valoriser la définition qui suit, tirée de « l'Antico Vocabolario » (soit le Catholicon de Joannes a Janua, rapporté par Du Cange) : 'quae aliquem de sacro fonte levat, vel in ecclesiam introducit' (c'est-à-dire 'marraine', non 'accoucheuse' comme le croyait Ménage). En discutant l'origine de madrina dans le second Catalogus (col. 1241), Muratori plaisante :

Cela n'a rien à faire avec madrina, en signifiant : « où vas-tu ? tu travailles à la va comme je te pousse » [38]. La boutade parut plutôt excessive au Muratori vieux, qui la remplaça, dans l'édition italienne (p.273) par le neutre « Ma non è al proposito ».

[Suite]


Notes

27. C'est, à mon avis, la limite la plus grave de l'autrement louable travail de Zehnder : qui porte l'auteur à surestimer, par exemple, dans le chapitre VII la quantité des étymologies non latines bien comprises (ou devinées ?). Un seul cas : ardire est catalogué, à la p.50, parmi « les germanismes [...] reconnus comme tels » ; mais les Origini, p.58, donnent audere (justement critiqué par Muratori, cols 1132-3) comme le premier étymon, et seulement vers la fin du lemme, comme fulguration finale, l'allemand hard. Avec une meilleure circonspection procède Leroy-Turcan 1991 : 188-92 et 193-353.

28. Archivio Segreto Estense, Archivi per Materie, Letterati, Cassetta 46/2. Cf. Marri 1988 : 156-7 et 189.

29. Elle revient dans le dictionnaire dialectal de Muratori et Gherardi, dont je traiterai plus loin : « bosma, mistura di semola ed unto pe' tessitori ; dicesi anche del vizio contro natura » (main de Gherardi, sans intervention de Muratori). -- La dissertation XLII, De cognominum origine, à la col. 774 du tome II, transcrit d'un document ferrarais de l'année 973 le nom d'un « Ignezo qui vocatur Imbosemato », sans ajouter d'ultérieures observations étymologiques.

30. Voir DELI, s.v., et, avant, le dictionnaire Tommaseo-Bellini de 1865-79.

31. Dans la traduction de 1751, les deux dernières phrases son abrégées en : « chi lo crederà ? ».

32. Cette étymologie avait été critiquée déjà par Bouhours (cf. la communication de A. McKenna). Comme l'a observé I. Leroy-Turcan (1993 : 213 et note 26), quand les échelles comprennent plus de trois ou quatre formes intermédiaires, « le nombre de formulations tout à fait fantaisistes est plus important ».

33. DELI tire l'italien gergo (ancien gergone) du fr. jargon, prov. gergons, onomatopée pour 'langage des oiseaux'.

34. Dans l'édition italienne, 1751 : 133, il n'y a aucune variation conceptuelle.

35. DEI, s.v. RUGA2, et DELI renvoient au fr. rue et, finalement, au latin ruga 'pli, sillon' (cf. aussi Picoche 1985, s.v. RUE).

36. Je n'ai trouvé qu'une autre citation explicite des Origini, à propos de mantice (col. 1097 ; Ménage 1685 : 310), dont l'étymon grec-latin avancé était rejeté avec justesse.

37. Voir Marri, Gherardi et al. 1984 : notamment 19-27 (para. 4 de l'Introduction).

38. Cf. Muratori 1984a : 111 et la note 61.