Actes des Journées "Dictionnaires électroniques des XVIe-XVIIe s.",
Clermont-Ferrand, 14-15 juin 1996
M.-L. Demonet, "Pour une édition électronique de la Briefve Declaration de Rabelais"

3. Les sources de la Briefve Declaration

Les travaux de Lazare Sainéan, si importants qu'ils aient été dans le domaine, méritent d'être complétés par une étude attentive des sources dictionnairiques possibles[7]. On a bien souvent attribué à Rabelais la création d'un mot français, alors qu'il ne s'agit que d'un banal calque dont on peut trouver des mentions antérieures; ou l'invention d'une définition, alors qu'il ne s'agit que d'une traduction en français d'une définition existant déjà en latin. L'étude du vocabulaire métalinguistique, issu principalement du grec, a montré qu'aucune des définitions considérées n'était originale. Il en est tout autrement des explications données par l'auteur sur les "manières de parler" françaises et italiennes, élément important de la lexicologie contemporaine, particulièrement chez Robert Estienne, mais concentrées chez Rabelais presque exclusivement sur les jurons, les expressions populaires ou scatologiques. Précisément, ce que l'on ne trouvait pas dans les dictionnaires de l'époque. L'édition hypertextuelle fera apparaître ces absences comme indices de la liberté d'écriture à l'intérieur même du genre lexicographique. Les usages particuliers du Quart Livre sont ainsi célébrés par un double de Rabelais, un Alcofrybas ressuscité, comme s'ils devenaient des autorités pour un lexique qui a toutes les apparences du sérieux.

Un exemple de lien hypertextuel peut être donné pour le mot Bacbuc, qui remonte très probablement à la définition de Robert Estienne 1549, elle-même empruntée au Trésor de la langue sainte de Sante Pagnino réédité en 1548 par ce même Robert Estienne, après une première édition en 1525. Pagnino a peut-être lui-même utilisé le De rudimentis hebraicis de Reuchlin (1506)[8]. Or le Dictionarium publié par Robert Estienne en 1531 donne déjà partiellement la définition de Bacbuc pour le mot bouteille. Il serait difficile de vouloir établir la filière entière, puisque dans ce cas précis il faudrait remonter au Livre des Racines de David Kimhi (XIIe siècle), écrit en hébreu. Rabelais pourrait avoir utilisé directement le dictionnaire de Pagnino, mais son emprunt par Robert Estienne avait le mérite d'offrir une entrée latine, puis française, alors que pour utiliser Pagnino il fallait déjà connaître les racines hébraïques. On vérifiera dans l'échantillon ci-joint [à paraître] l'intérêt de la variante graphique bacbuc/bacbouc selon les états du texte, la deuxième graphie ayant le double intérêt de représenter la prononciation hébraïque et d'offrir un rapprochement (inexact) avec le mot français bouteille. Étrangement, ce n'est pas celle qui a été retenue par Rabelais pour le texte de référence du Quart Livre (premier et deuxième tirage de Fezandat 1552): les trois occurrences se lisent sous la forme Bacbuc. L'utilisation par Rabelais des dictionnaires et des lexiques de toute sorte pourrait avoir été beaucoup plus importante qu'on ne l'avait supposé.

Nos recherches sur le vocabulaire savant issu du grec et du latin ont confirmé l'importance du Vocabularium nebrissensis (1511-1541 pour la version française) et des différentes versions du Dictionarium latin de Calepino. Le premier fournirait le modèle des définitions brèves dont un certain nombre ont été reprises par Estienne lui-même, comme l'a montré récemment Margarete Lindemann[9]; le rapport avec Nebrija serait renforcé par le fait que celui-ci avait complété un ouvrage sur les poids et mesures dans la Bible (1511-1512) par une Declaracion de algunas palabras oscuras. Les seconds, concurremment avec Estienne, fourniraient des développements plus savants assortis de références aux auteurs. On sait que Calepino est raillé par Rabelais dans le Gargantua, ce qui n'exclut pas une réutilisation.

Les critiques adressées par Raymond Arveiller et André Tournon reposent sur l'incohérence de certaines définitions sur le plan de la référence et sur le plan de la relation au texte. Or les dictionnaires encyclopédiques utilisés par l'auteur de la Briefve Declaration sont le résultat de compilations qui peuvent s'organiser et se répéter indépendamment d'un quelconque rapport aux textes et à l'usage. Ils donnaient l'état d'un savoir, dans un désordre que masque l'ordre alphabétique. Ainsi se superposent chez Nebrija des définitions très anciennes (et pas toutes périmées) puisées dans les dictionnaires médiévaux dont le Vocabularium nebrissensis se réclame expressément dans sa page de titre: Catholicon, Papias et Hugutius. C'est pourquoi notre édition hypertextuelle remontera jusqu'à ces trois sources majeures de l'encyclopédisme médiéval, en y ajoutant le De Proprietatibus rerum de Bartholomé de Glanville et la source des sources, les Etymologiae d'Isidore de Séville. On pourra vérifier que certaines définitions de la Briefve Declaration sont d'origine isidorienne, ce qui oblige à réviser quelques jugements trop rapides sur la nouveauté de la philologie humaniste. Sans la remettre en question, nous serons sans doute amenés à remettre en évidence l'appropriation du savoir lexicographique médiéval dans un mouvement d'idées qui en revanche offre une place beaucoup plus importante à l'usage des auteurs. Mais la forme parodique de la Briefve Declaration met en évidence l'insuffisance de cette relation au texte dans des répertoires lexicaux qui légifèrent sur la langue indépendamment du discours.

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Notes

7. Sainéan 1922-3.

8. Voir Demonet 1992.

9. Lindemann 1994.